Fantômes
et revenants
Le Trésor du
buttereau
Adapté d'un récit
populaire de Gaspésie et des îles de la Madeleine.
Toutes les côtes du Saint-Laurent
ont été témoins de nombreux naufrages et de navigation
suspecte. En effet, il y avait des pirates autrefois même au Québec
! La tradition orale veut qu'il arrivait que des poursuites ou des tempêtes
empêchent les pirates d'emporter leur butin à bord. Alors,
on enfouissait les trésors sous terre dans un lieu isolé
avec l'idée de revenir le chercher plus tard. Pour garder le trésor,
le capitaine du navire faisait tirer les matelots à la courte paille.
Il tranchait la tête de celui qui était ainsi désigné
et on l'enterrait à côté du coffre pour qu'il veille
à ce que personne ne vienne s'en emparer. Aux îles de la Madeleine,
de nombreuses histoires circulent qui racontent les aventures de plusieurs
téméraires qui tentèrent de s'approprier des trésors
enfouis par les corsaires. Les buttes et les buttereaux sont des collines
sans arbres.
Il était une fois,
un jeune garçon, Étienne Lapierre, qui habitait aux îles
à quelques pas de la mer et qui n'avait peur de rien. Quand il n'allait
pas aider les pêcheurs qui rentraient avec leurs prises au quai,
il allait se promener sur les buttes rondes de l'île du Havre-aux-maisons
et il explorait les petits bois de conifères qui résistaient
au vent furieux de ce pays. Un jour qu'il arpentait une butte en regardant
la mer, il vit venir vers la côte un bateau qu'il ne connaissait
pas. Il n'avait pas l'allure des goélettes de pêche qui vont,
en saison, pêcher le hareng ou le homard.
Étienne regarda le bateau approcher et se
diriger vers une petite baie protégée, cachée par
un buttereau* escarpé. Il alla se cacher derrière un rocher
et attendit. Bientôt, le bateau accosta. Étienne comprit en
voyant les matelots et en les écoutant parler qu'ils n'étaient
pas des pêcheurs des îles ni du Cap Breton mais bien des pirates
!
Il se cacha encore mieux entre deux gros rochers
et observa leurs mouvements. Une chaloupe fut mise à la mer avec
trois marins qui transportaient un gros coffre qui semblait lourd. Les
trois marins accostèrent et Étienne vit qu'ils avaient aussi
une pioche et une pelle avec eux.
Ils escarpèrent* le buttereau* et l'un d'eux
se mit à piocher. Ils piochèrent à tour de rôle
et creusèrent un trou qui semblait bien grand au petit Étienne.
Bien à l'abri dans les rochers, il tressaillait de peur car il avait
compris que ces gens allaient sans doute enfouir le coffre dans la terre
du buttereau* voisin et que sans aucun doute, celui-ci contenait un trésor.
Ah ! Si l'on avait le malheur de le surprendre, il n 'était pas
mieux que mort !
Et la suite confirma ses doutes. Tout d'un coup,
l'un des marins sortit un grand couteau et dans le plus parfait silence,
il trancha le cou de l'autre. La tête, elle, dégringola sur
les rochers abrupts et tomba dans la mer. Aussitôt les deux qui restaient
saisirent le corps sans tête et le déposèrent au fond
du trou avec le coffre. Étienne fut tellement surpris de ce qu'il
vit qu'il resta figé dans l'horreur, seuls les battements de son
cœur témoignaient qu'il était encore en vie. Les deux hommes
remplirent le trou avec de la terre et des cailloux, sans dire un mot.
Puis, quand le buttereau* eut repris son aspect habituel, le plus grand
des deux hommes qui portait un grand chapeau posa sur le monticule une
grosse roche et dit à son compagnon :
- Maintenant, c'est fait. Le trésor est en
sécurité.
- Mais il est bien gardé par un gardien sans
tête, est-ce bien ?
- Sans aucun doute, le diable se chargera de faire
fuir quiconque aurait la hardiesse de creuser ici. Il fera sortir l'homme
sans tête de terre...
Le compagnon frissonna. Le soleil était couché
depuis longtemps et bientôt il ferait nuit. Les deux hommes jetèrent
un dernier coup d'œil à l'endroit où ils avaient enfoui leur
butin et descendirent vers la chaloupe pour repartir vers le bateau. Étienne
entendit distinctement le plus grand, qui devait être le capitaine,
dire :
- Quand le coq labourera et que la poule hersera,
le trésor pourra être levé. Mais pas avant ! et personne
ne pourra rien entreprendre autrement.
- On reviendra dans un an ou deux quand on aura fini
les tournées dans le golfe, répliqua son compagnon.
Et les deux hommes quittèrent le rivage.
Étienne mit du temps avant de reprendre ses
esprits et de sortir de sa cachette. Il faisait nuit noire lorsqu'il rentra
chez lui. Il ne souffla mot à personne de son secret. Il n'oubliait
pas les mots qu'il avaient entendus.
Le temps passa, les saisons se succédèrent
et Étienne allait souvent rôder non loin du buttereau* pour
voir si la terre était remuée et si l'on était venu
lever le trésor. Mais rien ne semblait avoir bougé et la
grosse pierre était toujours à sa place. De temps en temps,
pour ne pas oublier, Étienne répétait : « Quand
le coq labourera et la poule hersera », en attendant son heure.
Dans les villages de pêcheurs de toute l'île
du Havre-aux-maisons, des rumeurs commençaient à circuler
à l'effet que l'on avait vu errer un homme sans tête la nuit
sur le buttereau*. L'effet fut instantané : on ne sortit plus après
le coucher du soleil. Les gens savaient bien ce que ce phénomène
voulait dire : un trésor avait dû être enfoui là
avec son gardien. Et c'était ce pauvre bougre qui, possédé
par le diable, tentait de se dénicher une meilleure sépulture.
Bientôt, toute l'île parlait du fantôme
du buttereau*. Le curé alla en procession avec quelques paroissiens
bénir le lieu maudit, mais l'homme sans tête continua d'errer
au bord des falaises. Étienne tenta à plusieurs reprises
de soulever la grosse pierre sur le buttereau*. Mais on aurait dit qu'elle
avait tripler sa masse : on ne pouvait la bouger. La terre tout autour
était devenue si compacte à cause des pluies et des neiges,
qu'elle était dure comme du ciment, et aucune pioche, aucune pelle
n'auraient pu l'entamer.
Puis, un jour, Étienne qui avait dix-huit
ans décida que le temps était venu d'agir. Il confia son
secret à son frère en qui il avait une confiance absolue.
Et les deux se mirent à l'œuvre.
Ils choisirent d'abord, dans la basse-cour, un coq
et une poule bien grasse. Puis, étant adroits de leurs mains, ils
fabriquèrent une charrue, miniature bien sûr, et une herse
de format réduit. Leur père, qui voyait faire, était
exaspéré par leurs enfantillages.
- Vous feriez mieux d'empiler le foin dans la baraque
au lieu de jouer comme des enfants.
- Vous allez voir, mon père, que nos jeux
vont être utiles, répliqua Étienne.
- Attendez encore un jour et vous aurez une belle
surprise, renchérit son frère.
Enfin, tout fut prêt. Un soir, Étienne
et son frère s'en allèrent en cachette à la dune du
Sud avec le coq, la poule et leur attirail. Ils se rendirent sur la plage,
attelèrent le coq et lui firent labourer un bon petit carré
de sable, ce qu'il fit très bien. Ensuite, ils attelèrent
la poule à la herse et, à son tour, elle hersa la portion
que son compère venait de labourer.
De retour à la maison, ils dirent à
leurs parents :
- Maintenant, venez avec nous. Il est temps d'aller
lever le trésor du buttereau* ?
- Quoi ? fit la mère. Le trésor du
buttereau* ? Vous allez nous faire mourir de peur !
- Avec le corps sans tête qui errait encore
hier au soir ! s'écria le père.
- Le fantôme ne nous fera pas de mal. Nous
en sommes sûrs. Le père et la mère se demandaient si
leurs deux fils n'étaient pas un peu fous mais ils consentirent
à les suivre au buttereau*. Arrivés là, Étienne
commença par enlever la grosse pierre ce qu'il fit sans aucune difficulté.
Puis, ils se mirent tous les deux à creuser la terre meuble et bientôt
ils touchèrent quelque chose de très dur. C'était
le coffre !
La nuit arrivait et les parents redoutaient l'apparition
du corps sans tête ; mais les garçons, trop occupés
par leur tâche, ne s'en souciaient guère.
Ils n'eurent aucun mal à déterrer le
coffre qu'ils transportèrent séance tenante dans leur logis.
Ils allumèrent la lampe et déposèrent leur fardeau
au milieu de la cuisine.
Étienne ouvrit le couvercle. Le coffre était
rempli de pièces d'or et d'argent. Il y avait là une fortune.
Étienne et sa famille n'en croyait pas leurs yeux. Ils ne savaient
pas très bien ce qu'on doit faire quand on est riche. Alors, ils
allèrent se coucher.
Le lendemain matin, au lever, la mère trouva
sur la galerie un squelette sans tête allongé sur le banc.
Un billet auprès de lui disait : « Enterrez-moi au cimetière.
Ma tâche est accomplie. »
La famille Lapierre, qui n'était pas mesquine,
partagea ses biens avec tous les gens de l'île et l'on parla pendant
de longues années encore du fameux trésor du buttereau* qu'Étienne
Lapierre avait réussi à déterrer.
|