Les vieux m'ont conté



Pari entre un cordonnier et sa femme




Un cordonnier exerçait son métier à l'extrémité d'une route de campagne où les passants se faisaient rares. Sa clientèle était donc assez réduite. Cet homme n'était pas marié. Il vivait seul dans ce rang et habitait une hutte bien primitive : trois perches de position oblique se soutenant l'une sur l'autre et reliées au sommet par une hart de coudrier. Quand il faisait beau, il pouvait travailler dans sa cabane. Mais dès qu'il pleuvait, la pluie traversait le toit, et il était obligé de suspendre son travail. Malgré ces ennuis, il ne songeait pas à réparer le toit ni à changer d'habitation.

Une nuit, il rêva par hasard que, dans une paroisse voisine, une vieille fille désirait se marier. À son réveil, il se demanda si son rêve ne pouvait pas cadrer avec la réalité : « Ce serait beaucoup moins ennuyant si j'étais marié. Je vais aller la visiter, la vieille fille. »

Au cours de la même nuit, dans une paroisse voisine, une vieille fille avait fait un rêve identique. Elle avait entrevu un vieux garçon, un cordonnier, qui songeait, comme elle, au mariage. À son réveil, elle se dit : « Moi qui veux me marier depuis si longtemps, ça ferait bien mon affaire de rencontrer ce cordonnier auquel j'ai rêvé cette nuit. Il faut que je le rencontre. »

Le vieux garçon et la vieille fille sont donc partis à la recherche l'un de l'autre, le même matin, des deux coins opposés de la même région. Naturellement, ils finirent par se rencontrer et s'aperçurent qu'ils se connaissaient depuis longtemps. Ils échangèrent d'abord les salutations d'usage :

« Bonjour ma Joséphine !

- Bonjour ! mon beau Joson, lui répondit-elle. Où vas-tu comme ça ?

- J'ai fait un rêve au cours de la nuit dernière. Dans mon rêve, je me dirigeais justement vers ta maison, dans l'idée de te demander en mariage. C'est ce qui m'a poussé à prendre la route, ce matin. Je voulais voir s'il y avait un fond de vérité dans mon rêve.

- Heureuse coïncidence ! reprit Joséphine. Moi aussi, j'ai fait un rêve tout à fait semblable, et c'est justement pour cette raison que j'ai marché jusqu'ici, ce matin ! »

À cette époque, les cérémonies du mariage étaient simplifiées. De nos jours, il faut s'y prendre plusieurs mois à l 'avance avant de pouvoir se marier. Du temps de Joséphine et Joson, c'était beaucoup plus simple. Il suffisait aux futurs mariés de se procurer trois tiges de sarrasin et de les disposer en forme de croix. Ensuite, les deux promis devaient faire trois fois la culbute, et le mariage était scellé. Le diable lui-même n'aurait pas réussi à rompre une telle union. Il y avait, tout près, un champ de sarrasin. C'est ainsi que Joson et Joséphine purent se marier sur place.

« Maintenant dit Joson, il ne reste plus qu'à retourner chez moi. »

Il conduisit donc Joséphine dans sa hutte. Dès son entrée dans cette masure, Joséphine se mit à protester : « C'est ici que tu m'emmènes habiter ? Mais ce n'est pas une maison ?

- Tu n'as pas complètement tort, répondit Joson d'un ton conciliant. Mais, quand il fait beau, on est bien, ici.

- Peut-être. Mais quand il pleut, que se passe-t-il ?

- Bien, vois-tu, quand il pleut, j'arrête de travailler. D'ailleurs, je n'ai pas le temps de réparer cette maison.

- Justement, je voulais te le demander. Est-ce qu'on t'apporte assez d'ouvrage pour t'occuper un peu ?

- Non, le travail est plutôt rare, ici.

Dans ce cas, c'est décidé. On va déménager tout de suite, je connais un endroit où il n'y a pas de cordonnier. Il est situé à la croisée de deux routes. Avec le peu d'argent que j'ai accumulé, on pourra se construire une petite maison. Moi, je suis fileuse et je ferai un peu d'argent avec mon rouet. Toi, tu pourras exercer ton métier de cordonnier et cela nous aidera à gagner notre vie.

Tout cela, c'est bien beau. Mais as-tu assez d'argent pour construire cette maison ?

- J'en ai assez. Mais il faudra se contenter d'une maisonnette capable de nous abriter tous deux. »

Le déménagement fut vite décidé. Ce fut bien simple. Tous les biens de Joson se réduisaient à une alène et à un marteau qu'il mit au fond d'une poche. Son sac sous le bras, il partit avec Joséphine vers le lieu qu'elle avait choisi pour leur nouvelle résidence.

Quand ils furent arrivés à destination, Joson et Joséphine firent construire leur maison. C'était quelque chose de bien modeste : dix pieds de largeur par trente de longueur. Elle était divisée en trois appartements : la boutique du cordonnier en formait la devanture ; au milieu se trouvait la cuisine ; derrière la cuisine, la chambre à coucher. Aucune de ces pièces n'était meublée. Puis Joson s'installa et reprit son métier de cordonnier. À ce carrefour, les passants étaient plus nombreux ; ceux qui avaient des chaussures à faire réparer les lui apportaient.

Un bon jour, Joséphine dit à son mari : « Joson, tu vas aller au village et tu vas emprunter des casseroles. Je veux cuire du pain, aujourd'hui. »

Joson était très timide et ça l'ennuyait beaucoup d'aller emprunter quelque chose.

« Pourquoi emprunter des moules à pain ? demanda-t-il. Ne vaudrait-il pas mieux les acheter tout de suite ?

Je te comprends, mon mari. Mais c'est impossible, car tout l'argent que j'avais a été dépensé pour la construction de la maison. Pour le moment, tout ce qu'on peut faire, c'est d'emprunter ces ustensiles. Il suffira de leur dire qu'on leur rapportera les casseroles dès que notre pain sera cuit.

Moi, Joséphine, je suis trop gêné pour aller emprunter, surtout chez des gens que je ne connais pas, et dans un village où je ne suis pas connu. C'est plutôt toi qui devrais y aller. Une femme, ça parle toujours plus qu'un homme. Et tu seras mieux reçue que moi...

Non, Joson, ne compte pas sur moi. J'ai fait ma part ; j'ai préparé la pâte pour la cuisson. À toi d'aller emprunter les moules !

Je n'ai pas l'intention de commencer une querelle de ménage. Si tu veux, Joséphine, nous allons conclure un marché. Le premier qui parlera ira emprunter les casseroles. Acceptes-tu cette entente ?

Oui. »

Là-dessus, le cordonnier retourne à sa boutique et se met à coudre des hausses de bottes. Dans la cuisine, Joséphine était assise près de son rouet et filait. Pendant qu'ils travaillaient ainsi en silence, un voyageur, tiré par deux beaux chevaux, frappe à leur porte pour demander des renseignements. L'étranger venait de loin. Il ne savait plus quelle route prendre pour ce rendre au village. Il s'adressa d'abord au cordonnier, qui lui turluta le refrain suivant :

Tout en « turluttant », Joson gesticulait avec son marteau et son alène. Mais ces gestes étaient si incohérents que le pauvre voyageur n'était pas plus renseigné et ne savait pas encore quel chemin prendre pour arriver au village.

« Mon cher monsieur. Dit-il au cordonnier, je suis pressé. Il faut que j'arrive à ce village le plus tôt possible. Veuillez donc avoir la bonté de me dire en quelques mots la direction que je dois prendre ! »

Mais Joson reprit son même refrain.

Le pauvre voyageur ne comprenait rien de ce qui se passait. Il se disait : « Je n'ai pourtant pas affaire à un fou. D'autre part, il me semble bien évident qu'il n'est pas tout à fait normal. »

Pendant ce temps, Joséphine filait dans la pièce voisine, le bruit du rouet attira l'attention du voyageur. Il entre dans la cuisine et interroge la fileuse :

« Madame, je viens de m'adresser à votre mari dans sa boutique. Mais je n'arrive pas à avoir de réponse. J'ai pensé qu'il pouvait être sourd, - à moins que son esprit soit quelque peu égaré, - ou distrait. Quoi qu'il en soit, il ne semble pas comprendre ce que je lui demande. Pourtant, c'est simple. Tout ce que je veux savoir, c'est la route qui mène au village voisin. Pour toute réponse, votre mari continue à enfoncer des clous dans la semelle des souliers, et il accompagne ses gestes d'une chanson qui a ni queue ni tête : Ta d'li tam di... Pardonnez-moi si j'interromps votre travail pour vous demander de m'indiquer le chemin à suivre. »

Pour toute réponse, Joséphine chantonna la même ritournelle que son mari. Le voyageur commençait à perdre patience.

« J'en ai assez de ce turluttage, s'écrie-t-il. Ça fait plusieurs fois que je l'entends, et je ne suis pas plus renseigné qu'au début. Ce que je vous demande, c'est un tout petit renseignement. Pour vous, qui habitez au carrefour, c'est si simple de me dire quel chemin je dois prendre pour arriver au prochain village. »

Joséphine se contenta de reprendre son Ta d'li tam...

Le voyageur se mit à réfléchir : « Ce ne sont pas des fous, se dit-il, parce que deux fous ne peuvent pas demeurer ensemble et trouver le moyen de vivre. Si je comprends bien, je suis plutôt la victime d'une sorte de conspiration entre ces deux époux. » Pour briser cette conspiration, il eut recours à un stratagème. Il prit Joséphine par le bras et l'emmena avec lui dans la chambre à coucher. De sa boutique, le cordonnier feignait de clouer des semelles et de coudre des jambes de bottes, mais il écoutait attentivement le voyageur. Quand il s'aperçut que l'intrus se dirigeait avec sa femme du côté de la chambre à coucher, il s'avança vers la cuisine en criant au voyageur qu'est-ce que tu vas faire avec ma femme dans ma chambre à coucher ? »

Joséphine se mit à rire : « Pauvre Joson, dit-elle à son mari, te voilà bien attrapé. C'est donc toi qui iras emprunter les casseroles au village. Tu es bien chanceux. Voici un voyageur qui se rend directement au village. Tu n'as qu'à monter avec lui. Quant à vous, Monsieur, vous n'avez qu'à tourner à droite. Vous trouverez le village à un mille d'ici. »