Le fou de la poule caille



Autrefois, à la campagne, dans un village éloigné et très pauvre, vivait misérablement un vieux forgeron. Dans ce coin de terre, on trouvait d’anciennes forges pourvues de gros soufflets. Le forgeron possédait un vieil atelier dont l’activité dépendait d’un gros soufflet de cuir.

Cet artisan avait trois garçons. Le plus jeune, nommé Ti-Jean, était simple d’esprit. Il occupait tout son temps à garder une vache qu’il menait, chaque jour, au pâturage. Le matin, il partait avec sa vache, la faisait paître le long du chemin et s’en revenait, le soir, à la maison. Parce qu’il n’avait pas de vêtements à sa taille, sa mère lui avait confectionné une petite jupe qu’il portait lorsqu’il sortait de la maison. Le soir, quand il arrivait de son travail, il l’enlevait et s’amusait à jouer dans la cendre, devant le poêle. Il semblait fou, le gamin !

Une journée, le vieux père de Ti-Jean aperçoit un trou dans son soufflet de forge. « Ah bien ! dit-il, nous voilà dans de beaux draps ! »

Le plus vieux des garçons propose à son père de le tirer d’embarras : « Papa, dit-il, si j’allais gagner ma vie en dehors d’ici... Je pourrais accumuler de l’argent et vous en envoyer un peu pour réparer votre soufflet de forge.

- Ton plan est intéressant, s’exclame le vieux père. »

La mère lui prépare donc un petit sac de galettes qu’il apporte avec lui en voyage. Il marche toute la journée. Le soir, il arrive devant une auberge près d’une rivière que traversait un pont. Il demande à l’hôtelier un abri pour la nuit. L’hôtelier accepte. Cependant, le garçon l’avertit qu’il n’a pas d’argent pour le payer et qu’il est en quête d’un emploi.

- « Je coucherai par terre, dit-il. Et j’ai des galettes pour me nourrir.

- Entendu ! »

Le jeune voyageur couche donc à l’hôtel. Le lendemain matin, quand il s’apprête à repartir, l’hôtelier lui demande où il va.

- « En ville, lui répond le jeune homme. Je veux me trouver un emploi ! »

L’hôtelier avait le devoir de ne laisser entrer personne dans la ville, car aucun emploi n’était disponible. Il demande donc au garçon de choisir entre deux alternatives :

« Préfères-tu continuer ta route ou rebrousser chemin ? Si tu retournes chez toi, je te donne cinq dollars. »

Le jeune homme songe à la proposition et décide de s’en retourner chez lui. L’hôtelier lui donne la somme en question et le voyageur reprend sa route.

Le même soir, il arrive chez lui avec cinq dollars dans ses poches. Il raconte son aventure à son père. Le deuxième fils décide à son tour de partir : « Peut-être que je reviendrai avec de l’argent, mois aussi. »

Il suit le même trajet que son frère, couche à la même auberge. L’hôtelier lui donne la même somme d’argent et le jeune homme revient à la maison.

Le plus jeune décide enfin de partir : « Moi, se dit-il, je suis un vrai voyageur ! Je ne rebrousserai pas chemin pour cinq dollars. »

Le père veut bien le laisser partir, mais sa femme s’y objecte : « Que deviendra-t-il ? il va probablement se faire maltraiter ! »

- Ah ! il saura bien se défendre, répond le vieux père. Effronté et polisson comme il est, il ne se laissera pas faire ! »

Le troisième fils part donc, apportant avec lui ses petites culottes et un sac de galettes. Chemin faisant, il criait : « Je suis un voyageur : je ne ferai pas comme mes frères, qui ont rebroussé chemin après avoir reçu cinq dollars ! »

Il arrive au même hôtel que ses frères. En l’apercevant, l’hôtelier se demande s’il n’est pas le frère des deux autres : « As-tu des parents ? lui demande-t-il ?

- J’ai deux frères qui doivent être arrêtés ici, auparavant. Ils ont marché toute la
journée ; le lendemain, ils sont revenus à la maison avec cinq dollars.

- C’est bien ici qu’ils sont venus. As-tu des provisions, toi ?

J’ai des galettes, mais je les garde pour demain. Donnez-moi à souper, ce soir, demain matin, vous me ferez à déjeuner. Je continuerai ma route et mangerai mes galettes en chemin »

L’hôtelier a peur que ce garnement ne lui cause des ennuis, Il lui donne d’abord un bon souper et le loge pour la nuit. Le lendemain matin, il renouvelle son offre : « Si je te donne cinq dollars, tu rebrousseras chemin, toi aussi, j’espère ?

- Non ! lui dit Ti-Jean. Je ne reviendrai certes pas sur mes pas pour ce montant d’argent.

- Eh bien ! tu peux t’attende à rencontrer des difficultés en ville.

- Soyez sans crainte. Tout ira bien ! »

Avant que Ti-Jean ne reprenne la route, l’hôtelier lui montre une petite boîte. « Peux-tu deviner ce qu’il y a dedans ? demande-t-il à Ti-Jean.

- Je ne sais pas du tout. »

L’hôtelier ouvre la boîte. Elle renfermait un poil de fourmi. Il lui en fait cadeau et l’avertit de ses pouvoirs magiques : « Tu n’auras qu’à te frotter ce poil sous le nez et formuler n’importe quel voeu. Tu peux devenir intelligent, riche... tout ce que tu désires, en somme ! »

Ti-Jean empoche le présent et traverse le pont. Chemin faisant, il songe en lui-même : « Cette petite boîte me sera peut-être inutile. » Il décide de vérifier sa vertu magique. Il prend le poil de fourmi, s’en chatouille le dessous du nez et souhaite devenir intelligent. Instantanément, Ti-Jean se sent transformé. Mais il préférait revenir à son état naturel. Il souhaite donc redevenir fou.

Ti-Jean arrive à la ville. Pas aussi fou qu’on le pense, il sait repérer les plus belles maisons. Par hasard, il choisit celle du roi. En arrivant à la porte du palais royal, Ti-Jean s’informe de la possibilité d’avoir un emploi. Mais un valet l’arrête : « Tu n’as pas le droit d’entrer ici, lui dit-il. Tu es chez le roi.

- Ca m’est égal : chez le roi ou non, je veux travailler !

- Attends, je vais aller parler au souverain. » Le valet se présente devant le roi et lui parle de Ti-Jean :

« Il y a un pauvre fou à la porte du château. Il cherche un emploi.

- Quel genre de travail peut-il faire ?

- Il n’as pas précisé. À vrai dire, il paraît assez fou.

- Faites-le entrer ! »

Ti-Jean se présente devant le roi. « Quel genre de travail veux-tu faire, lui demande le monarque.

- Je ne sais pas.

- À quel travail t’occupais-tu lorsque tu demeurais chez toi ?

- Nous avions une vache. Tous les matins, je la menais paître le long du chemin. Lorsqu’elle avait bien mangé, qu’elle avait un gros ventre, je rentrais à la maison.

- Dans ma ferme, dit le roi, j’ai quatorze vaches et un bœuf. Pourrais-tu veiller sur ce troupeau ?

- Peu importe le nombre, répondit Ti-Jean. Je saurai bien les garder. »

Le valet conseille au roi de ne pas employer Ti-Jean comme vacher. Mais le roi décide en faveur de Ti-Jean : « Ti-Jean peut devenir très bon vacher : il va aimer son troupeau et en prendra bien soin. Et puis sa tâche est facile : le matin, mener les vaches au pâturage, et les ramener le soir. »

Le roi regarde Ti-Jean et lui dit : « On va essayer tes talents de vacher. »

On conduit le gamin à la cuisine. Ti-Jean n’avait pas perdu sa manie de jouer dans la cendre. Il ramassait la cendre à poignée et en répandait partout. Les servantes vont s’en plaindre au roi : « Votre nouvel employé est un vaurien. Venez voir ce qu’il fait. On dirait un vrai rat plein de poussière. »

Le roi approuve leurs plaintes mais ajoute qu’il faudra endurer Ti-Jean : « C’est un pauvre misérable ; si je le congédie, où ira-t-il ? Ne vous occupez pas de lui, et laissez-le faire. Demain matin, il ira garder son troupeau. »

Le lendemain, le roi offre à Ti-Jean de l’accompagner pour lui montrer le champ de pâturage des vaches. Ils conduisent le troupeau dans une allée. Mais le roi le met en garde conte le voisin, un géant, qui surveille son propre champ.

- « Fais-y attention, c’est un géant !

- Qu’est-ce que c’est, un géant ? demande Ti-Jean.

C’est un homme de taille énorme et doué d’une force extraordinaire. Si tu ne surveilles pas bien les vaches, il ouvrira une brèche dans la clôture. Comme l’herbe est plus abondante sur sa propriété, les vaches traverseront dans son pâturage. Et le géant ne les laissera plus revenir.

- Ces vaches ne lui appartiennent pourtant pas ?

- Non ! mais il les gardera quand même.

- Soyez sans crainte, sire le roi, votre troupeau sera bien gardé ! »

Le roi s’en fut au château ; Ti-Jean, lui se coucha à l’ombre d’un arbre. La première journée se déroula sans incident. Le lendemain matin, vers dix heures, Ti-Jean ramène ses vaches au pâturage. Pendant que son troupeau mange paisiblement, il s’étend sous un arbre et s’assoupit ! Tout à coup, Ti-Jean se réveille : le géant avait ouvert la clôture et les quatorze vaches avaient déguerpi...

Le géant avait saisi le bœuf par la queue et l’avait chargé sur ses épaules pour le transporter chez lui. Ti-Jean se lève : « Holà ! Arrête un peu. C’est mon bœuf, ça ! Lâche-le. »

Le géant le regarde du coin de l’œil mais fait la sourde oreille.

- « Es-tu sourd ? lui demande l’employé du roi. »

Ti-Jean prend son poil de fourmi, s’en chatouille le dessous du nez et souhaite devenir sept fois plus fort que le géant... Puis il empoigne le bœuf par les cornes, pendant que le géant le tenait par la queue... La queue casse, évidemment ! Il en résulte une dispute entre les deux adversaires.

Ti-Jean tue le géant et le culbute dans un fossé tout près de là. Puis il revient dans son pâturage mais laisse paître ses vaches dans le beau trèfle du voisin. Désormais, il ne redoutera plus le géant.

Plus tard, dans la journée. Ti-Jean se met à réfléchir :« Le géant ne vivait peut-être pas tout seul. Je m’en vais aller vérifier ». Il va donc faire le tour des bâtisses et inspecte la maison. Une maison immense, naturellement, pour abriter un tel monstre !

Puis il se rend à l’écurie. Il y trouve un beau petit cheval blanc. Or, ce petit cheval avait le don de la parole.

- « Tu es fou, toi ? demande-t-il au visiteur.

- Comment ? Mais tu parles, toi ?

- Tu le vois bien !

- Chez moi, tout le monde m’appelait le Fou.

- As-tu un autre nom ?

- Je me nomme Ti-Jean : mais, la plupart du temps, on m’appelle le Fou.

- Tu as tué mon maître, hein ? lui demande le petit cheval.

- Qui te l’a appris ?

- Je sais que tu l’as tué. Désormais, tu devras prendre soin de moi. Viens me voir tous les jours.

- Tu es sûr qu’il n’y a pas d’autres géants qui vivent ici ?

- Oui, je suis tout seul !

- Je viendrai te voir, alors. »

Ti-Jean continua à exercer son emploi. À force de manger dans le trèfle, les vaches engraissaient considérablement et augmentaient leur quantité de lait. Le roi était très content de son vacher et se félicitait d’avoir un homme aussi consciencieux pour garder son troupeau.