Frontière de chair

 

1992

Kiki Smith
Sueño

1992

 

Dans un siècle marqué par la question de l'individualité, il n'est pas étonnant que le corps soit devenu un enjeu artistique majeur.

Délimitation physique de l'individu mais surtout lieu privilégié d'expériences sensorielles et affectives, le corps permet l'exploration de la frontière entre privé et public et la manifestation d'une multitude de résonances intérieures.

 

Alors que le corps a surtout servi, depuis la Grèce antique, comme modèle d'un idéal d'harmonie, il est utilisé par les artistes, à partir du 20e siècle, comme repère de la singularité, comme espace équivoque.

À la fin du siècle, la question de la norme s'est considérablement élargie, et chacun sait dorénavant qu'elle n'est qu'une construction sociale : fondamentalement, il n'existe plus rien de tel que la normalité, et c'est à travers le corps que s'exprime cet isolement profond de l'individu.

Presque abstraite, la sculpture de Robert Roussil (1965) emprunte au corps son caractère organique. Ses formes évoquent la stature humaine, le mouvement du corps et sa facture convoque le toucher.

 

 

C'est au cours des années 1970 toutefois que le corps, celui de l'artiste ou du spectateur, prendra de plus en plus d'importance à travers les pratiques de l'installation et de la performance. Cet intérêt culminera, la décennie suivante, dans une investigation, à la fois allégorique et charnelle, du corps comme espace de passions, de plaisirs et de souffrances.

Le travail de l'artiste américaine Kiki Smith est éloquent à cet égard. Sueño (1992) présente un corps dépouillé de sa peau, un écorché comme ceux dont se servaient les élèves de l'Académie des beaux-arts pour étudier l'anatomie. Le personnage a toutefois perdu son caractère scientifique : mis à vif et recroquevillé, sa peau-frontière disparue laisse voir la souffrance intérieure de l'être.

 


Robert Roussil

Sans titre

1965


C'est également un écorché qu'a produit Mark Prent, mais avec cette différence qu'il s'écorche sans fin. Les têtes gigognes que sa sculpture contient se déploient comme autant de personnalités distinctes et simultanées à l'intérieur d'un même être.

Jana Sterbak a elle aussi abondamment travaillé le corps, le fragmentant, voire l'éviscérant pour donner une forme très matérielle à des tensions intérieures. Desire (1988) explore toujours ce rapport privé/public, mais cette fois c'est d'un point de vue extérieur que Sterbak le considère.

 


Mark Prent

Heads
1988 – 1989

 

Le désir qui, fondamentalement, anime le corps et l'être de l'intérieur, est ici confronté à son encadrement dans la sphère sociale. La mousseline brodée de caractères gothiques rappelle un voile de mariée et appelle du coup toute une réflexion sur l'expression socialisée du désir et la pression du social sur nos désirs les plus profonds.

Jana Sterbak
Desire
1988

A.M.N.