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Philippe-Antoine Bérubé


C'est grâce à l'ardeur et au dévouement des missionnaires-colonisateurs que plusieurs villages de langue française de la Saskatchewan ont vu le jour. L'un d'eux, l'abbé Philippe-Antoine Bérubé, a réussi à lui seul à attirer plusieurs centaines de familles dans l'Ouest. Toutefois, sa brève carrière en Saskatchewan a été une succession ininterrompue de disputes de clocher, de récriminations, d'incidents cocasses et de controverses.

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Philippe-Antoine Bérubé (Archives de la Saskatchewan) 22.6 Kb

L'abbé Bérubé naît, grandit, devient prêtre et exerce le ministère dans le diocèse de Rimouski, au Québec. On le retrouve ensuite dans l'état du Wisconsin où il passe cinq ans. Puis, il offre ses services à Mgr Pascal, de Prince-Albert. Philippe-Antoine Bérubé «n'était pas le premier venu. C'était, au contraire, un homme capable et plus instruit que la moyenne de ses pairs, un lutteur à l'esprit alerte et au coeur de lion. De plus, il connaissait sa force et n'en faisait pas mystère.»1

L'évêque de Prince-Albert saisit l'occasion qui s'offre et le nomme procureur diocésain et missionnaire-colonisateur pour le nord de la province. L'abbé Bérubé arrive à Vonda le 17 septembre 1907: ce sera son quartier général. Il fait ériger de suite une chapelle d'environ 40 pieds sur 26, avec une tour et un clocher. En attendant la construction d'un presbytère, l'agent des terres, un certain M. Lerew (c'est bien sûr Leroux à la sauce anglaise), lui offre une chambre où loger tandis que l'hôtelier se charge de lui servir ses repas.

L'hiver se passe sans histoire. L'abbé Bérubé s'occupe à préparer le terrain en faisant paraître plusieurs articles dans les journaux du Québec. À l'été de 1908, il entreprend une longue tournée de recrutement dans les vieilles paroisses du Bas-Canada et il revient en août avec au moins 80 colons; un bon nombre d'autres suivent durant l'automne. En tout, environ 150 nouveaux arrivants se prennent un homestead ou achètent une terre. C'est suffisant pour faire basculer le rapport des forces en faveur du clan français à Vonda.

Mais pour une raison ou pour une autre, l'agent des terres Lerew s'abouche avec d'autres mécontents pour mener une cabale contre l'abbé Bérubé. Ils parviennent à réunir une trentaine de signatures sur un document priant l'administration du diocèse de muter ce prêtre dont la qualité la plus marquante – avouons-le – n'est ni la finesse, ni la souplesse, ni la réserve. La crise est écartée quand 125 paroissiens signent «avec empressement une déclaration de pleine et entière confiance dans leur curé fondateur et leur désir de le conserver à leur tête.»2 L'incident ne va pas plus loin, mais il est certain qu'il en restera toujours quelque chose.

Rien ne vient troubler la délicate paix durant l'année suivante. Comme l'église n'a pas encore de cloche, les paroissiens se cotisent et quelques grandes personnalités françaises de la province y vont également de leur contribution. L'abbé Bérubé lance alors un appel à la population de langue française en vue d'une réunion à Vonda pour créer une fédération des sociétés Saint-Jean-Baptiste déjà formées un peu partout dans la province. Le congrès doit coïncider avec la cérémonie de la bénédiction de la cloche. C'est à vrai dire le premier congrès des Canadiens français de la Saskatchewan et la gloire de l'organisation en revient toute entière à l'abbé Bérubé.

Ce dernier a entre temps continué à faire paraître ses articles dans les journaux du Québec. Dans le but évident d'émousser quelques-uns des arguments militant contre la venue des franco-catholiques dans l'Ouest, il y soutient que la loi scolaire dans les nouvelles provinces de la Saskatchewan et de l'Alberta est acceptable et même satisfaisante pour la population catholique.

Or, Mgr Langevin, archevêque de Saint-Boniface, a toujours posé en principe que l'élément franco-catholique a été trahi par la constitution des deux nouvelles provinces et que les lois scolaires n'accordent à cet élément aucune garantie valable.

Après la bénédiction de la cloche et l'ouverture du congrès, l'abbé Bérubé prend donc la parole pour accueillir les délégués et exposer le but de la réunion. Il choisit ce moment pour réitérer sa position qui, d'ailleurs, a d'incontestables éléments de vérité: le gouvernement central – c'est-à-dire les Libéraux sous Laurier... et Bérubé est un Libéral pure laine – est allé aussi loin que possible pour garantir les droits scolaires; c'est au gouvernement provincial qu'il appartient de déterminer les heures et les conditions de l'enseignement du français et de la religion. Se tournant alors vers le procureur général Alphonse Turgeon présent à ses côtés, il le somme d'offrir sur-le-champ à l'assemblée une déclaration de principe claire et franche sur ce point. Il fustige ensuite les ministres et les hauts personnages qui n'ont pas le courage de leurs convictions.

Piqué au vif, l'honorable Turgeon se lève pour lui répondre, avance quelques arguments, attaque pour mieux se défendre, se répand en flots de paroles, tout ça bien sûr pour en dire le moins possible! À la fin, il prétexte le départ de son train pour s'éclipser en douceur. Nul besoin de dire que le clou de la réunion est cette passe d'armes entre Bérubé et Turgeon.

Quelque temps plus tard, dans un autre de ses articles, l'abbé Bérubé pousse l'audace jusqu'à prétendre que les missions indiennes et du Grand Nord sont maintenant fermement établies, qu'elles ne manquent de rien et qu'il est impérieux de consacrer désormais à la colonisation française dans l'Ouest tous les fonds et tout le personnel qui prenait jusque là la direction du Nord. La réaction ne se fait pas attendre!

Les protestations fusent de toutes parts. Les prêtres séculiers du diocèse de Prince-Albert, assemblés à l'occasion de leur retraite annuelle jugent nécessaire, «pour sauvegarder leur honneur et dégager leur responsabilité personnelle, de protester contre les écrits et les paroles d'un prêtre nouvellement arrivé».3 Ils ne sont pas et ne peuvent pas être satisfaits des lois sur l'enseignement, non plus qu'ils acceptent de détourner les offrandes aux missions du Nord pour les besoins des jeunes paroisses du Sud. Ils tiennent à ce que la colonisation «se fasse par des procédés honnêtes; l'Ouest canadien offre assez d'avantages sans qu'il soit nécessaire d'attirer les gens par des promesses irréalisables»4 ni qu'elle «soit l'occasion de spéculations éhontées.»5

Quelques semaines plus tard, Mgr Adélard Langevin prend lui aussi la plume pour protester contre «les écrits si regrettables de Monsieur l'abbé Bérubé.»6 Quant à Mgr Albert Pascal, il interdit à un journal catholique de publier quoi que ce soit «provenant de la source en question, sans (son) approbation épiscopale.»7 Les prêtres séculiers du diocèse de Saint-Boniface croient bon, eux aussi, de signer une lettre collective pour réprouver «les agissements de celui qui n'a aucune mission pour parler et écrire comme il le fait.»8

Un tel tollé de protestations en aurait abattu bien d'autres. Mais l'abbé Bérubé reprend le collier. Il organise une tournée de conférences au Québec et en Nouvelle-Angleterre. «Vers la mi-avril 1910, il arrivait dans l'Ouest à la tête de cinq ou six cents émigrants canadiens-français recueillis surtout aux États-Unis. Cette foule remplissait tout un train. Elle fut reçue à Prince-Albert au son des cloches de la cathédrale.»9

Le missionnaire-colonisateur veut diriger les colons vers la rivière Coquille, près du site actuel de Debden. La troupe part en train jusqu'à Shellbrook; là, on charge les provisions de bouche, les meubles, les outils et les instruments aratoires dans les chariots et on se met en route. Mais l'abbé Bérubé ne connaît pas du tout la région – ni la nature de son sol, d'ailleurs – et il embauche un guide pour mener tout son monde à bon port. Le guide suit inexplicablement une vieille piste sinueuse et toute défoncée alors qu'une bonne route passant tout près de là aurait mené droit au but. La première journée, tout va bien; on commence à entendre des grognements quand le guide se «trompe» de piste le jour suivant. Quelques-uns affirmeront plus tard que le guide était à la solde des entrepreneurs en construction de Prince-Albert qui avaient besoin de main d'oeuvre et qui voulaient encourager la troupe à revenir en ville. Quoi qu'il en soit, une bonne partie du groupe rebrousse chemin; quelques-uns vont aboutir à Albertville et Henribourg, d'autres à Arborfield. Le reste continue mais comme les plus mécontents parlent de pendre le pauvre abbé haut et court, ce dernier croit plus sage de filer à l'anglaise.

Malgré les ennuis, l'abbé Bérubé continue son oeuvre. Lorsque les Franco-Canadiens se réunissent à Duck Lake en février 1912 pour mettre sur pied un groupement provincial qui deviendra l'Association Catholique Franco-Canadienne de la Saskatchewan, il fait partie de l'estrade d'honneur. Mgr Oliver-Elzéar Mathieu, qui vient tout juste d'être nommé évêque de Régina, est aussi du nombre. Toutefois, ses vues sur la loyauté que les Canadiens français doivent à la Couronne britannique n'ont pas l'heur de plaire à tout le monde. Dans son discours, il remercie «l'Angleterre de sa générosité envers cette minorité à laquelle elle avait laissé sa langue et sa foi.»10 C'est faire fi de certaines réalités historiques, et l'auditoire grommelle. L'abbé Bérubé confie à ses voisins: «Si je n'étais pas prêtre, je sortirais!»11

L'affaire prend une tournure plus sérieuse quand, vers six heures du soir, après un violent discours de Louis Schmidt, Mgr Mathieu se lève et annonce à l'assemblée qu'il croit préférable d'ajourner le congrès à l'année suivante, car on ne fait pas preuve d'assez de sagesse dans les discussions. Mais les délégués sont là pour trois jours et ils n'entendent pas partir si tôt; des grondements s'élèvent d'un peu partout. L'abbé Bérubé, dans un mouvement d'impétuosité, se lève et harangue l'assemblée pendant une bonne heure, parlant surtout de la nécessité d'avoir des pensionnats mené par des religieuses. Il termine en disant que s'il était évêque, il enverrait un prêtre au Québec pour y convaincre des communautés religieuses de venir établir des maisons en Saskatchewan.

Mgr Mathieu commet l'erreur de vouloir se moquer de lui en disant que ce prêtre devrait être l'abbé qui vient de parler, car avec «le charme qui le caractérise, il aura de nombreux succès auprès des religieuses du Québec.»12 C'est loin d'être un commentaire charitable, car le pauvre abbé Bérubé est franchement laid. Mais celui-ci relève le gant, prend la parole à nouveau et raconte qu'il tente depuis de longues années de persuader des religieuses de venir s'établir en Saskatchewan et qu'elles ont toujours refusé. Or, l'an dernier, Mgr Mathieu est allé rendre une courte visite aux religieuses et maintenant, elles se déclarent prêtes à venir immédiatement. «Je vous laisse à vous-même le soin de rendre un jugement, conclut-il; quels sont les charmes qui ont eu le plus de puissance chez les religieuses? Ceux de Monseigneur que les religieuses sont prêtes à suivre au bout du monde ou ceux du pauvre curé de Vonda qui n'avait même pas pu réussir à leur faire étudier sérieusement la question?»13 Toute la salle, déjà mécontente de l'intervention inopportune de l'évêque, s'esclaffe; le monseigneur sent qu'il a perdu la partie et, prudemment, se tait.

L'abbé Philippe-Antoine Bérubé meurt un an plus tard, le 17 avril 1913. Il a exprimé le désir d'être inhumé dans son village natal et les gens de Vonda, après le service funèbre, accompagnent à la gare la dépouille mortelle de leur premier curé. Son nom a plus tard été donné à un lac de la région de Debden.

(citations: 1 Gabriel Morice, Histoire de l'église catholique dans l'Ouest canadien, chez l'auteur, Winnipeg, 1928, Vol. IV, p. 73; 2 Codex historicus, St-Philippe-de-Néri, aux Archives provinciales; 3 à 8 Les Cloches de Saint-Boniface, Vol. VIII, no. 16, pp. 197-202; 9 Morice, op. cit., p. 74; 10 à 13 Raymond Denis, Mes Mémoires, manuscrit aux Archives provinciales, p. 55 à 57)

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