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Clément Bézaire


Le sol vierge des Prairies était extraordinairement fertile et les premières récoltes de blé ont dépassé 80 minots à l'acre par endroits. Mais avant de mettre en terre les premières semences de blé, il fallait d'abord casser la couche résistante des racines enchevêtrées des herbes de la prairie et ameublir ces labours grossiers avec une herse à disques. C'était un travail pénible et lent. Puisque la terre ne rapportait encore rien, le colon moins fortuné se mettait en quête d'un emploi lorsqu'il n'était pas occupé au cassage. C'est ce qu'explique un pionnier de la région de Tessier, M. Clément Bézaire, dans des notes écrites au dos d'un calendrier et retrouvées après son décès.

«Je suis parti de Windsor, en Ontario, le 4 avril 1904 à l'âge de 20 ans. Je n'avais encore jamais pris le train. Nous nous sommes mis en route à 11 heures du soir, sous une pluie battante. Le jour suivant, à North Bay, il y avait une tempête de neige et nous avons été reçus à Winnipeg le troisième jour par la température la plus froide que j'avais jusqu'alors connue. Le lendemain, nous étions retenus à Régina par les inondations qui avaient emporté la ligne de chemin de fer à Qu'Appelle et le pont du Canadien Pacifique à Saskatoon. Il a fallu attendre là une dizaine de jours. Nous étions nourris aux frais du Canadien Pacifique, mais forcés de dormir sur le plancher de la gare, dans une écurie ou dans des wagons de chemin de fer. Nous sommes enfin arrivés à Saskatoon.

«Une quinzaine d'entre nous ont alors acheté une grande tente qui devait servir d'abri pendant notre excursion pour trouver de bonnes terres. Nous nous sommes rendus jusqu'à Rosetown, avant de revenir à l'endroit où s'élèvent aujourd'hui les villages de Harris et de Tessier. Les arpenteurs n'avaient pas encore terminé leur travail et nous nous sommes donc installés comme squatters, déplaçant quelques mottes de tourbe ici et là pour indiquer que les lots avaient bel et bien déjà été pris.

«J'ai été obligé de travailler comme homme à gages. Avec mon salaire de 20 $ par mois, j'ai payé quelqu'un pour casser quelques acres sur ma terre. Avec la tourbe, je me suis construit une cabane. Je travaillais dans une équipe de battage à 1,50 $ par jour, de 5 heures du matin à 11 heures du soir; les fermiers mettaient le feu à leurs meules de foin pour faire un peu de lumière afin qu'on puisse travailler le plus tard possible. En deux semaines, le travail était terminé.

«Ensuite, j'ai travaillé deux mois et demi dans une équipe d'arpenteurs, à partir du 15 septembre. Nous avons couvert à peu près 100 milles au sud-ouest de ma terre, dans la région de Dinsmore. C'est durant ce temps-là que j'ai vu mon premier feu de prairie. À peu près toute l'équipe était là pour empêcher le feu de détruire les tentes; seul l'abri des provisions a passé au feu. Nous avons travaillé encore deux semaines avant d'apprendre que l'arpenteur était en faillite: il ne nous a versé que le quart du salaire dû. Heureusement que le gouvernement fédéral m'a remboursé la différence, 65,85 $, le 1er juillet 1905.

«Mon travail suivant consistait à faire le train et à aller chercher du bois de chauffage à 15 ou 20 milles, par des froids de 35 et 40° sous zéro; tout ça pour 7 $ par mois!

«Le 1er mars 1905, je suis parti pour mon homestead avec une paire de boeufs; j'ai cassé 40 acres puis je me suis mis à la recherche d'un autre emploi. Je suis allé à Saskatoon et pendant une semaine, j'ai cassé de la pierre avant de travailler un jour et demi dans une briquetterie; après ça, j'ai eu de la peine à bouger pendant une bonne semaine. Ensuite, je suis parti pour Allan et Dundurn, où j'ai fait les battages pendant deux mois. Comme j'avais peur que l'entrée de mon homestead soit annulée, j'y suis alors retourné à toute vitesse.

«J'ai donc travaillé à casser de la terre et je me suis occupé à d'autres travaux de ferme jusqu'en novembre 1906 alors que je suis parti pour un camp de bûcherons à 35 milles au nord de Prince-Albert... l'hiver le plus froid que j'ai jamais connu! Mais quelques jours avant Noël, j'ai eu la chance d'être engagé comme cuisinier du camp jusqu'à la fin de la saison, le 17 mars 1907. Un matin de février, le contremaître est venu dire à ses hommes de ne pas s'aventurer à l'extérieur, parce qu'il faisait 68° sous zéro; au cours des jours suivants, la température est tombée à 72° sous zéro mais elle s'est adoucie quelques jours plus tard.

«Nous avons semé très tard cette année-là. En mai, il fallait encore se servir d'une pioche pour casser des blocs de glace dans les champs. Malheureusement, le froid a complètement détruit la récolte à l'automne. J'ai vendu ma paire de boeufs pour acheter un attelage de chevaux.»

Clément Joseph Bézaire faisait partie d'un important contingent de colons de langue française, qui comprenait entre autres son frère Raymond et les familles Pajot, Ringuette, St-Pierre, Fortin, Sureau dit Blondin, Giguère, Lalonde, Payment et Renaud. Les nouveaux arrivants s'installent aux abords d'un grand lac situé sur le chemin habituel de migration des oies et des canards sauvages et donc appelé Goose Lake. Après la construction d'une ligne de chemin de fer en direction de Rosetown en 1908, la région accueille d'autres colons de langue française. Ils fondent l'arrondissement scolaire Bouillon et la paroisse de Notre-Dame-du-Bon-Conseil. Clément Bézaire est l'un des premiers commissaires du district scolaire et il sert aussi comme syndic de la paroisse.

Clément fait équipe avec son frère Raymond. Lorsque ce dernier retourne dans l'Est avec son épouse en 1913, Clément le rejoint à Windsor cet automne-là. Il reprend la route de l'Ouest le printemps suivant, en compagnie de sa jeune épouse. Le couple s'installe sur la ferme de Clément, agrandie par l'achat des terres de Raymond. Ils auront six enfants, et les trois filles prendront l'habit de la congrégation des Soeurs Grises de Montréal.

Clément Bézaire était un fervent disciple de saint Hubert. En 1924, l'année où les lièvres furent particulièrement nombreux, il en abattit 40 en une seule matinée. Cet automne-là, les nuées de canards étaient si denses qu'on était sûr d'en frapper plusieurs quand on «tirait dans l'tas», comfortablement assis dans sa voiture. Il affirme même qu'il n'était pas nécessaire d'aller chercher les canards, car plusieurs tombaient directement sur le siège arrière de sa vieille Ford!

Clément Bézaire passa toute sa vie sur ses terres au sud-est du village de Harris. Il mourut le 14 septembre 1967.

(citations: dossier Bézaire aux Archives provinciales; renseignements: Tales & Trails of Tessier, Tessier Celebrate Saskatchewan Book Committee, Rosetown 1982, pp. 146-147)

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