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Émile BurnayLa grande vague d'immigration du début du siècle jeta pêle-mêle sur les terres agricoles de la Saskatchewan des colons venus de l'Est du Canada, des États-Unis et de la plupart des pays de l'Europe. Quelques-uns possédaient les quelques milliers de dollars indispensables pour se lancer d'emblée dans la culture du blé à grande échelle. Mais le plus grand nombre, après avoir payé leur passage, n'avaient plus en poche que les dix dollars exigés pour l'enregistrement du homestead. Les nouveaux arrivants moins fortunés devaient donc se trouver un emploi temporaire à l'extérieur, en attendant de pouvoir vivre des revenus de la ferme. Or, le développement accéléré de la province entretenait une pénurie chronique de main d'oeuvre dans les secteurs de l'agriculture, de la construction et de l'exploitation des richesses naturelles. On pouvait s'engager comme homme à gages chez un cultivateur déjà établi, ou encore dans une équipe de «stouquage» et de battage pendant un mois ou deux à la fin de l'été. Les travaux de terrassement pour les nouvelles voies de chemin de fer, les routes municipales, les systèmes d'aqueduc et d'égoût ainsi que les canaux de drainage et d'assainissement des marais occupaient des armées d'hommes. Les chantiers de construction d'hôtels, d'édifices du gouvernement, de maisons de rapport et d'autres grands bâtiments fournissaient de l'emploi à plusieurs milliers de travailleurs dans les villes et les gros villages. On pouvait aussi prendre la direction des camps de bûcherons et des scieries du Nord ou de la Colombie-Britannique, ou celle des charbonnages d'Estevan ou de Fernie. Et aux yeux d'Européens habitués à une rémunération journalière très modeste, les salaires semblaient particulièrement alléchants. C'est ainsi qu'un jeune Belge établi dans la région de Fife Lake, Émile Burnay, passa une bonne partie de ses premières années à travailler ici et là dans le sud de la province, comme il le raconte dans ses mémoires, laborieusement écrits dans des cahiers d'écolier. Émile-Hubert Burnay naît dans le Luxembourg belge en 1883. Parti d'Anvers à la mi-mars 1909, il arrive à Willow-Bunch au début du mois suivant et il s'établit comme squatter sur une terre située dans un district de langue française, à l'est du lac Fife. Il s'y bâtit une cabane en tourbe puis se met en quête d'un travail. «Un jour, nous apprenons que le gouvernement allait faire construire un canal, pour assainir des terres à Yellowgrass, à l'ouest de Weyburn. Alors nous nous sommes décidés d'y aller. Nous sommes partis avec six chevaux et 2 wagons, deux fusils, des cartouches, une batterie de cuisine, une tente, du pain, des patates, etc. Tout le long du chemin, on tuait des poules de prairie et des canards. Le soir, on dressait notre tente, on allumait le feu, on se mettait à plumer, on allait chercher de l'eau au slough, on faisait cuire notre volaille et on mangeait chacun sa poule ou son canard. Oh! la vie était belle, mais triste... J'ai eu la job de porteur d'eau. Je voyageais toute la journée le long du chantier avec un seau d'eau et une tasse pour donner à boire à ceux qui avaient soif, à raison de $ 1.25 par jour et bien nourri. Il y avait une grande tente où on allait manger; nous étions environ 50 hommes, et pas une femme... Nous couchions à six dans notre tente, trois autres Canadiens français avec nous. Le soir, on ne s'ennuyait pas avec eux. Ils étaient pas mal poisseux; nous lavions notre linge tous les dimanches, mais eux juste lorsque ça les démangeait trop, et parfois ils organisaient des courses de poux et naturellement, à la fin, on pouvait aussi y prendre part! «Nous sommes restés là jusqu'au 15 août; nous sommes partis pour Forget où nous avons stouqués dix jours, et 30 jours de battage. Alors nous avons repris le chemin du retour et arrivés à Weyburn, nous avons fait encore dix jours de battage. Alors j'ai passé l'hiver bien tranquillement mais pas souvent chez moi tout seul, c'était trop monotone. «Au printemps de 1910, je suis parti pour Weyburn. J'ai trouvé à aller bêcher quelques jardins en ville à 30 cents de l'heure et le dimanche, à l'hôtel, un homme entre et demande si je cherchais du travail. Alors on a convenu du prix, $ 35 par mois si je restais jusqu'en automne et $ 30 si je quittais avant. C'était M. Castle, un très bon type et je vous assure qu'il a eu beaucoup de patience envers moi qui ne parlais pour ainsi dire pas du tout l'anglais. Il était marié; sa femme aussi était très bonne travailleuse et bonne cuisinière. Le lendemain de mon arrivée, il me met à herser sur un champ d'un mille et demi de long. J'avais fait trois tours sans m'arrêter; au quatrième, il m'attendait au bout du champ et il me dit quelque chose, mais je n'avais rien compris. J'ai répondu à tout hasard: «Yes». Je refais deux tours, et arrivé au bout, il m'attendait encore. Il me dit: «Maudit crapeau, non compris me!»; c'est tout ce qu'il pouvait dire en français. Alors il me prend par le bras et me fait asseoir sur les herses et me montre les chevaux en ouvrant la bouche en soufflant et m'indique l'autre bout du champ avec son bras en disant: «Same thing». Alors j'avais compris. Finalement tout marchait bien et je ne m'ennuyais pas, sauf le dimanche, car je ne pouvais pas aller à la messe, et rien à lire. Heureusement que j'avais ma pipe et du tabac. Je prenais mon bain et écrivais une couple de lettres; puis je rêvassais tout l'après-midi, pensant à mon petit village natal où le dimanche, on s'amusait jusqu'à la fermeture des cabarets. Finalement mon dernier jour est arrivé et le boss me fait un beau chèque de $ 210. Je vous assure que j'étais fier avec mon gros chèque en poche! «L'année suivante, après les foins, je suis parti pour Weyburn, pour les stouquages chez mon ancien boss. Il allait couper avec deux binders; il pensait prendre deux hommes pour stouquer. Alors je fais un marché avec lui. C'était une récolte moyenne, 18 boisseaux à l'acre, et le prix courant pour stouquer était $ 2.50 par jour. Je lui dis: «Donnez-moi $ 3.50 par jour et je ferai le stouquage seul.» Il hésitait, disant que le travail ne se ferait pas assez vite. Je lui dis: «Si je n'ai pas fini deux jours après que vous aurez fini de le couper, vous me payerez seulement le prix courant». Là, il a accepté; je les ai laissé couper une demi-journée avant de commencer, afin de ne pas avoir trop à courir. J'ai fini juste une demi-journée après eux. Je commençais ma journée le matin à six heures et demie, et le soir, après le souper, j'allais faire une autre heure et demie. J'aurais pu faire les battages à Weyburn, mais je commençais à m'ennuyer parmi tous ces Anglais, et je suis parti pour Forget. Après 35 jours de battage, la neige arrivée, les battages n'étaient pas finis.» L'année suivante, Émile Burnay trouve un emploi chez un agriculteur qui possédait un tracteur à vapeur et qui cassait du terrain à contrat. Son travail consiste à ajuster la profondeur des socs de charrue, mais à cause de l'isolement et du mauvais tempérament de son patron, il le quitte, sans avoir été payé en entier pour ses services. L'année d'après, il se dirige avec son frère et un compagnon vers Weyburn, avec l'intention de travailler à la moisson. Les récoltes sont en retard et les trois hommes sont donc forcés d'accepter un emploi dans une équipe de construction de chemins. «Le boss des travaux était un Norvégien; il n'était pas trop bon pour nous: c'est bien juste s'il nous laissait allumer notre pipe. Mais nous l'avons eu! Il déposait toujours son gilet, dans une poche duquel il y avait sa montre. Lorsque l'un de nous allait boire dans l'après-midi, on avançait la montre de 5 à 10 minutes. Un jour, à six heures à la montre du boss, il crie: «Décrochez!» Alors on décroche et je donne un coup d'oeil à ma montre, seulement cinq heures et demie! Comme nous arrivions dans la cour, sa femme était sur le seuil de la maison et on l'entend dire: «Vous êtes de bonne heure aujourd'hui». Le bonhomme de répondre: «Is 6 o'clock». «Mais non, de répondre sa femme, is only twenty minutes to six». Nous autres on s'en allait sans se retourner, en pouffant de rire et en disant: «On t'a bien eu, mon vieux c...» Pris de nostalgie, Émile Burnay repart avec un ami pour la Belgique. Le printemps suivant, il revient au Canada avec l'intention de vendre le homestead dont il a entre temps reçu les lettres patentes et de s'en retourner en Belgique. La Première Guerre mondiale l'empêche toutefois de mettre son projet à exécution. Le jeune homme s'enrôle alors dans l'armée belge; après trois ans dans les tranchées, la vie paisible du cultivateur lui semble de plus en plus attirante. Une fois licencié de l'armée, il épouse une jeune fille rencontrée vers la fin de la guerre et ensemble, ils reviennent en Saskatchewan. Les anciens combattants ont droit à un carreau de terre gratuit; Émile se réserve donc une concession contiguë à la sienne. De plus, le gouvernement consent des prêts de plusieurs milliers de dollars, remboursables sur 25 ans. Il en profite pour se construire une maison confortable et pour acheter l'équipement agricole nécessaire, dont une batteuse. Avec les années et les bonnes récoltes vient l'aisance: «1928, ça a été notre meilleure récolte, 4000 minots de blé n° 1 et 800 d'avoine. Nous étions enfin à notre aise. Nous avions assez d'argent pour rembourser l'emprunt fait au gouvernement, et un petit capital en banque, et nous nous étions dit, on va encore prendre une récolte puis nous vendrons et retournerons en Belgique. À ce moment, nous pouvions vendre la ferme pour $10,000.» Mais hélas, c'est le début de dix longues années de sécheresse: «Tous les printemps on semait, mais on ne récoltait pas grand'chose; deux de ces années, je n'ai rien battu. 1937 a été la pire, cette année-là, la semence n'a pas germé... pas de verdure, pas de feuilles aux arbres, pas de fleurs... on ne voyait pas un oiseau... et des chaleurs épouvantables... les pâtures recouvertes de sable... la terre dure comme du ciment... on avait rien du tout à faire. Le peu de blé que l'on battait, on ne le vendait pas, on le soignait aux animaux. En 1934, nous avons décidé d'envoyer notre fille Gilberte en Belgique, vu que nous avions toujours l'intention de retourner, car après cette longue période de sécheresse, on en était vraiment dégoûtés.» La Seconde Guerre mondiale va bien sûr modifier ses plans et M. Burnay renonce à s'établir en Belgique. Il continue à exploiter sa ferme de Fife Lake pendant encore plusieurs années. À la retraite, il effectuera plusieurs longs séjours dans son pays natal, jusqu'à son décès en mars 1972. (citations: Mémoires manuscrits de M. Émile Burnay aux Archives provinciales) |