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Mélanie Chabot


Dès le début de la Première Guerre mondiale, la natalité passe l'immigration comme source principale de peuplement en Saskatchewan. Les familles nombreuses sont la règle plutôt que l'exception, notamment dans la population franco-catholique. On estime par ailleurs que vers 1916, plus de 90 p. 100 des naissances ont lieu au domicile de la mère ou dans une résidence privée plutôt qu'à l'hôpital. Plusieurs facteurs expliquent cette proportion étonnante. Dans bien des cas, l'hôpital le plus proche est à plusieurs dizaines ou même centaines de kilomètres et les déplacements demeurent difficiles, surtout en hiver. Plusieurs mères refusent encore de s'aliter dans les chambres communes des hôpitaux, par pudeur ou par crainte – d'ailleurs souvent fondée – des maladies contagieuses. De plus, l'accouchement est alors considéré comme un événement plus naturel qu'il ne l'est de nos jours et il interrompt moins qu'aujourd'hui le cours de l'existence. Enfin, considération majeure, on s'épargne ainsi le coût d'un lit d'hôpital – un à trois dollars par jour – pendant les relevailles.

Le moment venu, on téléphone au médecin ou on va le chercher au village, ramenant aussi parfois une infirmière pour le seconder. Mais on estime que durant les deux premières décennies du siècle, c'est une sage-femme plutôt qu'un médecin qui assiste l'accouchée dans 50 à 65 p. 100 des cas. Là encore, l'argent constitue la préoccupation centrale. Le médecin exige entre 15 et 30 dollars par accouchement tandis que la sage-femme se contente de quelques dollars ou rend ce service sans rien demander. Quand il n'y a pas de grandes filles ou de parentes pour s'occuper des autres enfants pendant que la mère est alitée, c'est souvent aussi la sage-femme qui se charge d'une partie des travaux de la maisonnée jusqu'à ce que la mère se rétablisse.

La sage-femme est le plus souvent une mère de famille qui s'est tôt découvert les qualités nécessaires et qui exercera sa profession, sa vie durant, dans un district aux limites bien définies. Dans d'autres cas, plus souvent dans le parkland, la sage-femme est une Métisse dont la réputation n'est plus à faire. On rapporte aussi que dans certaines régions isolées, c'est une «coucoume», c'est-à-dire une grand'mère, crise qui met au monde les enfants des Blancs.

Dans le petit village de Ferland, une pionnière de la première heure et mère d'une belle famille, Mélanie Chabot, a vu naître une bonne partie de ceux qui forment le noyau français de cette région du sud-ouest de la province.

Mélanie Fournier naît à Sainte-Claire-de-Dorchester le 7 novembre 1867 et épouse Edmond Chabot en 1887. En 1910, trois familles – les Fournier, les Chabot et les Fauchon – viennent fonder Ferland, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Gravelbourg. Mélanie et Edmond Chabot ont sept enfants, dont six garçons; le plus vieux a 21 ans et le benjamin, 4 ans.

L'esprit de solidarité et le sens de la coopération caractérisent les premiers habitants du district. Durant les premiers temps, par exemple, le prêtre vient à tous les mois célébrer la messe chez les Chabot, car on ne peut se permettre de construire une chapelle avant que le district soit plus peuplé. Tous les catholiques se rassemblent donc à la grande maison des Chabot pour entendre l'office divin. Comme il faut être à jeun depuis minuit pour communier, Mme Chabot se fait un devoir de préparer un repas pour le prêtre et les fidèles; après la messe, tous sont invités à s'asseoir à table et à passer quelques heures en bonne compagnie. La résidence des Chabot est aussi l'une des principales «auberges» de la région, où les voyageurs et les colons en quête d'un homestead peuvent faire halte et se restaurer. Elle sert aussi un temps de bureau de poste et on y a installé un petit magasin.

Mélanie Chabot mérite bien le surnom de «maman de la paroisse», que lui a donné un autre pionnier du district, Napoléon Couture, car elle est sage-femme pendant de très nombreuses années. En été comme en hiver, par journée de tempête ou par froid sibérien, Mme Chabot ne refuse jamais. Quand on vient l'avertir ou qu'elle reçoit la nouvelle par téléphone, le rituel commence: «Les p'tits gars, annonce-t-elle, faites chauffer les briques pis allez atteler la Puce.» Et ses «p'tits gars» – ce sont depuis longtemps des hommes bien charpentés – obéissent. Les briques lui tiennent les pieds bien au chaud et des couvertures épaisses la préservent des rafales glaciales. Arrivés à destination, les conducteurs se réchauffent un moment avant de repartir; ils reviendront chercher leur mère le lendemain ou quelques jours plus tard. Et c'est dans les mains expertes de Mélanie Chabot que plus d'une centaine de nouveaux-nés lancent leur premier cri dont plusieurs après un accouchement pénible. Dans ces cas, lorsque tout paraît désespéré, elle appelle l'intervention de sainte Anne, à laquelle elle voue une dévotion particulière.

Sage-femme, Mélanie Chabot comprend la fragilité de l'existence humaine et c'est probablement pourquoi elle a un faible pour ses petits enfants. Elle leur réserve quelques gâteries à chaque fois qu'ils lui rendent visite. En hiver, lorsqu'elle n'a pas à s'occuper de son grand jardin et des fleurs qu'elle affectionne, elle leur tricote des bas et des mitaines, en plus de crocheter des tapis. Habile couturière, elle confectionne robes et vêtements d'hiver pour les voisines moins adroites.

C'est le jour même où la chrétienté célèbre la naissance de l'Enfant-Dieu que la sage-femme de Ferland s'éteint en 1939, à l'âge de 72 ans.

(renseignements: Adrien Chabot, Aperçu historique de Ferland, s.l. 1961, pp. 19-22; Le Patriote de l'Ouest, 3 janvier 1940, p. 8; collection personnelle de Raymond et Noëlla Girardin, Gravelbourg)

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