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Justa Denis


Une proportion importante, quoique encore difficile à mesurer avec précision, de colons venus de France et de Belgique espéraient s'enrichir rapidement dans ce nouveau pays qu'était la Saskatchewan en ce début de siècle, puis s'en retourner vivre à l'aise dans leur pays natal. Mais ce rêve s'est la plupart du temps terminé par d'amères déceptions. C'est surtout le climat rude, mais aussi la difficulté et les aléas de la culture du blé qui en déterminèrent plusieurs à rentrer au pays après seulement un an ou deux. D'autres, trop appauvris pour repartir, furent bien forcés de faire contre mauvaise fortune bon coeur. Félix Haudegand fut l'un de ceux-là. Venu au Canada avec son fils et sa fille en 1905 après le décès prématuré de sa femme, il s'établit dans le district de Saint-Denis.

Le fils, Jules, a dix-neuf ans et il a reçu son certificat d'études en France. La fille, Justa, n'a même pas dix ans au moment du départ; elle a fréquenté l'école du village natal, Crespin, dans le département du Nord, puis celle du village de la tante belge qui l'a recueillie. Elle n'aura jamais la chance de poursuivre ses études au Canada.

Sur la foi de renseignements fournis par un rancher de la région, M. Marcotte, Félix Haudegand et son fils se réservent des homesteads à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Howell, aujourd'hui Prud'homme. Arrivés sur les lieux à la fin juin, ils se mettent à l'oeuvre.

«Mon père et mon frère avaient pris un homestead, mais il n'y avait pas de maison, rien qu'un «wagon» pour se mettre à l'abri. Nous avons dormi plusieurs nuits dans le wagon en attendant que la maison soit construite. Nous étions trois dans une pièce de 14 pieds sur 14. Pendant l'hiver, cette petite maison était une glacière. On avait un poêle ordinaire. Il fallait quand même un box stove pour se réchauffer. On se chauffait au bois que Jules coupait dans les sloughs.

«On n'avait pas de meubles. Ils ont fabriqué une table, banc, étagère, et même des lits. Mon père et mon frère n'étaient pas des charpentiers... Par chance que nous avions apporté de France literie, linge et objets nécessaires.

«Mon père a trouvé cela bien dur pour s'habituer ici. S'il avait eu l'argent pour retourner, il ne serait pas resté; mais il avait tout vendu là-bas. À Crespin, on habitait un gros village. Arrivé ici, il n'y avait rien que la prairie. On était comme dans un désert.»

Les années passent, les difficultés des premiers jours s'estompent et, même, la promesse d'une certaine aisance se précise. Justa tient la maison pour son père et son frère. Le 7 novembre 1910, un double mariage a lieu à Saint-Denis: Jules et Justa Haudegand épousent Marie et Clodomir Denis. Justa vient à peine d'avoir quinze ans. Les époux s'installent sur un scrip acheté d'un ancien soldat de la Guerre des Boers. «Après, Clodomir décida d'aller à Prud'homme et de travailler pour la compagnie Massey-Harris dont il était agent, pour faire des ventes de machines. Notre fille, Rose, est née à Prud'homme le 14 mars 1912. Mon mari, Clodomir, commença à être malade le 1er janvier 1913 et il est mort le 8 janvier 1913. Clodomir a eu tout le secours possible. Mgr Bourdel l'assista et lui administra les derniers sacrements. Il fit une mort très chrétienne, pieuse, résignée, de bon chrétien. Après la mort de Clodomir, nous sommes revenues à Saint-Denis. J'ai resté chez mon beau-père où le petit Clodomir Joseph est né deux mois après la mort de son père. À dix-sept ans, j'étais veuve avec deux petits enfants.»

Comble de malheur, «le petit Clodomir, devint malade, en langueur; il a été plusieurs semaines entre la vie et la mort. Je le mettais sur un oreiller pour le transporter tellement il était faible et maigre. Enfin la situation changea. Il se mit à engraisser si vite que les personnes qui l'avaient vu si maigre ne pouvaient croire que c'était le même petit garçon.»

En décembre 1914, Justa et les enfants visitent les Denis qui avaient essaimé dans le district de Witchekan, ou Laventure, à quelque distance au nord-est de Spiritwood. Veuve et chargée de famille, Justa a droit à un homestead; elle se choisit une terre contiguë à celles que possède son beau-frère Clotaire Denis. Le mariage est bientôt décidé.

«Le 11 janvier 1916, Clotaire et moi avons été mariés à Shell-River, maintenant Victoire, par le curé de Saint-Denis, l'abbé Perquis, qui a bien voulu bénir notre mariage. Le père Perquis est arrivé à Debden, par le train, et Clotaire alla le chercher à la gare par un froid de 40 sous zéro. Le pauvre père était gelé et comme il avait une barbe, sa figure n'était qu'un glaçon, lorsqu'il arriva au presbytère de l'abbé Voisin.

«Rose et Clodomir étaient restés à Laventure avec leur tante Maria pendant ce temps-là. Le lendemain, 11 janvier, à 7 heures et demie du matin, nous étions unis par le père Perquis.

«Nous sommes repartis pour Laventure en grand traîneau et nous nous sommes installés dans la maison que Clotaire avait bâti en bois équarri. Nous habitions à un demi-mille de chez mon beau-père. Pour ma part, je n'ai pas aimé cette contrée, je m'y suis beaucoup ennuyée. Dans ce temps-là, le pays était boisé. Le temps que j'ai été là, nous avons assisté à la messe deux fois, parce qu'un prêtre était venu dire la messe dans une maison privée. La gare la plus proche était à 28 milles, Debden. Quand il fallait aller à la station, Clotaire partait et ne revenait que le lendemain. C'était avec des chevaux. Les chemins étaient presque impraticables.

«À Laventure, Clotaire faisait l'élevage des animaux. Son travail n'était pas moindre, car les animaux étant libres en été, il fallait les surveiller. Souvent, le dimanche, Clotaire s'en allait voir aux animaux à cheval. C'était des dimanches plutôt tristes pour nous, pas de messe et le papa parti.

«À deux reprises nous avons eu des feux de forêt qui nous ont fait peur. La première fois, Clotaire était parti faucher du foin dans les marais à trois milles de chez nous. Nous étions entourés de fumée; nous aperçûmes de grandes flammes pas loin de chez nous. Ça grondait. Nous avons eu assez peur pour que nous avons pensé descendre dans un puits. Ce qui nous a sauvé, c'est que le bois n'était pas tout à fait à côté de la maison; nous nous en sommes tirés avec une bonne peur.»

Les Denis, associés dans l'exploitation de terres à Saint-Denis et à Laventure, décident de se replier sur leurs premières terres et quittent le district de Witchekan en 1918. Justa et Clotaire demeureront encore un an là-bas avant de revenir s'installer de façon permanente à Saint-Denis. La famille comprend déjà deux enfants, en plus de ceux du premier lit. Peu de temps après, un des frères Denis, Raymond, abandonne la culture pour se lancer dans l'assurance et Clotaire reprend ses terres.

«Nous avions beaucoup de terrain à cultiver. C'était une grande entreprise et surtout beaucoup de travail. Depuis avril jusqu'à novembre, c'était toujours trois ou quatre hommes à gages et d'autres après pour les moissons et les battages. En 1925, nous avons eu deux ménages en même temps pour les moissons et les battages. Avec ça, deux équipes de batteurs de huit à dix hommes chaque équipe. On servait un dîner à onze heures et l'autre à midi. Les autres repas de même. C'est dire qu'il ne fallait pas rester sur place.

«Et tout en élevant notre famille! Nous n'avions pas les commodités qu'il y a maintenant. Ma première machine à laver à «gaz», je l'ai eue en 1929 et j'étais une des premières à avoir cet avantage dans notre contrée.»

Le couple aura dix enfants, dont un ne vivra que quelques mois. Malgré la crise économique des années 1930, «en travaillant et économisant», ils parviennent à «s'installer assez bien.» Justa soutient son mari tant sur la ferme que dans ses multiples activités en faveur de ses compatriotes et de la communauté: secrétaire du district scolaire Casavant pendant de très nombreuses années; organisateur et secrétaire de la compagnie de téléphone rural; marguillier de la paroisse; conseiller municipal pendant une vingtaine d'années; président de la coopérative de Vonda; collaborateur actif à l'A.C.F.C. et au journal français; président du poste de radio C.F.N.S. de 1958 à 1968.

Lors des célébrations des noces d'or de M. et Mme Denis en décembre 1965, Clotaire reçoit la Médaille d'Or du Conseil de la Vie Française. Cet honneur, il faut bien le dire, rejaillit sur les deux époux à parts égales, même si le rôle de la partenaire féminine semble plus effacé, comme le veut la société de ce temps-là. Justa Haudegand-Denis meurt à Saskatoon le 20 septembre 1966 à l'âge de 71 ans. Son mari lui survivra jusqu'en janvier 1978.

L'aventure en terre canadienne, qui avait pourtant si mal débuté pour l'orpheline de dix ans, la veuve de dix-sept ans et la jeune épouse forcée de supporter l'isolement sur une terre en friche dans le parkland, se solde par un heureux bilan: une grande famille, une longue vie, l'aisance matérielle, la reconnaissance des proches et de la communauté tout entière.

(citations: Mes Mémoires, de Justa Denis, aux Archives provinciales; renseignements: La Liberté et le Patriote, 6 octobre 1966, p. 12 et 20 janvier 1969, p. 9; L'Eau Vive, février 1978; Homestead Files aux Archives provinciales)

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