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Marie-Anne DuperreaultLe sort de la fermière en ce début de siècle et dans ce pays à moitié sauvage qui s'appelle la Saskatchewan n'est guère enviable. Ses journées sont une succession ininterrompue de tâches en perpétuel recommencement: faire le train, préparer les repas, s'occuper des enfants, faire la lessive et la vaisselle, coudre, repriser, semer, bêcher, cueillir les oeufs, veiller un malade. Et c'est sans compter les coups durs ponctuant les années: une épidémie de fièvre typhoïde qui emporte la moitié des enfants d'un coup, une grêle qui détruit la belle récolte, un accident de ferme qui mutile ou tue l'époux. Comment pourrait-elle trouver le temps, au milieu de ce tumulte, de se livrer à la réflexion et même d'en consigner le résultat par écrit? C'est pourtant ce qu'a réussi à accomplir une femme remarquable, Marie-Anne Duperreault, «Perrette» de son nom de plume. Née à Saint-Damien de Brandon au Québec le 25 septembre 1885, elle arrive dans l'Ouest en 1907 et s'installe avec son mari à quelques kilomètres au nord-est du village de Willow-Bunch. C'est encore l'époque des cowboys, de la prairie vierge, des vieux pionniers qui ont connu Sitting-Bull et les dernières chasses au bison. Un temps maîtresse d'école dans son village natal, elle possède une plume vive et elle est attirée par la littérature. Malgré l'écrasant quotidien, elle offre ses services comme correspondante du journal Le Patriote de l'Ouest peu après sa fondation en 1910. La jeune mère de famille se confine à des sujets tout simples, à des descriptions imagées de scènes de la vie quotidienne, comme celle de sa maison: «Au temps lointain, déjà, où la prairie était encore le domaine des ranchs et des cowboys, nous en avions choisi l'emplacement, près d'une source formant un étang minuscule où s'ébattaient librement les canards et les sarcelles; un bosquet de cenelliers y mirait ses fleurs d'une blancheur de neige; sous les feuilles nouvelles, les oiseaux, en chantant, bâtissaient leurs nids et dans l'air printannier, les roses sauvages embaumaient délicieusement. «Dans ce décor de fête, bientôt notre maison petite de dimension, simple d'aspect, jetait la teinte claire de son bois neuf. Modestes de biens et de goûts, nous n'avions pas cru devoir rien sacrifier à la parade; à quoi bon un château, si une chaumière nous suffit! L'été, nous avions le large espace du dehors, l'ombre frais du bocage; l'hiver, est-on jamais à l'étroit, quand on resserre les rangs, autour du feu, pour les bonnes causeries intimes, à la clarté de la lampe discrète? «Dès que la toiture fut en place, le ménage s'abrita; rien d'inutile ou d'encombrant, juste les meubles indispensables: le poêle, la table, les chaises, le lit, le buffet, l'armoire, le lavabo, la machine à coudre; aux murs, quelques portraits de famille, quelques images pieuses; aux fenêtres de blanches mousselines. C'était tout, et c'était suffisant. «La cuisine servait de salle à manger; la salle à manger était le salon; et dans un coin du salon, un paravent de cretonne fleurie dérobait aux regards curieux la chambre à coucher. «La maison vit notre premier labour, dans la plaine, une pièce de lin, dont les corolles d'azur donnèrent l'illusion d'un beau lac; chaque année, elle vit s'agrandir la terre cultivée et reculer la prairie, jusqu'au jour où à part l'enclos réservé aux bestiaux, homestead et préemption offrirent un vaste champ d'or balançant ses épis de blé mûr, devant elle, demeurée la même.» Le couple Duperreault aura quatorze enfants en tout, dont deux ne survivront pas. Marie-Anne trouve le temps de servir de secrétaire pour bon nombre de cercles français de la région: le Parlement modèle, la Saint-Jean-Baptiste, la chorale, l'A.C.F.C., la Chambre de commerce. Le district de Willow-Bunch fut l'un des plus durement frappés par la sécheresse et la mévente du blé durant les années 1930. Pour tenter de gagner quelques sous, Marie-Anne Duperreault soumet quelques pages à une revue anglaise à grande circulation, sans grand succès semble-t-il. Sa collaboration au Patriote et à un petit journal belge, La Gaule, se poursuit. Mais on sent bien que son optimisme naturel est sérieusement entamé; dans une chronique de juin 1937, intitulée «Au Nord du Sud», elle suggère même que la mise en culture de la zone sèche des Prairies a été une erreur. «Notre situation alarmante, presque désespérée, vous la connaissez déjà. La Radio, d'une brutale franchise, d'une indiscrétion affreusement gênante, vous a bien renseignés. «La façade devient donc inutile, puisque percée à jour. À quoi bon feindre une confiance qui n'existe plus, un courage qui nous abandonne, des espérances, sitôt nées, déjà défuntes! Nous séchons littéralement sur pieds. Le vent achève de déraciner les plus solidement ancrés. C'est un fait. «Depuis plus d'un an - treize mois exactement - à part un peu de neige, évaporée sans laisser de trace, nous avons eu ici dernièrement une pluie de deux heures, qui a pénétré d'un pouce la surface; cette humidité était disparue le lendemain. Depuis, vents et poussières alternent et se suivent avec une désespérante continuité. «Le grain a péri, à peine germé. Les jardins ont été balayés avant la levée. Les pacages sont secs; seules les coulées gardent encore leurs buissons d'un vert anémique, dont se nourrissent les bêtes affamées. Des puits, des sources tarissent. Les arbres meurent à vue d'oeil. «De l'avis des plus optimistes, la récolte est irrémédiablement perdue. Dans dix-huit mois, nous saurons si celle de l'an prochain nous sera plus favorable. En attendant, il faut vivre et attendre! Notre force de résistance s'use et s'épuise sans profit. Le doute s'installe en maîtres et fait des ravages. «À l'heure actuelle et dans de telles déplorables conditions, notre ingrat labeur ne saurait nous assurer notre pain quotidien! Et cependant... qu'un prophète de bon aloi nous affirme, là avec certitude, que le pays se remettra et verra des jours meilleurs et nous tiendrons coûte que coûte et quand même! «Mais les plus avertis se demandent avec angoisse et anxiété si le pays des Buffalos n'aurait pas dû rester en ranchs! Détruire la prairie n'aurait-il servi qu'à la réduire en un immense désert? ... et la colonisation du sud aurait-elle été une erreur lamentable ... irréparable?» La famille Duperreault s'accroche, comme tant d'autres, et parvient à surmonter la crise. Pendant encore de très nombreuses années, Anne-Marie Duperreault est la rédactrice attitrée de la page féminine du journal français de la Saskatchewan, sans jamais accepter un sou pour sa collaboration. Un grand nombre de ses chroniques ont été réunies et publiées sous le titre Esquisses canadiennes. Après le décès de son époux en 1971, elle prend la décision de se retirer chez l'une de ses filles, en Colombie-Canadienne, où elle décède le 6 janvier 1976. (citations: cahier personnel de coupures, Fonds Duperreault aux Archives provinciales; Le Patriote de l'Ouest, 9 juin 1937, p. 4; renseignements: entrevue de Cléas Duperreault aux Archives provinciales) |