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Prudent Lapointe


«À l'âge de 19 ans, ayant le goût des voyages et des aventures, et ayant aussi mon frère Joseph résidant à Willow-Bunch, Sask., j'ai décidé de visiter l'Ouest canadien». C'est ainsi que commencent les mémoires de l'un des grands pionniers de la région de Willow-Bunch, Prudent Lapointe. Né à Saint-Jacques de l'Achigan, paroisse située à une cinquantaine de kilomètres au nord de Montréal, le 8 mars 1864, il part à la fin de mars 1883 par le chemin de fer du Canadien Pacifique. Plusieurs tronçons de la voie transcanadienne ne sont pas encore terminés au nord du lac Supérieur et les passagers doivent faire un détour par Chicago et Saint-Paul. Arrivé sur le site de Régina, qui n'est encore qu'un grossier campement de tentes plantées ça et là, le jeune homme prend du service chez un marchand et entrepreneur de chemin de fer, Pascal Bonneau. Mais comme il n'a pas revu son frère depuis huit longues années, il désire le rejoindre au plus tôt et il ne consent à s'engager que pour trois mois. La période d'engagement terminée, il se met en route pour Willow-Bunch en compagnie d'un Métis qui mène un convoi de charrettes vers les États-Unis. Le voyage est inconfortable à souhait et Prudent ne s'accoutume pas aux grincements criards des roues qu'on ne graisse jamais. Il devient le cinquième Canadien français à s'établir à la Talle de Saules.

Après de joyeuses retrouvailles, il se joint plusieurs mois plus tard à un petit groupe de Métis qui organise une chasse au bison vers l'est, le long du coteau du Missouri, où les derniers survivants des grands troupeaux errent encore. Le temps est doux comme en été, mais trois jours plus tard, c'est l'hiver: le vent se met à hurler et les Métis sont forcés de se réfugier dans une coulée et d'attendre, sous une tente chauffée par un petit poêle de tôle, que la tourmente passe. Le parti de chasseurs n'a pas beaucoup de bois de chauffage, rare dans la plaine; «dans ces voyages, quand l'on manquait de bois, il était d'usage de brûler le fumier de buffalo». Trois jours plus tard, durant une accalmie, les chasseurs repèrent à la longue vue une quinzaine de bêtes. Impossible de les «courir» cette journée-là, car il fait trop froid et la nuit approche. On fait halte pour la nuit. Le lendemain, le premier levé s'avise de démolir à grands coups de hache la caisse à provisions, seule source de bois pour l'attisée du matin. Les bisons, alertés par le vacarme, détalent. Après plusieurs jours de poursuite infructueuse, Prudent et les Métis abandonnent la partie et se rabattent sur la chasse aux rats, aux renards et aux loups. La meilleure méthode de tuer le loup sans risquer d'en déparer la peau par un trou de balle consiste à disposer des appâts empoisonnés sur la prairie. Toutefois, les résultats sont maigres, car le froid, la tempête et la neige empêchent les chasseurs de trouver les carcasses de loups empoisonnés.

De mésaventure en mésaventure, le petit groupe se retrouve le premier de l'an 1884 avec pour toute nourriture «un rat à séparer entre cinq personnes. Croyez-moi, avouera plus tard le chasseur novice, cette journée-là, j'ai pensé aux bonnes tourquières (tourtières) à Maman». On en est réduit à faire griller une panse d'animal qui traîne parmi les appâts; on contemple même la possibilité de faire bouillir de la viande de loup empoisonné! La famine pousse les chasseurs à abattre un poulain qui avait suivi sa mère et c'est grâce à cette viande qu'ils parviennent à regagner Willow-Bunch, de peine et de misère. L'odyssée a duré 45 jours. Comble de malheur, Prudent Lapointe oublie de la viande empoisonnée dans son traîneau et les sept chiens d'un Sioux campé près de Willow-Bunch en meurent; en guise de restitution, il doit remettre à l'Indien tout' ce qui lui reste de l'expédition, soit une peau de blaireau. «J'étais dégoûté de la chasse, conclut-il, et j'ai promis de ne plus y retourner et j'ai tenu parole!»

Surnommé «Barberousse» par les Sioux, Prudent s'engage chez Jean-Louis Légaré, le plus important traiteur et marchand du sud-ouest de la province. Il effectue plusieurs voyages à Moose Jaw, hiver comme été, pour aller chercher des provisions; à 120 kilomètres, c'est encore la gare la plus proche.

Après le soulèvement de Batoche en 1885, il mène plusieurs expéditions vers la rivière Missouri, par-delà la frontière, pour acheter et revendre des chevaux. Il raconte qu'au cours d'une de ces expéditions, il achète une vingtaine de «marrons», c'est-à-dire des bronchos partiellement domptés mais qui n'ont pas connu le mors et la selle depuis plusieurs mois. «Choisissant un gros cheval blond qui me paraissait assez doux, je me décide à le monter. Cela fait, il ne veut pas marcher. Je lui donne un coup de talon, et je ne me rappelle plus du reste, si ce n'est que quand je me suis relevé, il m'avait garroché au moins quinze pieds par-dessus une mare d'eau, et il m'attendait, semblant me dire – reviens-y! Mes compagnons se tordaient de rire et j'avais à ne pas en douter l'air penaud.»

En février 1890, avec deux Métis, il part pour la Rivière-au-Soleil (il s'agit probablement d'un affluent du Missouri, près de Bozeman dans le Montana actuel), à 800 kilomètres de Willow-Bunch, dans le but d'y acheter des chevaux pour le compte de Jean-Louis Légaré. Si l'aller est déjà pénible, le retour est un véritable supplice. Le verglas et une tempête de neige après un dégel partiel ont formé une croûte solide qui empêche les chevaux de se nourrir d'herbe sauvage; plusieurs meurent de faim. Puis, au dégel, les trois compagnons sont forcés de traverser à la nage de nombreux ruisseaux en crue et de faire sécher à chaque fois les seuls vêtements qui leur restent. La débacle leur interdit la traversée du Missouri et ils doivent construire un bac pour faire passer les chevaux sur la rive nord. Le voyage dure deux longs mois et demi. Malgré les privations et les misères, Prudent mène deux autres expéditions vers les grands ranchs situés dans les contreforts des Rocheuses américaines, pour y acheter des chevaux qu'il ramène au Canada.

Dès le printemps de 1889, il s'établit sur une terre à un jet de pierre au sud-est du village de Willow-Bunch et s'y construit une maison et d'autres bâtisses. C'est à cette époque qu'il épouse Élisabeth Ouellette; ils élèveront une famille de six enfants. Elle devait pourtant mourir au tournant du siècle et Prudent Lapointe épousera en secondes noces une veuve, dame Bertha Parthenais, qui lui donnera trois autres enfants. Pour des raisons qui demeurent encore impossibles à préciser, il ne se donnera pas la peine de faire l'entrée de sa terre avant 1902; il en recevra les lettres patentes plus tard la même année.

Lorsque Jean-Louis Légaré lance sa fromagerie en 1891, il prie son ancien commis de reprendre du service et de gérer son magasin de traite en même temps que la fromagerie. Malheureusement, l'hiver particulièrement rude de 1893-1894 sonne le glas de l'entreprise: 350 vaches périssent de faim et de froid.

En avril 1906, Prudent Lapointe prend la succession de son frère Joseph au poste d'agent des Terres de la Couronne, au moment où se précise un grande vague d'immigration dans la région. C'est là qu'il rendra les plus grands services à ses compatriotes. «Je tenais à former, explique-t-il dans ses mémoires, un groupe de nos Canadiens français au plus près de l'église, afin de former une bonne paroisse. Il était assez difficile de le faire car la majorité des immigrants étaient de toutes nations et convoitaient les belles terres que nos Canadiens détiennent aujourd'hui, mais ils n'osaient venir trop près de l'église et je leur donnais une poussée plus au sud.»

Il occupe le poste d'agent des terres sans interruption jusqu'en 1917, alors qu'il décide d'ouvrir un bureau d'agent d'immeubles et d'assurances, continuant d'exercer en même temps les fonctions de notaire public. Il participe activement à la vie sociale, politique et religieuse du district. Trésorier du premier comité de direction de la Société St-Jean-Baptiste de Willow-Bunch en 1911 et plus tard président de la même société, il accepte de servir à titre de secrétaire du comité des célébrations du cinquantenaire de la paroisse en 1920. Déjà président de la Ligue du Sacré-Coeur, il est en même temps ou successivement marguiller, commissaire et secrétaire de l'arrondissement scolaire de Sitkala – dont son frère Joseph avait été le premier enseignant –, conseiller de la municipalité et membre du conseil de direction de la Chambre de commerce.

Il meurt en octobre 1929, à la suite d'une attaque d'emphysème généralisée. La notice nécrologique parue dans Le Patriote de l'Ouest dit de lui: «le regretté disparu a toujours mérité la confiance de ses concitoyens; voilà pourquoi on ne lui a pas ménagé les charges, et comme il les a toujours occupées le plus dignement, tous s'inclinent aujourd'hui devant sa tombe et le regrettent amèrement.

(citations: Mémoires de Prudent Lapointe; Le Patriote de l'Ouest, 6 novembre 1929, p. 7; renseignements: Clovis Rondeau, La Montagne de Bois, passim; Homestead Files aux Archives provinciales)

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