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Léon-Victor SergentUne question en apparence toute simple vient tôt ou tard à l'esprit de quiconque compulse d'anciens dossiers aux Archives provinciales dans le but de retrouver la trace d'un aïeul: «Qu'est-ce qui l'a poussé à venir ici, en Saskatchewan?» La réponse que l'on offre habituellement – pour s'établir sur une terre gratuite de 160 acres – vaut peut-être dans bon nombre de cas, mais elle n'explique qu'imparfaitement cette décision dans un nombre au moins égal d'autres cas. On est alors amené à considérer d'autres explications, d'autres raisons: le désir d'échapper aux contraintes de la société, l'attrait des grands espaces et de l'aventure, la quête de la solitude, l'appât des gros gains toujours plus facilement réalisables dans un pays neuf, la chance d'être accepté dans une classe sociale supérieure, ou même une vision patriotico-religieuse de l'existence sur la terre. Comment, par exemple, peut-on expliquer la venue de Léon-Victor Sergent? Léon Sergent est né à Paris le 2 mai 1884. Reçu au baccalauréat, il étudie à l'université allemande de Bonn, puis à Cheltenham, en Angleterre, où il enseigne aussi le français. En 1903, il effectue une première visite au Canada pour le compte d'un oncle qui possède des parts dans une conserverie de petits pois en Ontario. De retour en France, il remplit ses obligations militaires puis, après son mariage avec Hermance Foucault, il résout de venir s'installer dans les plaines de l'Ouest canadien, pour y faire de l'élevage. Il s'y connaît certainement un peu dans ce domaine, car son père est dans le commerce des bestiaux et possède une boucherie à Paris. C'est à Battleford que le jeune couple descend du train à la fin d'avril 1908. Au Bureau des Terres, Léon signe le document de prise de possession d'un homestead à Charlotte, non loin du site actuel de Saint-Walburg. Son épouse l'attendra à North Battleford pendant qu'il ira construire une cabane en «logues» là-bas. C'est un district en partie français, qu'habitent ou habiteront bientôt des familles portant les noms de Larre, Nédélec, Bonnet, Guillery, Tourneux, Salembier, Roussel, Mollier, Giscard, Bousquet, Grialou, Marchadour et Chevalier. Léon achète un chariot, deux boeufs, des outils et des provisions; la route est longue, presque 120 kilomètres à vol d'oiseau. En chemin, il faut descendre un coteau abrupt. On lui a bien dit qu'il devait bloquer les roues avec une chaîne pour empêcher le chariot de dévaler la pente à toute vitesse, mais quelles roues? Le jeune Parisien, croyant bien faire, enchaîne les roues avant aussi bien que les roues arrière; mal lui en prend car il devient alors absolument impossible de diriger le chariot dans la bonne direction, avec le résultat que celui-ci se renverse et que toutes les provisions roulent jusque dans la rivière au bas de la pente. L'incident est vite oublié et la cabane terminée; Mme Sergent rejoint son mari.
Leur troupeau qui ne comprenait que quatre têtes au début, en compte une quarantaine quand le couple obtient les lettres patentes du homestead en février 1912. Mais le gouvernement décrète la fin du régime de l'open range, c'est-à-dire du pâturage libre, dans cette section de la province. Léon Sergent part s'installer avec sa famille plus au nord, au Lac des Prairies; là, il y a suffisamment de terrain, avec du foin et un point d'eau pour les bêtes à cornes. Un seul autre Blanc vit dans la région, où habitent bon nombre de Métis sous la direction d'un personnage légendaire, Cyprien «Grand Tchif» Morin, et plusieurs familles indiennes. Léon Sergent érige à la hâte une cabane en bois rond; surpris par les premières neiges, il n'a pas le temps d'abattre assez d'arbres pour assembler un plancher; la terre battue suffira pour quelques mois. Une fois par année, on fait le voyage jusqu'à Turtleford ou North Battleford, en chariot à boeufs, pour acheter les provisions de l'année. Quand la liste est incomplète ou les quantités insuffisantes, on est bien forcé de se passer de ceci ou de cela jusqu'à l'année suivante. Il va sans dire qu'on vérifie la liste au moins cent fois avant le départ. Heureusement, la contrée est giboyeuse et Léon Sergent vise juste; la famille ne manque jamais de viande sauvage. Sa fille déclare d'ailleurs qu'il «aimait beaucoup la chasse... c'est une raison pourquoi il est venu ici aussi... parce que tout était libre, tout était grand; l'immensité, c'est ça qui l'a attiré plus que d'autres choses.» À tous les printemps, il fait le tour du lac en canot et cueille des oeufs d'oiseaux sauvages; Mme Sergent fait alors cuire les pâtes et les biscuits qui devront suffire pour toute l'année. Au printemps de 1913, Léon Sergent est victime d'un accident de chasse; une décharge de fusil lui brise un bras. Des notions de médecine acquises lors de ses études en Allemagne lui permettent d'indiquer à son épouse comment appliquer un tourniquet et arrêter l'hémorragie. C'est le père Cochin, missionnaire oblat, qui le mène à North Battleford en démocrate. Après huit jours sur la piste cahoteuse, le blessé est inconscient et la gangrène s'est déclarée; le médecin n'a que peu d'espoir de lui sauver la vie. Heureusement, après plusieurs semaines de bons soins, Léon Sergent est sur la voie de la guérison. Pendant ce temps, Mme Sergent s'occupe seule des animaux sur le ranch, sans même savoir si son époux est encore vivant. Six semaines après l'accident, un constable de la Police à cheval qui fait sa ronde d'inspection dans le district lui apprend finalement la bonne nouvelle. La région du Lac des Prairies continue à se peupler et Léon Sergent décide d'ouvrir un magasin général au village de Meadow Lake à la fin de la Première Guerre mondiale. Il existe déjà un magasin, celui d'un autre Français nommé Ducluzeau, mais il est parti sous les drapeaux. Sergent érige donc un grand bâtiment en bois rond; il faut effectuer le charroi de toute la marchandise, l'été en chariot et l'hiver en sleigh, depuis la gare la plus proche, Turtleford, à une centaine de kilomètres vers le sud-ouest. Les journées sont longues aussi, car le magasin est ouvert de six heures et demie du matin à onze heures du soir. Les Sergent font le commerce en gros du poisson pêché dans les lacs du Nord, et celui de la fourrure. Des trappeurs viennent, une fois par année, échanger leurs fourrures contre la nourriture et les autres produits dont ils ont besoin dans leurs chasses; ils redescendent ensuite en canot la rivière aux Castors, qui coule vers l'Île-à-la-Crosse et le fleuve Churchill. À chaque année, un peu après les Fêtes, Léon Sergent nolise aussi un avion pour aller visiter les trappeurs qui, pour une raison ou pour une autre, préfèrent ne pas entreprendre le long voyage vers Meadow Lake. Lorsque l'embranchement de chemin de fer Big River-Meadow Lake est complété en 1931, la région connaît un véritable essor. Plusieurs colons chassés de leurs terres par la sécheresse plus au sud, viennent en défricher de nouvelles dans cette zone mieux arrosée. En peu d'années, tout le district est ouvert à la culture. Les Sergent font alors construire un grand magasin général en briques. C'est dans ce bâtiment imposant qu'ils continuent à se livrer au commerce jusqu'à leur retraite en 1947; ils ont depuis longtemps vendu leur ranch. Après une brève visite en France, ils reviennent goûter une retraite bien méritée à Meadow Lake. La religion a toujours été le grand soutien de la vie de Léon et Hermance Sergent. Lorsqu'ils arrivent au Lac des Prairies, ils vont à la messe dominicale à la mission métisse, à une bonne quinzaine de kilomètres du ranch. À la barre du jour, Mme Sergent fait cuire un quartier de chevreuil dans un grand chaudron de fonte apporté de France; installé dans le buggy et entouré de paille, il se conservera bien chaud jusqu'après la messe, au repas du midi pris en compagnie du missionnaire. Puis, en 1918, les Sergent offrent huit acres sur le site de Meadow Lake pour y construire une église; c'est aussi Léon qui va régulièrement chercher Mgr Charlebois en voiture à cheval à North Battleford, lorsqu'il vient donner la confirmation. Léon Sergent contribue largement au progrès du district. Durant les premières années, il sert régulièrement d'assistant à un médecin de passage et il administre plus d'une fois l'anesthésie lors d'interventions simples. Quand la Croix Rouge décide d'établir une infirmerie à Meadow Lake, le commerçant lui offre l'usage gratuit d'un bâtiment situé en face de son magasin et il accorde son appui à la construction d'un centre communautaire dont les recettes doivent servir à financer les services médicaux. Mais le service communautaire dont la plupart des pionniers de l'endroit se souviennent le mieux, c'est la grande patinoire que Léon fait chaque hiver derrière sa résidence. C'est là qu'on se réunit les dimanches après-midi pour d'amicales joutes de hockey et de ballon-balai. Hermance Sergent décède en 1959 et Léon, la veille de Noël 1973. (renseignements: dossier Sergent-Casgrain aux Archives provinciales; Heritage Memories: Meadow Lake & Surrounding Districts, Meadow Lake Diamond Jubilee Heritage Group, 1981, pp. 476, 479) |