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Jasmin et les excursions de moissonneurs


À une époque où l'agriculture n'était pas encore entièrement mécanisée, plusieurs dizaines de milliers d'hommes, jusqu'à 75 000 en 1928, trouvaient un emploi sur les fermes des Prairies canadiennes au temps des moissons. Le fermier pouvait ensemencer par lui-même une bonne demi-section, mais il avait besoin d'au moins dix paires de bras supplémentaires pour engranger la récolte. Les «moissonneurs», comme on les appelait, venaient surtout des villes manufacturières et des campagnes surpeuplées de l'Ontario et du Québec, mais aussi des mines et des pêcheries des provinces atlantiques et, même, de l'Angleterre et du Sud des États-Unis. Afin de soutenir le développement de l'agriculture dans l'Ouest, le gouvernement et les compagnies de chemin de fer avaient mis sur pied un programme «d'excursions de moissonneurs» dès 1891. Les moissonneurs montaient à bord de trains spéciaux dans les grandes villes de l'Est et ils bénéficiaient d'un tarif de faveur: entre quinze et vingt dollars jusqu'à Winnipeg (soit l'équivalent de trois ou quatre jours de travail) et un demi-sou du mille au-delà, jusqu'à la destination finale, quelle qu'elle soit. Des agents pour chaque district agricole les attendaient à la gare de Winnipeg, hurlant à tue-tête: «Quarante hommes pour Dollard! Vingt-cinq hommes pour Jasmin!» Les travailleurs formaient une file devant l'agent, selon l'endroit où ils avaient résolu de travailler. Lorsque le contingent voulu avait été formé, les hommes remontaient dans les wagons et se mettaient en route.

Au retour, les conditions étaient à peu près les mêmes: un demi-sou du mille jusqu'à Winnipeg et vingt dollars jusqu'au point de départ, le gouvernement remboursant toutefois normalement une dizaine de dollars. Pour avoir droit à ces conditions, le moissonneur devait présenter un coupon attaché à son billet de chemin de fer et dûment signé par son employeur, indiquant qu'il avait travaillé le nombre de jours requis, habituellement un mois. Les dernières véritables excursions de moissonneurs eurent lieu en 1929. Avec la crise économique et la sécheresse des années 1930, il n'était plus nécessaire d'importer tant de main d'oeuvre. Après la guerre, l'emploi des andaineuses et des «combines» permettait à l'agriculteur d'effectuer tout le travail lui-même. Aux beaux jours des excursions de moissonneurs, à l'été de 1921, Le Patriote de l'Ouest rapportait:

«D'ici trois semaines une petite armée de 40,000 se dirigera vers l'Ouest afin d'y travailler à la moisson. On estime que ce nombre d'hommes au moins est nécessaire, car l'on compte sur la meilleure récolte depuis 1905. En dépit du peu de travail actuellement dans les provinces des prairies, il faudra 10,000 hommes de plus que l'année dernière. Beaucoup d'ouvriers sans emploi dans les villes de l'Est saisiront avec plaisir cette occasion qui leur est offerte d'aller dans l'Ouest où l'on aura besoin de leurs services. L'année dernière, les moissonneurs étaient payés de $ 5 à $ 6 par jour; il est probable que les prix seront un peu moins élevés cette année.»

Les agriculteurs préféraient des travailleurs de souche rurale, connaissant au moins les rudiments du travail agricole. Ils avaient aussi besoin de quelques ouvriers capables de mener et de panser les chevaux, car toutes les opérations, sauf le battage lui-même, reposaient sur la traction animale. Le salaire était déterminé en partie par le nombre de chômeurs dans les villes du pays, en partie par la situation de l'agriculture dans l'Est et en partie par l'état de la récolte dans les Prairies. Ainsi en 1921, le chômage causé par la contraction de l'économie après la guerre et l'arrivée des soldats démobilisés régnait dans les grandes villes du pays. De plus, la sécheresse avait frappé plusieurs régions du Québec et les fermiers étaient mal en point; on s'attendait à ce qu'ils viennent en grand nombre cet automne-là. C'est pourquoi les «officiers du travail» des provinces de l'Ouest ramenèrent à 4,00 $ par jour - plus chambre et pension, bien sûr - le salaire normal des moissonneurs.

Plusieurs cultivateurs québécois se joignaient aux excursions de moissonneurs, afin de se rendre compte par eux-mêmes de la fertilité des sols et du rapport de la culture dans l'Ouest. À ceux-là, Le Patriote de l'Ouest signalait les endroits où ils pourraient s'établir, comme à Jasmin:

«Canadiens-français, qui êtes venus faire la moisson dans l'Ouest, si vous désirez vous installer dans la Saskatchewan, dans une place canadienne-française, vous trouverez une belle occasion en venant visiter la paroisse de Ste-Jeanne d'Arc de Jasmin. Vous trouverez de belles terres à acheter à des prix et conditions raisonnables. La récolte n'a jamais manqué à Jasmin. L'année dernière, malgré qu'elle n'avait pas été bonne dans beaucoup de places, nous avons eu en moyenne entre 15 et 18 minots à l'acre: cette année ceux qui ont déjà battu ont eu entre 25 et 28 minots à l'acre.

«Quoique, au dire de certains journaux, la récolte à Jasmin ait été ravagée par la grêle, nous n'avons qu'à remercier le bon Dieu car on peut dire franchement que c'est une des places où il y a eu le moins de grêle cette année.

«Nous avons aussi du foin et du bois, ce qui est un grand avantage pour la place. Un autre avantage encore, c'est d'être au bord de la grande ligne du Grand Tronc Pacifique qui va de Winnipeg à Prince-Rupert.

«Nous avons aussi un prêtre résidant, le Rév. Père Péran, o.m.i. Il est parti faire un voyage en France, mais il doit nous arriver bientôt. Il prend le bateau pour retourner le 28 septembre et sera rendu à Jasmin vers la fin d'octobre. On a aussi une belle église en construction que nous espérons finir prochainement. Donc, chers Canadiens, si vous voulez venir visiter notre province, ou avoir d'autres renseignements, écrivez à M. Jules Cariou, président du comité, qui sera prêt à vous donner tous les renseignements que vous désirez.»

On ne sait trop le résultat de cet appel aux moissonneurs canadiens-français. Une ou deux familles ont peut-être été attirées vers ce district situé à une centaine de kilomètres au nord-ouest de Régina. Mais à la suite d'une série de revers, dont l'incendie de plusieurs magasins et ateliers, le village de Jasmin a connu un déclin et la colonie française s'est désagrégée. Néanmoins, dans plusieurs autres régions de la province, les pionniers ont d'abord profité d'une excursion de moissonneurs pour venir explorer le territoire, fixer leur choix d'une terre à blé, s'établir sur un homestead et former le noyau d'un village prospère.

(tiré du Patriote de l'Ouest, 20 juillet 1921, p. 1 et 21 septembre 1921, p. 6)

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