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Kinistino, Diefenbaker et la Prohibition


Un épisode particulièrement savoureux de la petite histoire de la Saskatchewan a pour principaux acteurs l'ancien premier ministre canadien, John George Diefenbaker, et un hôtelier de Kinistino, J. Robitaille. La Prohibition votée en 1920 dans notre province en constitue la toile de fond.

Le grand hôtel de Kinistino appartenait à cette époque à un couple d'origine québécoise, les Robitaille. C'est Mme Robitaille, une maîtresse femme, qui faisait marcher l'affaire et qui s'occupait de tout, sauf dans un domaine particulier mais néanmoins essentiel. Suite à un plébiscite, le gouvernement provincial avait interdit la vente et la distribution de l'alcool en décembre 1920. Toutefois, aucun hôtel de village ne pouvait espérer survivre sans les profits d'un bar assidûment fréquenté par les villageois, les fermiers des environs et les gens de passage. Pour les hôteliers, le choix était net: ou enfreindre la loi en vendant de l'alcool illicite, ou se résigner à faire faillite. M. Robitaille s'occupait donc de la vente de l'alcool. Il avait pourtant un défaut: il était trop crédule.

Des «agents secrets» du gouvernement sillonnaient les régions rurales afin de prendre en défaut les hôteliers. Ils voyageaient toujours par paires, car un double témoignage était requis en cour. C'est pourquoi les «bootleggeurs» ne vendaient jamais à deux personnes, l'une d'elles devant s'éloigner pendant que la transaction avait lieu. Des agents qui passaient une fois par Kinistino s'insinuèrent facilement dans les bonnes grâces de l'hôtelier, acceptèrent un «p'tit verre» pour marquer une amitié naissante et lui demandèrent où ils pourraient se procurer un flacon d'alcool. M. Robitaille se laissa prendre au piège et il livra l'alcool à leur chambre. Il fut immédiatement arrêté, traîné en cour et condamné à une amende de 200 $. L'hôtelier jura bien qu'on ne l'y reprendrait plus. Mais le seul moyen de payer l'amende, c'était bien évidemment de vendre encore plus d'alcool. Manquant de prudence, Robitaille fut arrêté une deuxième fois moins d'un mois plus tard. Cette fois-ci, la situation était nettement plus grave; il risquait la prison. Il fit donc appel au meilleur avocat de la région, un certain John George Diefenbaker, qui avait son cabinet à Prince-Albert.

Le procès eut lieu dans le salon de l'hôtel. L'accusé, contrairement à son habitude, était tiré à quatre épingles: chemise blanche, noeud papillon et habit de couleur sombre. Chose curieuse, il portait des lunettes vertes. Il s'empressa de plaider non coupable. Les agents du gouvernement présentèrent leur témoignage: c'était bel et bien cet homme qui leur avait vendu du whisky. L'avocat de la défense appela le beau-frère de l'accusé à la barre. Tout aussi court et grassouillet que l'accusé, le beau-frère portait une chemise blanche, un noeud papillon, un habit sombre et... des lunettes vertes. L'un et l'autre gesticulaient de la même façon en parlant; on aurait dit des jumeaux.

Diefenbaker leur demanda de se tenir quelques instants l'un à côté de l'autre. L'habile avocat se tourna alors vers les deux agents et les harangua tant et si bien qu'il réussit à semer dans leur esprit d'abord un doute, puis une incertitude croissante et enfin la confusion la plus profonde. Ils auraient été bien incapables de jurer lequel des deux hommes aux lunettes vertes leur avait vendu l'alcool. Le magistrat déchira l'acte d'accusation.

Après le procès, Robitaille, son beau-frère, le magistrat, Diefenbaker et deux ou trois amis se rencontrèrent dans une chambre du deuxième étage, fermée à double tour. L'hôtelier tenait à célébrer l'occasion en partageant son meilleur Scotch. Ce n'était pas de refus, de l'avis même du magistrat. Diefenbaker, qui ne prenait jamais d'alcool, se contenta de boire les paroles de reconnaissance de Robitaille.

(adapté de Jerrold Armstrong, Kinistino: The Story of a Parkland Community, Kinistino, 1980, pp. 75-76)

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