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Major Bell et sa ferme


À trois kilomètres au nord du village d'Indian Head s'élève une grange circulaire d'un diamètre de 20 mètres, surmontée d'une tour de dix mètres. Cette structure à l'architecture peu usitée dans nos régions constitue le seul vestige d'une des plus grandes exploitations agricoles de l'Ouest canadien, la ferme du Major Bell.

Ontarien de naissance, William R. Bell passe une partie de sa jeunesse aux États-Unis mais il revient défendre son pays contre la menace des invasions féniennes en 1870. Il reçoit le grade de major, qui demeurera à jamais accolé à son nom. Il exploite ensuite une grande ferme au Minnesota et s'intéresse à diverses entreprises commerciales des deux côtés de la frontière. En 1881, le chemin de fer transcontinental s'arrête à Brandon, au Manitoba. C'est de là que le Major Bell part à pied explorer le terrain le long du tracé prévu de la voie ferrée. Il entend se réserver des terres libres où il compte lancer une grande ferme moderne. Il trouve l'endroit idéal aux abords d'un petit affluent de la rivière Qu'Appelle, le ruisseau Indian Head; le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il avait le coup d'oeil juste, car on concède aujourd'hui que cette région possède les meilleures terres à blé de l'Amérique du Nord. Avec quelques associés, il forme la Qu'Appelle Valley Farming Company en 1882. Du gouvernement central, il achète toutes les sections paires dans un carré de neuf milles de côté, environ 23 600 acres, au prix de 1,25 $ l'acre. Du Canadien Pacifique, il obtient 29 100 acres au même prix. Le Major se retrouve ainsi à la tête d'un domaine de 53 000 acres, soit plus de 80 sections, qu'il veut mettre en valeur selon les plus récentes découvertes en agronomie, technologie agricole, communications et administration.

Dès 1882, Bell entreprend la construction d'une spacieuse résidence-bureau, véritable centre nerveux des opérations, d'une grange circulaire en pierres des champs, d'une étable, d'un poulailler, d'une glacière, d'un puits, de six maisonnettes à l'intention des fermiers et de divers autres bâtiments. Il sème du blé, de l'avoine pour les quelque 100 chevaux de la ferme, ainsi que des pommes de terres et d'autres légumes. Mais c'est surtout sa méthode «scientifique» d'exploitation qui retient l'attention.

Bell divise la ferme en cinq parties à peu près égales, avec un contremaître à la tête de chacune. Chaque section de terre, soit 640 acres, est à son tour divisée en trois morceaux de 213 acres, comprenant chacun une maisonnette pour le fermier et sa famille, une étable, une grainerie, trois chevaux, un chariot, des charrues et une moissonneuse-lieuse. Pour éviter l'épuisement de la terre, le Major Bell institue un système de jachères selon lequel la terre produit deux récoltes en trois ans. Chaque morceau de 213 acres est subdivisé en 3 segments, dont deux sont ensemencés et le troisième en repos. Après les semailles, le fermier s'occupe des labours d'été sur ce troisième segment. Durant les moissons, il reçoit l'aide de deux ouvriers saisonniers pour le «stouquage». Puis il se joint à une équipe de battage formée de ses propres ouvriers, de ses trois plus proches voisins et de leurs ouvriers; le Major Bell a prévu une batteuse pour chaque groupe de quatre fermes. Les battages terminés, le fermier revient à ses champs et prépare la moitié du terrain où il vient de couper la récolte, afin de l'ensemencer à nouveau le printemps prochain, en même temps que le tiers laissé en repos l'année précédente.

Chaque soir, à 8h30 précises, les fermiers téléphonent à leur contremaître pour lui faire part des progrès accomplis, des heures de travail, des fournitures nécessaires et des produits récoltés. Toujours par ligne téléphonique, les contremaîtres relaient les renseignements à Bell ou à son contremaître général, qui donne ensuite les consignes pour la journée suivante.

Toutes les données sont remises à un comptable qui tient les registres. Le grand livre compte 27 entrées en tout (blé, avoine, lin, machinerie, jardin potager, bois de chauffage, etc.), chacune divisée en trois éléments (hommes, chevaux, entretien). Il est donc facile de déterminer, au sou près, ce que coûte chaque partie des opérations: combien, par exemple, dépense-t-on dans la colonne «chevaux» pour produire un minot de lin? Dépense t-on moins pour produire du blé? Quel est le profit de l'un et de l'autre? Étant donné le coût total en hommes et en machinerie, est-il plus économique de confier le cassage de la terre à une compagnie qui se spécialise dans ce genre de travail?

Grâce à l'emploi d'un système efficace de comptabilité, en conjonction avec le téléphone, une invention toute récente, le Major Bell veut éviter l'écueil sur lequel vont plus tard se briser un très grand nombre d'exploitations agricoles, grandes et petites. La plupart des fermiers du sud de la zone agricole, suivant l'avis du ministère de l'Agriculture, des compagnies de colonisation, des prétendus experts et des journalistes, se lancent dans un type de culture qu'on pourrait appeler «quasi mixte». Ils gardent un peu de bétail, une ou deux vaches à lait, quelques cochons, des poules et des dindons, en plus de semer un acre ou deux en pommes de terre et en navets. Comme ils n'ont pas les connaissances nécessaires pour tenir une comptabilité serrée sur les coûts - en immobilisations, en amortissement, en intérêt bancaire, en entretien et en heures de travail - et sur les revenus réels, ils ne peuvent soupçonner ce qu'on apprendra beaucoup plus tard: il vaut mieux faire pousser du blé, encore du blé, toujours du blé. Tout le reste rapporte peu ou rien et, au bout du compte, il est moins cher d'acheter du lait frais ou condensé au village que de garder, nourrir et traire une vache.

Et c'est justement parce que le Major Bell connaît ses coûts et ses revenus qu'il se rend vite compte qu'il ne marque pas grand profit. Il se retrouve même assez rapidement en difficulté financière et il doit faire appel au gouvernement afin d'obtenir plus tôt que prévu les lettres patentes sur ses terres. Il explique qu'il les lui faut afin d'obtenir une hypothèque pour le financement des opérations. Il est confronté à plusieurs problèmes: des récoltes plutôt moyennes, des frais de transport élevés, la nécessité d'investir des sommes énormes en bâtiments, en routes, en ponts et en machinerie (un quart de million les deux premières années), la présence de squatters sur ses terres, la Rébellion de 1885 qui lui enlève ses chevaux et ses chariots réquisitionnés pour le transport des fournitures de l'armée, la décision unilatérale du Canadien Pacifique de doubler le prix de vente des terres, des difficultés de toutes sortes avec les employés, les ouvriers saisonniers et les artisans du village d'Indian Head. La Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest est forcée d'ordonner, en 1889, la dissolution légale de la compagnie propriétaire de la ferme Bell. Le Major, lui, a rompu tous ses liens avec la compagnie l'année précédente et il s'est lancé à son compte, sur les 13 000 acres qui lui restent. Mais les difficultés persistent, malgré des débuts prometteurs: faillites partielles des récoltes plusieurs années de suite, incendie de plusieurs bâtiments, succès mitigé d'une ferme d'élevage de chevaux Clydesdale, récolte désastreuse en 1894, chute spectaculaire du prix du blé en 1895 et décès de son épouse la même année. C'en est trop et le Major Bell est forcé d'abandonner la partie en 1896; les terres, les bâtiments, les animaux et l'équipement sont vendus aux enchères. Seule la grange circulaire est préservée.

Le Major Bell n'en est pas pour autant acculé à la pauvreté. Il a d'autres ressources et il refait fortune dans le commerce du bois aux Bermudes, avant de revenir à Winnipeg où il meurt en 1913.

Malgré l'échec de l'entreprise, on peut dire que la ferme Bell a eu une influence marquante sur l'expansion de l'agriculture en Saskatchewan et dans l'Ouest. C'est là que l'on a démontré les avantages et les inconvénients de la mécanisation à grande échelle, ainsi que la nécessité de la jachère pour préserver la fertilité du sol fragile de la prairie.

(adapté de Indian Head, Indian Head and District Inc., lndian Head, 1984, pp. 60-63; renseignements supplémentaires dans John Hawkes, Saskatchewan & its People, vol. 2, S.J. Clarke, Régina. 1924, pp. 1039-1043; aussi Saskatchewan History, 19: 41-60)

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