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Pré Sainte-MarieÀ quelques kilomètres au nord-ouest du parc provincial de Greenwater Lake, l'automobiliste curieux peut s'arrêter auprès d'une grande pierre plate, dressée au milieu d'un bloc de béton. On peut y lire: Pré Ste-Marie. C'est à peu près tout ce qui reste aujourd'hui d'un hameau où des immigrants de langue française se sont établis durant les deux premières décennies de notre siècle. Celle qui devint la première institutrice, Clémence Lafont, raconte: «La famille Lafont habitait le Massif Central depuis plusieurs générations; mon grand-père y possédait une ferme et un moulin. La ferme ancestrale devait revenir à mon père, le cadet, car son frère aîné, Clément, s'était fait prêtre. Durant son service militaire à Mende, chef-lieu de la Lozère, mon père avait rencontré ma mère, Marie-Eugène Arnal; citadine dans l'âme, elle se rebellait à l'idée de vivre à la ferme, en compagnie des «vieux» comme le voulait alors la coutume. Ils se sont installés à Mende en 1896 et mon père est devenu sabotier. Quelques années plus tard, en 1910, la famille monta à Paris où vivaient déjà deux de nos oncles et une de nos tantes. Mon père avait toujours conservé un souvenir nostalgique de la vie à la campagne. L'abbé Émile Dubois, un agent-colonisateur, avait fait publier dans les journaux des descriptions éblouissantes des riches terres agricoles de l'Ouest canadien. Le gouvernement y offrait des concessions gratuites de 160 acres; quelle générosité aux yeux de Français habitués aux petites exploitations familiales! L'occasion lui semblait rêvée. Après avoir consulté son frère Clément et sa soeur, il décida de partir vers cette terre promise. «Nous étions en 1912 et la famille comprenait cinq enfants: moi Clémence, l'aînée, 15 ans, Maria, 13 ans, Louis, 8 ans, puis Jeanne, 4 ans et Marcelle, un bébé de quatre mois. Quand ma grand-mère apprit la décision, elle fit part de son inquiétude dans une lettre à mon père: pourquoi voulait-il amener ses pauvres petits enfants dans une contrée inconnue où ils allaient sûrement être dévorés par les Sauvages? «Nous sommes montés à bord de l'Ionian, en troisième classe. Le navire fit voile du Havre le 24 avril 1912. L'abbé Dubois était en compagnie de plusieurs émigrants qu'il avait recrutés. Si ma mémoire me sert fidèlement, nous étions la seule famille du groupe. Nous avons tous eu le mal de mer, mais les choses se sont replacées après quelques jours et nous avons pris plaisir au voyage: c'était toute une aventure! Ma pauvre mère, elle, devait s'occuper de la petite Marcelle que l'on avait vaccinée à bord et qui fut malade pendant toute la traversée. «Nous sommes arrivés à Québec le 3 mai et nous sommes montés immédiatement dans un train d'immigrants. Nous sommes descendus à Winnipeg le 7, après trois jours et trois nuits sur des bancs de bois, sans lit. Maman était épuisée. Nous faisions notre propre cuisine sur un poêle à charbon, à l'arrière du wagon. À Winnipeg, nous avons eu droit à une grande chambre à nous au Hall de l'Immigration, pendant que mon père continuait le trajet jusqu'à Star City, en Saskatchewan. Il fut décidé que Maria resterait à Saint-Boniface où elle serait servante dans une famille canadienne-française. J'ai suivi ma mère et les autres enfants à Star City où nous avons logé temporairement sur une ferme appartenant à un prêtre lyonnais, l'abbé Drapeau. Avec d'autres immigrants, mon père était parti explorer les cantons qu'on venait d'arpenter et d'ouvrir à la colonisation au sud de Crooked River, un petit village qui vivait de l'exploitation des forêts. Puis, mon père et moi avons acheté une vache, une génisse et un petit veau à Star City et nous les avons menés à pied le long de la voie ferrée sur une distance d'une vingtaine de milles. À Osgood, non loin de Crooked River, nous nous sommes arrêtés pour la nuit chez un fermier belge. Il nous a vendu un chariot et une paire de boeufs. Le lendemain, après avoir chargé les malles et les autres effets amenés de France, nous nous sommes mis en route. Papa et maman, avec le bébé sur les genoux, occupaient le siège et les autres enfants étaient montés dans le chariot. On avait attaché la vache à l'arrière du chariot; la génisse et le veau la suivaient de près. Moi, je fermais la marche. «Il y avait une bonne vingtaine de milles à parcourir et une forêt sauvage d'épinettes et de mélèzes couvrait les premiers 12 milles. Les arpenteurs et quelques colons avaient déjà ouvert une piste cahoteuse, encore toute pleine de souches. La pire difficulté, ce fut une fondrière de plusieurs milles de longueur. Il avait beaucoup plu en juin et en juillet, et le chariot s'enfonçait dans la mousse humide. Il a fallu détacher les boeufs à plusieurs reprises et les faire haler le chariot à distance, avec une chaîne. Le temps passait et nous avons tout juste réussi à sortir de la fondrière à la nuit tombante, encore à bonne distance du homestead. «Heureusement, des bûcherons travaillaient non loin de la piste et ils nous ont offert une de leurs tentes pour y passer la nuit. Le lendemain, nous avons repris la route. Le paysage changeait graduellement: les trembles remplaçaient les conifères, il y avait des prés ici et là, beaucoup de roses sauvages en pleine floraison, d'autres jolies plantes. Nous sommes enfin arrivés chez une famille canadienne-française, installée depuis l'année précédente à un demi-mille de ce qui allait devenir notre carreau. Les Mathon* nous ont alors laissé l'usage d'une cabane qui servait de poulailler. Papa et maman, avec l'aide d'un voisin, ont commencé à construire une maison de bois rond, avec un toit de tourbe. La porte du poulailler n'était qu'une simple couverture et, pendant deux mois, nous avons dû endurer les assauts des nuées de moustiques qui parvenaient à s'infiltrer. C'était ma mère, avec un petit bébé, qui en souffrait le plus. «Dès que les murs et le toit de la maison ont été complétés, nous nous sommes installés sur le plancher de terre battue. Entre-temps, on continuait à assembler les lits, les bancs, la table et les armoires. Mon père et moi avons ensuite fait deux voyages à Crooked River pour acheter du bois et les provisions essentielles; c'était un voyage aller-retour de deux jours. «La tragédie la plus cruelle frappa alors la famille. Mon père tomba subitement malade et mourut le 12 octobre 1912. Il avait à peine 44 ans. Ma mère, elle, n'avait que 35 ans. Il fut inhumé au flanc de la colline, en face de la maison. Des voisins allèrent chercher l'abbé Drapeau à Star City; il célébra les funérailles à la résidence des Mathon et il bénit la tombe. Maria, qui était restée jusque là à Saint-Boniface, vint rejoindre la famille. «Aucun de nous ne parlait anglais. J'avais bien étudié un peu d'anglais à l'école, à Paris, mais les quelques règles de grammaire et les quelques mots que j'avais retenus ne nous menaient pas bien loin! Nous avions la chance de vivre au milieu de Canadiens français et de Français; il n'y avait donc pas de problème de communication. Ma mère avait résolu de garder la famille autour d'elle, quoi qu'il advienne. Maria et Louis se chargeaient des corvées à l'extérieur: donner le foin au bétail, traire la vache, couper et fendre le bois. Notre menu était surtout fait de poules de prairie et de lièvres. Ceux-ci étaient si nombreux et affamés qu'ils s'attaquaient aux meules de foin et y laissaient de grands trous. Les nuits où la lune brillait, on se tenait près des meules, une longue perche à la main; on pouvait en assommer autant qu'on voulait. Ma mère en faisait de délicieux ragoûts. La rivière Barrière passait sur notre propriété et elle nous fournissait en poissons. Les malles vides, installées à l'extérieur, servaient de réfrigérateur. Nous avons acheté des patates et des navets chez les voisins; la vache nous donnait du lait et du beurre. Avec la farine, l'avoine et le sucre apportés de Crooked River, nous n'avions pas à souffrir. «Le printemps suivant, comme la région était suffisamment peuplée, l'abbé Dubois réussit à obtenir pour ma mère la position de maîtresse de poste. Le salaire: 10 dollars par mois. Le nouveau bureau de poste s'appelait Pré Sainte-Marie. On apportait le courrier une fois par semaine, l'hiver en traîneau à chiens, depuis Speddington, à 15 milles de là. Le bureau de poste se résumait en fait à quelques tiroirs pour ranger les lettres, les timbres, les mandats et les différentes formules de rapport. Les jours de courrier, les gens venaient de plusieurs milles à la ronde pour attendre la distribution; l'heure d'arrivée n'était jamais certaine. Nous avons continué ainsi pendant cinq ans, ensemençant un bout de terre, coupant du foin pour le troupeau de bétail qui augmentait d'année en année, gardant des poules et des cochons, cultivant un grand jardin potager. «En 1917, comme bon nombre d'enfants grandissaient sans aucune instruction, on mit sur pied un district scolaire. On construisit une petite école d'une seule pièce, à deux milles de notre homestead. Il n'était pas facile de trouver une maîtresse qui consente à venir enseigner dans ce coin perdu. Apprenant que j'avais fait des études secondaires en France, les voisins persuadèrent ma mère de m'envoyer au couvent pour compléter mes études. L'abbé Dubois me conseilla l'Académie de Sion à Prince-Albert. En septembre 1917, j'ai repris mes études, interrompues depuis cinq ans. J'avais entre-temps appris quelques rudiments d'anglais, surtout par la lecture. En juin 1918, j'ai obtenu un certificat me permettant d'enseigner pendant un an. Après un bref cours à l'École normale durant les vacances d'hiver en janvier, février et mars 1919, on m'a décerné un brevet professionnel. C'est ainsi que 17 enfants, de 6 à 14 ans, ont pu commencer leurs études. Chaque jour, Jeanne, Marcelle et moi partions pour l'école à pied. Comme tous les élèves, nous apportions notre dîner; le midi, on le faisait réchauffer sur le gros poêle à bois qui servait de seul système de chauffage. Pour l'hiver, nous avons acheté un cheval et une carriole. On ne pouvait pas aller à l'église le dimanche; on lisait le missel à la place. De temps à autre, un prêtre de Star City, Prince-Albert ou Tisdale venait célébrer l'office divin, d'abord dans le grand salon des Mathon, et plus tard à l'école. Comme le prêtre devait être dans sa propre paroisse le dimanche, il ne venait jamais ce jour-là. Lorsqu'on annonçait son arrivée, les commissaires d'école – tous des catholiques – déclaraient une demi-journée de congé. Tous les gens du district abandonnaient le travail, mettaient leurs beaux habits et, quel que soit le jour indiqué au calendrier, c'était dimanche! Après mon départ pour le noviciat des Soeurs de Notre-Dame de Sion à Prince-Albert en 1921, on a construit une petite église de bois.» C'est ainsi que se terminent les souvenirs de Soeur Elmina de Sion. Le nom Pré Sainte-Marie a été choisi, dit-on, par l'abbé Émile Dubois. Le «Pré» rappelait les prés au milieu de la forêt, tandis que le «Sainte-Marie» rendait hommage à la volonté de Mme Marie Lafont qui, malgré la dure épreuve qu'elle eut à subir quelques mois à peine après son arrivée au Canada, fit souche dans cette région infiniment moins hospitalière que sa France natale. * Il s'agit vraisemblablement de la famille de Zoël Matthon. (adapté de A Season or So: a history of the people of Bjorkdale and surrounding districts, Bjorkdale Historical Committee, Bjorkdale, 1983, pp. 245-247) |