Drapeau fransaskois le Musée Virtuel Francophone de la Saskatchewan
Accueil Musées Pionniers Récits Anecdotals Archives et Folklore Parlure Fransaskoise
Accueil Musées Pionniers Récits Archives Parlure
 
 

Abandon d'un homestead


«Les paroles s'envolent et les écrits restent» dit le proverbe. Et c'est précisément afin de s'assurer que son passé soit préservé que la Saskatchewan a encouragé la rédaction d'albums historiques régionaux, d'abord lors de son cinquantenaire en 1955, puis de façon plus concrète et méthodique à l'occasion de son soixante-quinzième anniversaire en 1980. L'urgence d'une telle démarche ne se discutait pas. Les enfants des dizaines de milliers de pionniers venus fonder un foyer dans la province avant la Première Guerre mondiale étaient devenus de vénérables septuagénaires: il importait donc de recueillir sans délai leurs souvenirs et leurs impressions. Des comités formés de résidents de longue date menèrent les recherches, retracèrent les membres de familles depuis longtemps dispersées et dirigèrent la rédaction.

Les résultats de ces efforts parlent d'eux-mêmes. Il existe à présent plusieurs centaines de ces albums qui racontent, chacun à sa manière, le passé d'un district. Mais ils ne peuvent tout dire, faute de place, de renseignements précis et, quelquefois aussi, de patience et d'intérêt des rédacteurs. Ils constituent néanmoins un point de départ utile pour quiconque s'intéresse à l'histoire de la population française en Saskatchewan. C'est ainsi que dans l'album de Wadena, Pages From the Past, on peut lire un passage intitulé «Colons canadiens français de Paswegin»:

«Les premiers colons du district de Paswegin, à l'exception de John Lamb, étaient des Canadiens français. Ils se sont installés avant l'arrivée du chemin de fer, avant même l'ouverture de la région à la colonisation.

«Il y avait des Villeneux (12 enfants) et trois familles de Lamotte, soit Joe, Tom et Delpheses; le homestead de ce dernier était le NW 10-35-14-W2nd. Il en fit l'entrée en 1903 et reçut les lettres patentes en 1908.

«Marshall Assailley possédait une quincaillerie et une forge à Paswegin; sa famille s'occupait en même temps du central téléphonique. Mme Laura Assailley était la belle-soeur de Joe Lamotte. Les Assailley avaient trois enfants et ils déménagèrent à Périgord vers 1919.

«Les Villeneux habitaient à un mille ou deux au sud-est de Paswegin. Ils avaient 12 enfants et ils partirent durant la guerre.»

Il faut d'abord rectifier quelques détails. Les «Villeneux» s'appellent en réalité Villeneuve et ils sont originaires de l'Ontario. Quand à ce «Delpheses Lamotte», c'est plutôt Dolphis Lamothe. «Marshall Assailley», lui, peut reprendre sa véritable identité de Marcel Assailly; on le retrouvera plus tard à Périgord. Cette confusion s'explique facilement. Avec le passage des ans et l'anglicisation progressive d'un district, on prend l'habitude d'écrire et de prononcer les noms à l'anglaise. Les erreurs se perpétuent, jusqu'à ce qu'on ait complètement oublié l'orthographe correcte. D'ailleurs, comme plusieurs des nouveaux arrivants sont illettrés, les employés du bureau des Terres du Dominion emploient à leur aise et sans jamais se faire reprendre une orthographe fantaisiste sur les formules officielles.

Pour quelle raison les Villeneuve, les Lamothe et les autres familles canadiennes françaises se sont-elles établies dans ce district à l'été de 1903? Les nouveaux arrivants ne sont ni des romantiques séduits par la beauté des lieux, ni des idéalistes inexpérimentés se choisissant une terre au hasard dans un nouvel Éden. Ce sont des gens de la terre et ils connaissent leur métier; un motif d'ordre économique explique leur décision. L'endroit choisi est situé sur le tracé de la ligne transcontinentale du Canadian Northern qui doit traverser la région cet automne-là. Comme le chemin de fer constitue le seul moyen d'expédier le blé, les fermiers établis près des voies ferrées bénéficient d'un avantage marqué. En effet, le jeu du marché des grains fait que le prix diminue considérablement à l'automne, alors que des millions de boisseaux sont livrés en même temps et que les élévateurs s'engorgent. Celui qui réussit à livrer son blé le premier en vendra plus et il recevra un bien meilleur prix.

On peut aussi se demander si les renseignements que révèlent ces quelques paragraphes permettent de se faire une idée juste des conditions d'existence des principaux acteurs de cette scène. N'y aurait-il pas quelques moments de la vie des Villeneuve, par exemple, que l'on pourrait vivre avec eux? Pour cela, il faut retourner aux dossiers du gouvernement.

Jean-Baptiste Villeneuve, âgé de 51 ans, arrive en 1903 avec ses 11 enfants, dont plusieurs ont déjà plus de 18 ans. Il se réserve un homestead le 10 juillet de cette année-là au bureau des Terres du Dominion à Yorkton, en même temps que son fils Sévère. Il déclare venir de Findlay, au Manitoba, tout comme son voisin Dolphis Lamothe. Il se met immédiatement à la tâche en bâtissant une belle maison de bois et en «cassant» une dizaine d'acres de terre. Il a tout pour réussir: il possède de toute évidence des ressources financières suffisantes, le sol semble fertile et l'eau est abondante. Mais le 13 février 1908, il est forcé d'adresser au gouvernement une demande de grains de semence pour la saison de culture qui approche. Il n'a même plus les moyens d'acheter lui-même la trentaine de minots nécessaires aux semailles et les produits chimiques pour traiter la semence. Comment en est-il venu à ce point?

Il a cassé une dizaine d'acres en 1904, cinq acres en 1905 ainsi qu'en 1906, dix autres l'année d'après. Sur les 160 acres de sa propriété, déclare-t-il sur la formule d'avance de semences, une bonne centaine est cultivable et le reste convient pour les pâturages. Il indique qu'il a bâti une maison, trois étables, une grainerie, un puits et des clôtures, un investissement total d'environ 2000 $. Il garde aussi quatre chevaux, sept têtes de bétail et quatre porcs. Sa demande d'aide est agréée et il peut ainsi ensemencer ses champs, espérant se rattraper de ses pertes grâce à une bonne récolte.

Pourtant, on retrouve dans les dossiers du gouvernement une demande d'abandon du homestead, signée d'une croix par Jean-Baptiste Villeneuve le 18 décembre 1908. Cette fois-ci, il est véritablement à bout. Il déclare qu'il lui est absolument impossible de survivre sur ce terrain, car il est trop alcalin. Il y demeure depuis juillet 1904 (sic), ajoute-t-il, et il est bien forcé d'y vivre encore car c'est la seule maison qu'il possède. Il estime sa valeur actuelle à 1000 $. Elle mesure 24 pieds sur 18 et comporte deux étages; le bois de cèdre, expédié de l'Ontario, a coûté à lui seul plus de 600 $. Le pionnier affirme qu'il a cassé 37 acres la première année de son arrivée (peut-être veut-il dire «depuis» son arrivée), qu'il les a ensemencés depuis ce temps-là et que la meilleure récolte obtenue a été 60 minots d'avoine d'une valeur de 15 $. Bien sûr, il y a lieu de douter de l'exactitude de ces chiffres, mais il est néanmoins certain que les revenus sont insignifiants par rapport à la somme investie. Pourtant, le sol de la région est généralement fertile puisqu'il appartient à la catégorie des sols noirs calcaires. Il faut supposer que cette terre en particulier est mal drainée et que le sel s'y est accumulé.

Néanmoins, Jean-Baptiste Villeneuve a rempli les conditions pour obtenir les «lettres patentes» du homestead: résidence six mois par an pendant trois années consécutives et mise en culture d'au moins 30 acres. Il n'a qu'à vendre son homestead et aller s'établir ailleurs! Mais alors pourquoi ne trouve-t-on pas de demande à cet effet dans les dossiers du gouvernement? Villeneuve sait fort bien qu'il n'a droit qu'à un seul homestead dans sa vie: s'il obtient celui-là, il lui sera interdit de s'en réserver un autre ailleurs. Or, son terrain a très peu de valeur, car il est trop alcalin. Le prix qu'il pourra en tirer sera par conséquent insuffisant pour lui permettre d'acheter une autre terre ailleurs. Il n'a donc pas le choix: malgré les milliers d'heures de travail, les années de labeur investies dans le projet, il abandonne ce homestead et s'en réserve un autre ailleurs.

Il part s'établir près d'un groupe de familles métisses dans la région de Périgord, dont il devient le premier colon blanc. À 57 ans, il repart à zéro, ou presque. Le 26 octobre 1909, il fait enregistrer l'«entrée» d'un homestead, casse une trentaine d'acres au cours des années qui suivent, garde une douzaine de têtes de bétail et plusieurs chevaux. Finalement, il en obtient les lettres patentes en 1913.

C'est ainsi que quelques paragraphes, relevés au hasard dans l'histoire d'un district où n'habite plus aucun Franco-Saskachewannais, peuvent nous aider à lever le voile sur un événement pénible de la vie d'un des pionniers de langue française de notre province. On a calculé qu'entre 50 et 60 p. 100 des homesteads de la Saskatchewan ont ainsi été abandonnés à un moment ou à un autre. Que de drames se cachent derrière ces milliers d'abandons! S'il fallait trouver un coupable, on pourrait dire que c'est le gouvernement fédéral, tellement pressé de peupler l'Ouest qu'il ne prit même pas la peine d'effectuer des relevés précis sur la fertilité des sols; il ouvrit à la culture des centaines de milliers d'acres qu'il eût mieux valu laisser en friche ou réserver aux pâturages.

(passage tiré de Jessie Jesmer, Pages from the Past, Paswegin History Committee, Wadena, 1982, pp. 48-49; renseignements supplémentaires, Homestead Files aux Archives provinciales)

Retour