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Derniers troupeaux de bisonEn 1945, l'Institut d'Ethnologie du Musée de l'Homme à Paris fait paraître un ouvrage magistral d'un ethnologue français, Marcel Giraud, intitulé Le Métis Canadien. Sur quelque 1300 pages, Giraud trace l'histoire de ce peuple fier, depuis les premières pénétrations des Français dans l'Ouest par la voie d'eau des Grands Lacs. Giraud souligne que la disparition du bison peut être considérée comme une étape importante, capitale même, de la lente «décadence morale», et de la «déchéance matérielle» des Métis. Dans les dernières pages de son constat d'une rigueur toute scientifique, on peut lire en filigrane le tourment que lui causent ces tristes constatations tout autant que l'absence de solutions réalistes pour renverser le courant. Néanmoins, dans le chapitre sur la disparition du bison, il n'hésite pas à rejeter sur le dos des Métis, insouciants, la responsabilité de la destruction des derniers troupeaux: «La destruction dura une dizaine d'années environ. Elle se fit, par étapes graduelles, coupées d'alternatives de pénurie et d'abondance, liées elles-mêmes aux causes habituelles qui déplaçaient les troupeaux à travers la Prairie, tantôt vers le Park Land, tantôt vers les pâturages de la rivière Qu'Appelle ou de Saskatchewan du Sud, tantôt vers les collines qui dominaient la plaine. Mais ces déplacements deviennent de plus en plus irréguliers, car les troupeaux se morcellent et se réduisent, et peuvent, pendant plusieurs années consécutives, déserter les secteurs qu'ils avaient coutume de fréquenter. Ce morcellement entraîne à son tour la dispersion des hivernants en cellules de plus en plus limitées, ce qui ne laisse aucun répit aux animaux et leur porte le coup de grâce. «Dès 1871, les missionnaires qui accompagnaient les métis dans leurs pérégrinations commencèrent à relever les défaillances dans les districts privilégiés, à Saint-Albert, au Sud de la rivière Qu'Appelle. Dès lors, la chasse leur apparut comme une activité vouée à disparaître. Les périodes de disette se prolongèrent davantage, et le phénomène affecta des secteurs toujours plus étendus. «Le jeûne», disait le P. Lestanc, «ravage chaque année dans un endroit». «En 1872, ce fut le Park Land de Saint-Albert qui souffrit le plus. Les métis du lac Sainte-Anne durent, à l'automne, pour suivre les animaux jusque sur les bords de la rivière La Biche (Red Deer River), «chose inouïe à pareille époque». Beaucoup, surpris par l'hiver dès le mois d'octobre, durent se créer des abris de fortune et rester dans la Prairie. D'autres rentrèrent, avec les métis de Saint-Albert, mais sans pouvoir ramener leurs charrettes, qu'ils abandonnèrent jusqu'au printemps. Les animaux se concentrèrent vers la rivière Qu'Appelle et la Montagne des Bois. Mais les chasseurs s'y portèrent en si grand nombre que la menace d'anéantissement éveilla une appréhension grandissante. «En 1873, les pâturages de la même région, ceux de la rivière Blanche et de la Montagne aux Cyprès constituèrent le secteur de prédilection des troupeaux et des chasseurs. Ce fut alors un «gaspillage insensé d'animaux et de viande», un massacre systématique qui résista à toutes les admonestations du missionnaire. Celui-ci prédit les effets immédiats de l'hécatombe: elle se poursuivit sans désemparer pendant les mois de février et de mars; puis la pénurie succéda à cette prospérité, mais sans amender les métis et sans raisonner leur insousiance. Cependant, la région de Saint-Albert subissait une disette persistante, et les pâturages de la Saskatchewan du Sud paraissaient se dépeupler. L'hiver de 1874 fut encore, pour les métis de Saint-Laurent, un hiver de disette. Les camps qui s'échelonnaient sur la Saskatchewan furent réduits à consommer les loups empoisonnés dont les dépouilles parsemaient la Prairie. «Bientôt, les familles durent abandonner les rives du fleuve pour gagner la rivière Blanche, où les animaux étaient nombreux. Dans les parages de Saint-Albert, la chasse était également abondante, ce qui faisait oublier aux métis l'avertissement qu'aurait dû leur apporter son incertitude grandissante. Partout où il y avait des animaux, comme à la rivière Blanche, l'extermination continuait, et les Américains faisaient de riches moissons de robes. «L'année 1875 fut encore une année de disette. Le secteur de la rivière Qu'Appelle souffrit beaucoup aussi: les Indiens craignant la disparition imminente des bisons, demandèrent au lieutenant-gouverneur des distributions supplémentaires de vivres. Mais, après un hiver où des centaines de familles furent menacées de périr de faim, l'été ramena l'abondance à proximité de la rivière Qu'Appelle et dans les environs de Saint-Albert, et, en 1876, les pâturages de la Saskatchewan du Sud reprirent leur animation. De grandes chasses se déroulèrent, en été et en automne, à l'image des chasses de la Rivière Rouge. «La situation ne s'était pourtant pas modifiée dans son ensemble. L'abondance était toujours compensée par la pénurie d'un ou de plusieurs districts. La disette reparut dans la région d'Edmonton, et les derniers refuges du bison commencèrent à se dessiner dans la Montagne aux Cyprès et dans les parages de la rivière au Lait: retranchements provisoires d'ailleurs, car l'afflux des chasseurs permettait d'y envisager une rapide extermination des troupeaux. Cette situation se prolongea l'année suivante. Tandis que les animaux devenaient rares sur la rive gauche de la Saskatchewan du Sud, ils formaient, sur la rive droite, des concentrations importantes qui pourvoyaient à l'alimentation de nombreux camps d'hivernants, surtout dans le voisinage de la Montagne aux Cyprès et de la rivière au Lait. Il en fut de même en 1878: ces deux derniers emplacements restèrent les points de concentration des troupeaux. Beaucoup de métis, craignant l'application des lois élaborées par le Conseil du Nord-Ouest en vue de réglementer la chasse et de prévenir l'anéantissement des bisons, appréhendant au surplus l'arrivée dans la Montagne aux Cyprès d'un grand nombre d'Indiens fuyant les troupes américaines, se rendirent à la rivière au Lait où ils se groupèrent autour du Père Génin. Mais d'importants hivernements se formèrent également dans la montagne, tandis que les animaux désertaient définitivement la Prairie. Cette année-là, les métis de Saint-Laurent durent aller jusqu'à la rivière à l'Arc (Bow River), sans beaucoup de succès. Les chasses d'été et d'automne furent également mauvaises. «En 1879, les pâturages de la rivière Qu'Appelle, où, l'année précédente, on avait encore signalé des animaux, étaient abandonnés à leur tour. Les métis de Saint-François-Xavier qui arrivèrent alors dans la région de Saint-Lazare ne virent plus d'animaux. La région de Saint-Albert enfin connut pendant l'hiver de 1879 sa dernière période d'abondance. Les bisons disparurent ensuite. La famine, depuis longtemps prévue, éclata brusquement dans les plaines de l'Ouest. Le long de la Saskatchewan, autour des missions et des premiers noyaux de colons, des groupes d'Indiens se concentraient, en quête de nourriture. Quelques-uns se livraient à des actes de pillage. Les baies et les racines étaient leur seule nourriture. En juin 1879, le lieutenant-gouverneur Laird appréhendait, quelle que fût l'issue de la récolte, un hiver difficile et troublé. De plus en plus, en effet, les derniers troupeaux restèrent «au delà des lignes», où le gouvernement américain, pour affamer les Sioux qui s'étaient réfugiés en territoire britannique, s'efforçait de les retenir. La Montagne des Bois, la Montagne aux Cyprès entrèrent dans une phase de déclin qui paralysa le rythme habituel des hivernements et détermina la dislocation des métis en groupes de plus en plus infimes. Un incendie qui éclata dans la Prairie à l'automne de 1879 diminua encore les possibilités de subsistance des hivernants, et accentua l'exode vers la rivière au Lait et le bassin de la Judith, à 20 milles environ au Sud du Missouri, où la présence des animaux permit la concentration de quelque deux cents familles divisées en de nombreux hivernements. Les Sioux, réunis, au nombre de 1.500 à 2.000 familles, à la limite des deux territoires, afin de pouvoir échapper aux troupes américaines tout en se ménageant la possibilité de chasser sur les terres de l'Union, formaient d'ailleurs un cordon protecteur qui entravait la migration éventuelle des bisons vers les Territoires du Nord-Ouest. En mars 1880, le P. Hugonard écrivait de la Montagne des Bois: «Dans nos prairies, tout est de plus en plus triste. Les buffalos ne viennent plus de ce côté de la ligne, il n'y vient que des Sioux qui vivent en chassant de l'autre côté... Tout va se disperser au printemps». En juillet, il annonçait que la chasse avait cessé: «La Prairie est décidément finie...»
«Aussi l'hiver de 1879-80 fut-il particulièrement dur pour les métis et les Indiens. Le froid fut exceptionnellement rigoureux, de violentes tempêtes de neige balayèrent les espaces découverts de la Prairie, dont un nouvel incendie avait, à l'automne, détruit les pâturages. Les chevaux périrent en grand nombre dans les camps d'hivernants. Réduits par la famine, un certain nombre de Sioux durent se résoudre à franchir la frontière américaine et à faire leur soumission. De la Montagne aux Cyprès, de la Montagne des Bois, de nouveaux hivernants, pour sauver leurs enfants du froid et de la faim, se rendirent vers les pâturages de la rivière au Lait et du Missouri. De Saint-Laurent, les chasseurs s'obstinèrent encore à tenter leur chance dans la Prairie. Ils quittèrent la mission au printemps et durent, à leur tour, passer en territoire américain, d'où ils revinrent avec de médiocres chargements. La chronique de Saint-Laurent cesse dès lors toute allusion aux hivernements et aux expéditions d'été. En 1881, le bruit se répandit du retour des animaux entre la Montagne des Bois et la Montagne aux Cyprès. Les métis de la rivière Qu'Appelle, abandonnant leurs champs en toute hâte, se rendirent encore dans la Prairie, mais ce fut en vain. «Un petit nombre d'animaux paraît cependant être encore resté dans la Prairie, puisque, dans la région de Willow Bunch, les hivernants participent, pendant l'été de 1881, à une expédition de chasse, d'où ils reviennent seulement au début de l'hiver. Il en est de même en 1882: les hivernants de la Montagne des Bois chassent encore. Mais leur retour de plus en plus tardif indique qu'ils rencontrent des difficultés croissantes. En 1883 enfin, une dernière expédition a lieu, peu nombreuse, organisée par les métis de Willow Bunch. Elle marque le terme de la chasse au bison. À l'entrée de l'hiver, les animaux ont complètement disparu. Les hivernants doivent se rendre à l'évidence. Ils vendent les chevaux qui avaient toujours été pour eux le signe de la richesse et le moyen de se procurer la subsistance de leurs familles. S'ils ne renoncent pas à fréquenter leurs lieux d'hivernement habituels, la Montagne des Bois, la Montagne de Tondre, la Montagne aux Cyprès, ils doivent désormais chercher leur subsistance dans la chasse des loups et des canards, qui ne leur apporte qu'une nourriture aléatoire et insuffisante. En 1884, il n'y a plus «l'ombre d'un bison» dans la Prairie.» (tiré de Marcel Giraud, Le Métis Canadien, Institut d'Ethnologie, Paris, pp. 1159-1166; pour faciliter la lecture, les règles courantes sur l'élision dans les citations ont été écartées) |