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Grange à l'échelle texaneLe vocabulaire texan, c'est bien connu, ne contient que des superlatifs: le plus grand, le plus beau, le plus riche. Et quand ils parlent d'élevage, les Texans vantent leurs troupeaux de Longhorns et leurs ranches, les plus vastes du monde. Mais sur un point au moins, la Saskatchewan a su faire mieux que les éleveurs texans. La plus grosse grange jamais construite en Amérique du Nord n'était ni à Abilène ni à Fort Stockton, mais bel et bien chez nous, près du village de Leader. Un Américain du Kentucky, William T. Smith, avait fait fortune dans le commerce et l'élevage au Montana et au Manitoba. On l'avait affublé du surnom de Horseshoe, car il avait adopté un fer à cheval pour son emblème. Ce personnage complexe possédait les pires défauts et les meilleures qualités de beaucoup de ceux qui atteignent la richesse à la seule force des poignets: d'un naturel prompt, souvent brutal, arrogant et manipulateur, il savait aussi être loyal et généreux à l'extrême. C'était en bref le produit typique d'un capitalisme flamboyant dont on fait aujourd'hui les héros de téléromans. En 1901, il s'installe le long de la rivière Saskatchewan-Sud, non loin du confluent de la rivière Red Deer. Il s'est fixé pour but de créer le plus grand ranch de tout le territoire de l'Assiniboia. Avec l'aide d'un riche parent de Winnipeg, il achète des troupeaux entiers de chevaux, de moutons et de bêtes à cornes au Montana. Lorsque les colons commencent à affluer dans l'Ouest canadien après 1903, il est prêt à leur vendre des chevaux par milliers. Il ne perd aucune occasion d'arrondir sa fortune: comme ses terres sont couvertes de trembles, il se fait construire une scierie. Les troncs sont débités en planches et en madriers pour la construction des maisons et des étables; les «croûtes» servent à l'érection de clôtures et d'abris pour le bétail. Il fait ensuite l'achat d'un gigantesque tracteur à vapeur de 125 chevaux pour casser la terre et y semer de la luzerne. Il a 10 000 acres de terre en culture ou en pâturages, dont 2000 sont irrigués. On raconte même qu'à l'automne ses meules de foin mesurent près d'un kilomètre de longueur. C'est en 1914, alors qu'il va avoir 70 ans, que Smith décide tout à coup de construire une grange à la mesure de son ranch. Il possède plus de 2000 chevaux, 1600 mules, 2000 porcs et 6000 moutons, sans compter le bétail; il n'a donc aucune difficulté à emprunter près de 90 000$ pour le projet. Il fait dresser les plans et confie la construction à une firme de Brandon, au Manitoba. Encore de nos jours, les dimensions de la grange frappent l'imagination: 120 mètres de longueur, 40 de largeur et 18 de hauteur, sur trois étages! Smith fait venir le bois de construction de la Colombie-Canadienne par pleins wagons de chemin de fer... 32 en tout. Le premier grossiste auquel il commande un plein wagon de clous croit avoir affaire à un lunatique et il jette la lettre au panier. Pour ne pas risquer de se retrouver à court de clous durant la construction, Smith en commande alors un wagon et demi. Horseshoe Smith fait d'abord couler des fondations de 60 centimètres de largeur et d'un mètre de profondeur. Pour terminer le travail, il faut 30 000 sacs de ciment et d'innombrables charges de gravier tiré de la cailloutière du ranch. On lève ensuite le carré; l'équivalent de 875 000 pieds de planche y passe. On cloue sur la toiture 5500 mètres carrés de tôle galvanisée. On installe plus de 100 fenêtres et sept aérateurs géants. Une bonne centaine de charpentiers est à l'oeuvre pendant cinq mois. Smith sait construire en grand, c'est certain; il sait aussi célébrer en grand. Il invite tous les ouvriers, les cowboys du ranch et les gens du district au bal traditionnel qui marque la fin des travaux. Il engage deux orchestres pour jouer aux extrémités opposées de la grange. Les couples se retrouvant au milieu entendent une schottische d'une oreille et une polka de l'autre: quelle joyeuse confusion! Quant aux cuisiniers, ils s'affairent depuis déjà plusieurs jours à la préparation d'un buffet digne des plus grandes occasions. Pourtant, on s'aperçoit bientôt que le projet a été mal conçu. L'aération se fait mal; la grange demeure humide et des différences de température même très légères entre les étages créent des courants d'air glaciaux. D'ailleurs, on n'a rien prévu pour nettoyer facilement les stalles et l'accumulation des déchets cause des maladies. Une partie des 1200 bêtes à cornes qu'on veut y faire hiverner succombe la première année. C'est ce désastre financier qui va sonner en fin de compte le glas de l'entreprise. Smith meurt quatre ans plus tard à l'âge de 73 ans. Il est malade depuis plusieurs années et une infirmière se tient à ses côtés jour et nuit. La légende veut que chaque fois qu'il passe devant la grange, il lève le poing en s'écriant: «Cette maudite grange finira bien par me tuer!» Quelque temps après son décès, une compagnie de fiducie prend possession du ranch et ordonne la démolition immédiate de la grange. Le bois est vendu aux fermiers des environs qui s'en servent pour ériger plusieurs dizaines de granges aux dimensions plus raisonnables. Il ne reste aujourd'hui plus rien de ce qui fut la plus grosse grange jamais construite en Amérique du Nord. (adapté de Jo-Ann Tetlock, Pages of the Past, Leader Lioness Club, Leader, 1981, pp. 147-152) |