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Langue et tempérance


À première vue, les questions de la protection de la langue française et de la tempérance ont peu de choses en commun. Pourtant, au début des années 1920, elles étaient étroitement liées et donnèrent lieu à un grand débat dans les milieux franco-catholiques de la Saskatchewan.

Un grand mouvement de réforme sociale était à l'oeuvre dans l'Ouest canadien depuis la fin du siècle dernier. Formé de divers groupements menés pour la plupart par des anglo-protestants, ce mouvement visait essentiellement à «rendre la société meilleure» par l'adoption de mesures touchant l'économie, la politique, l'éducation et la vie sociale. Le groupement prohibitionniste, opposé à l'usage de l'alcool sous toutes ses formes, fut l'un de ceux qui eurent le plus de succès. Alors que la Grande Guerre devenait plus meurtrière d'année en année, de grands segments de la population raidirent considérablement leur attitude morale, afin d'être «dignes des nobles sacrifices» consentis par les soldats canadiens enlisés dans les tranchées de France. L'ouvrier ivre, disait-on, ne peut produire d'armes pour les soldats, et le grain de son whisky ne peut nourrir la mère-patrie. Qu'importe si les soldats eux-mêmes affirmaient préférer une ration de whisky à une caisse supplémentaire d'obus, les bien-pensants retroussèrent les manches. La consommation et la vente de l'alcool étaient continuellement prises à partie dans les journaux, sur les tribunes politiques et du haut des chaires protestantes.

En mars 1915, le commerce de l'alcool devenait un monopole du gouvernement de la Saskatchewan. Tous les bars et les débits de boisson fermaient leurs portes et l'alcool n'était plus vendu qu'en petites quantités dans des «dispensaires» du gouvernement. Le système fonctionnait à la satisfaction de tous et semblait en effet contribuer à une baisse sensible de la consommation d'alcool, des cas d'ivresse publique et de la brutalité familiale. Mais les prohibitionnistes n'eurent de cesse que le gouvernement fît appel au peuple lors d'un référendum en décembre 1916; à l'exemple des Manitobains et des Albertains, les Saskatchewannais votèrent la prohibition.

Les Franco-Canadiens de la Saskatchewan se trouvaient dans une situation délicate lors de ce référendum. Les prohibitionnistes faisaient éhontément appel à un patriotisme exagéré et chauvin, allant jusqu'à affirmer que «quiconque votait en faveur de l'alcool ferait aussi bien de s'enrôler dans les armées du Kaiser». Mais les Canadiens français habitaient le Canada depuis trois siècles et ils n'avaient de leçon de patriotisme à recevoir de quiconque, encore moins d'Anglais qui auraient saigné le pays à blanc sans sourciller pour la plus grande gloire de la Couronne britannique. Les Franco-Saskatchewannais votèrent donc majoritairement contre la prohibition en 1916.

La bataille venait à peine de s'engager. Le référendum interdisait la vente de l'alcool en Saskatchewan, mais non sa distribution au-delà des frontières provinciales, car le commerce interprovincial relevait de la seule autorité fédérale. De grands entrepôts d'alcool furent donc bâtis de part et d'autre des frontières. Les Manitobains achetaient leur alcool en Saskatchewan, et les Saskatchewannais achetaient le leur au Manitoba; cet arrangement profitait aux camionneurs et aux bandits qui contrôlaient le trafic.

Finalement, incapable de résister plus longtemps aux pressions des provinces de l'Ouest, le gouvernement d'Union à Ottawa adopta un arrêté-en-conseil le premier avril 1918, interdisant tout commerce interprovincial de l'alcool. La Saskatchewan était au régime sec.

Pourtant, une fois que les règlements du temps de guerre cessèrent d'être officiellement en vigueur à la fin de 1919, rien n'empêchait la reprise du commerce de l'alcool. Ottawa modifia donc sa Loi sur la Tempérance, donnant aux provinces la possibilité d'organiser un nouveau référendum pour mettre un terme, une fois pour toutes, à l'importation de l'alcool. En Saskatchewan, le référendum fut fixé au 25 octobre 1920.

Les Franco-Saskatchewannais, outre qu'ils ne croyaient guère à l'utilité ou au bien-fondé de la prohibition totale, avaient entrevu un danger. Dans l'éditorial du Patriote de l'Ouest du 13 octobre 1920, Donatien Frémont affirmait que la «prohibition est un produit du puritanisme anglo-saxon», que le mouvement prohibitionniste était purement sectaire et que l'on voulait même refuser aux prêtres le vin de la célébration de l'office divin. De plus, proposait-il, la prohibition «porte atteinte à la liberté individuelle» et «frappe surtout la masse des citoyens sobres». Elle encourageait aussi le commerce illégal des boissons alcooliques et la prolifération des alambics clandestins. Enfin, elle semblait «un acheminement nouveau vers le socialisme d'État».

Plusieurs cercles locaux de l'Association Catholique Franco-Canadienne de la Saskatchewan organisèrent des réunions extraordinaires pour discuter de la question. Le cercle de Saint-Brieux s'inquiétait tout particulièrement de la pente dangereuse sur laquelle s'engageait le gouvernement en voulant «faire un référendum sur toutes les questions épineuses» qui lui étaient présentées. Il craignait tout particulièrement «le jour où le gouvernement tracassé par une bande de fanatiques qui lui demanderait la suppression pure et simple des langues autres que l'anglais, soumettrait au peuple une simple question: Êtes-vous en faveur de l'abolition des langues étrangères dans la province?» Comme il ne pourrait alors y avoir que deux réponses, oui ou non, les modérés n'auraient aucune chance de nuancer l'expression de leur opinion et le résultat du référendum serait fatal à la minorité canadienne française. Ensuite, rien n'interdirait à ces gens-là de s'attaquer à la religion et à l'enseignement en général.

Les Franco-Canadiens préféraient l'adoption de mesures restrictives plutôt que la prohibition pure et simple. Ne pouvait-on pas, par exemple, vendre de l'alcool aux seules personnes âgées de 21 ans et plus, restreindre la quantité vendue à deux litres par personne et par mois et conserver le système des dispensaires du gouvernement? Les Franco-Canadiens de Saint-Hubert, eux, insistaient que chacun devrait toujours jouir du «droit de fabriquer chez lui ce qui lui plaira pour sa propre consommation».

Il est évident qu'à cause de leur petit nombre, les Franco-Saskatchewannais eurent peu d'influence sur le résultat du vote. La seule question posée était la suivante: «L'importation et l'introduction des liqueurs enivrantes dans la Province sera-t-elle interdite?» La prohibition fut adoptée, mais par une très faible majorité, soit à peu près 10 000 votes. Les centres de langue française votèrent presque en bloc contre le projet. Ainsi, on compta 98 non et 28 oui à Marcelin; à Duck Lake, il y eut 174 non et 32 oui.

C'est à Donatien Frémont que revient le mot de la fin dans toute cette histoire. Dans son éditorial du 3 novembre 1920, il signalait qu'étant donné le nombre d'abstentions et la très faible majorité du vote prohibitionniste, les autorités provinciales n'étaient pas plus avancées qu'avant. Le principal obstacle «à la stricte observance des règlements» demeurait encore «le peu d'autorité de ces règlements auprès du public et la parfaite indifférence de celui-ci à l'égard de la punition des coupables, (allant) jusqu'à la sympathie et la complicité».

Le recours fréquent au référendum perdit sa popularité avec la mort du mouvement pour la «législation directe» vers le milieu des années 1920 et la minorité franco-saskatchewannaise n'eut jamais à subir d'attaques venant de ce côté-là. Heureusement d'ailleurs, car la manipulation des nouveaux moyens de communication – comme on allait bientôt le voir en Allemagne – permettait d'agir plus efficacement sur la volonté du peuple et de mener plus facilement les masses. La petite minorité n'aurait jamais pu résister à de tels déchaînements des passions.

(adapté du Patriote de l'Ouest des 13, 20 et 27 octobre, 3 novembre 1920)

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