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Noblesse et prairieLa plupart des immigrants en Saskatchewan appartenaient à la classe paysanne ou aux couches moyennes de la société urbaine. Mais quelques membres de la petite et de la haute noblesse d'Angleterre, de France et d'autres monarchies européennes se sont aussi intéressés à cette région du monde. Plusieurs comtes français ont, par exemple, formé une colonie entre 1886 et 1898 à Saint-Hubert, dans la vallée de la rivière Pipestone, à environ 160 kilomètres à l'est de Régina. Les personnages charment, et l'on serait tenté de s'attarder à des descriptions de leur train de vie extravagant, en particulier des aliments et des vins coûteux, des jolies robes parisiennes, des ombrelles de soie, des équipages luxueux et des selles du cuir le plus fin. Mais il serait beaucoup plus utile et révélateur d'examiner quelques-uns de leurs projets: élevage du bétail, des chevaux, des porcs et des moutons, culture de la chicorée et de la betterave à sucre, torréfaction de la chicorée, fromagerie et manufacture de brosses. De prime abord, il est évident que ces monarchistes français sont venus dans un seul but, s'enrichir. Ils ne se contentent pas de défricher un ou deux carreaux de terre comme la plupart des autres nouveaux arrivants. Disposant de capitaux importants, ils lancent dès leur arrivée des exploitations agricoles à grande échelle auxquelles se greffent des industries de transformation des produits de la terre, toutes deux susceptibles de rapporter d'importants profits. Loin de former un groupe uni, les comtes français s'associent et se dissocient avec une régularité étonnante; les jalousies et les conflits d'intérêt jouent pour beaucoup dans l'échec final de la colonie. Les circonstances exactes de la création de la colonie demeurent encore à éclaircir. On sait de façon certaine qu'un certain Dr Rudolf Meyer (le titre dénote un diplôme en économie plutôt qu'en médecine) y joue un rôle de premier plan. Il connaît déjà l'Ouest pour l'avoir visité en 1881. Il revient en mai 1885 et il négocie avec le gouvernement fédéral et le Canadien Pacifique l'octroi de plusieurs milliers d'acres de terre. La région où il compte s'installer fait partie de la «réserve» du Canadien Pacifique, de part et d'autre de sa voie principale, et la plupart des sections impaires reviennent à la compagnie. Ottawa autorise celle-ci à substituer aux terres choisies par Meyer des sections situées dans un autre district. Ce dernier déclare à ce moment qu'il compte établir une colonie «de Suisses ou d'Allemands»; il n'est apparemment pas encore question d'une colonie française. Meyer apporte avec lui la somme de 20 000 $ qu'un commanditaire français l'a chargé de faire fructifier au Canada. Il se fait immédiatement construire une résidence confortable, la Rolanderie, qui devient le centre d'une exploitation où il s'attache surtout à l'élevage des bovins de race. L'entreprise paraît prometteuse. Le site est idéal, car il se trouve à deux petites heures du chemin de fer transcontinental et on y trouve de bons pâturages. L'élevage est en pleine expansion dans l'Ouest et le gouvernement encourage par tous les moyens l'amélioration du cheptel: les éleveurs de bovins de race destinés à la reproduction reçoivent donc les plus hauts prix. Les boeufs de moins belle conformation peuvent néanmoins être vendus à des prix intéressants aux colons en quête d'animaux de labour. Le projet pourrait être d'un très bon rapport, mais les conditions climatiques et une conjoncture économique difficile viennent ralentir les progrès. Les précipitations sont anormalement faibles, à peine la moitié de la moyenne en fait, entre 1885 et 1889. Les pâturages sont secs et le fourrage d'hiver est rare et dispendieux. Au surplus, le prix de la viande bovine sur le principal marché, l'Angleterre, amorce un léger fléchissement. La marge de profit des exportateurs canadiens se resserre, d'autant plus que les compagnies de chemin de fer et de navigation continuent d'exiger le plein tarif pour le transport. Meyer a la sagesse de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier, et il pratique aussi l'élevage des chevaux et des porcs, sur une moins grande échelle. Un jeune comte, Yves de Roffignac, est arrivé à peu près en même temps que Meyer, bien que la relation exacte entre les deux hommes soit difficile à définir. Roffignac fait élever une jolie demeure, appelée Bellevue à cause du coup d'oeil, ou encore la Maison Blanche à cause de la couleur des murs. Il s'associe à deux autres comtes, de Farguettes et de Langle, dans l'élevage des chevaux. Le projet paraît plein de promesses, car d'importants marchés existent et d'autres se préparent. Trois officiers de l'armée britannique viennent tout juste de visiter le Canada et ils ont laissé entrevoir des perspectives intéressantes pour l'achat de chevaux de remonte et d'artillerie; l'armée française est, elle aussi, en quête de chevaux, tout comme les très nombreuses compagnies anglaises d'omnibus. De plus, il est évident que le marché du cheval de labour et de trait va continuer à s'étendre au Canada et aux États-Unis. Les associés achètent donc deux cent juments à Régina et à Pincher Creek, ainsi qu'une quinzaine d'étalons. Mais l'entreprise meurt un an plus tard, suite à une querelle entre les trois comtes qui se règle par un procès retentissant en France. De Langle demeure le seul propriétaire des chevaux. Une autre société regroupe Robert Wolfe et les comtes de Soras et de Jumilhac. Ce dernier a fait ériger une grande demeure qu'il a baptisée Richelieu. Les trois hommes se lançent dans l'élevage des moutons en 1888. L'affaire connaît un bon départ, car ils évitent, grâce aux bons conseils d'un berger d'origine écossaise, le piège qui les guette. Les moutons à toison épaisse, comme les mérinos, ont depuis longtemps la faveur dans l'Ouest, mais le marché de la laine est en chute libre. Les associés leur préfèrent donc des brebis Shropshire et Oxford Down, qui donnent une carcasse plus lourde à l'abattage et qui sont par conséquent d'un bien meilleur rapport. Mais une dispute force la restructuration de la société et le comte de Soras demeure seul propriétaire des quelque 1500 bêtes qui paissent dans la région de la Montagne à l'Orignal, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Saint-Hubert. C'est en 1889 que le baron de Brabant et son frère - on ignore leurs prénoms - viennent s'installer à la Maison Blanche. Au cours de ses nombreux voyages en Amérique, le baron s'est rendu compte que la culture de la chicorée, pourtant populaire en Europe, est à peu près inconnue sur le nouveau continent. La racine de cette plante sert de succédané du café ou à en adoucir le goût âcre. Même si elle requiert une nombreuse main d'oeuvre pour les semailles, le binage et l'arrachage, la culture de la chicorée offre un avantage important sur celle du blé: les gelées ne peuvent l'endommager. Le baron fait donc venir des semences et des machines d'Europe. Les premiers résultats sont encourageants. À l'automne, des paysans de souche néerlandaise qu'on a fait tout spécialement venir d'Europe s'occupent à arracher les plantes et à séparer les racines de la tige. Les racines sont d'abord séchées puis torréfiées avant d'être moulues, mélangées à du café et vendues dans des boîtes de fer-blanc. Mais les gens de l'Ouest ne se font pas au goût du produit, et les tarifs de transport ferroviaire étant ce qu'ils sont, il n'est pas rentable de chercher des marchés dans les grandes villes de l'Est. Le mauvais sort semble s'acharner sur les de Brabant, car les machines sont endommagées dans un incendie dès le premier hiver, puis, après leur réfection, une deuxième fois l'hiver suivant. L'automne de 1889 marque un tournant important. Meyer retourne en Europe lorsque la Rolanderie et ses dépendances sont vendues à une société parisienne dont tous les actionnaires appartiennent à la haute noblesse. Le comte de Roffignac, lui-même actionnaire, s'assure alors la gérance de la société. Les débuts sont plutôt malheureux. À son départ, Meyer avait laissé un beau troupeau de porcs. Mais à cause de la sécheresse cette année-là, la récolte d'orge et de pommes de terre avait été insuffisante, avec le résultat qu'il avait fallu égorger une partie des porcs et jeter les porcelets à la rivière, faute de pouvoir les nourrir. Les pertes financières sont considérables, d'autant plus que presque toute la viande se gâte à cause de la chaleur. C'est à peu près à cette époque que Roffignac tente de mettre sur pied une raffinerie de sucre. Une bonne partie du sucre consommé dans l'Ouest doit venir d'Allemagne. Des expériences menées à Saint-Hubert par un expert ont déjà prouvé de façon concluante que le type de sol et le climat conviennent à la culture d'une variété de betterave particulièrement riche en sucre. Le comte se déclare assuré de trouver le capital nécessaire à la construction d'une manufacture; la rumeur publique mentionne même qu'un demi-million de dollars a déjà été souscrit à Paris. Lors d'un voyage à Ottawa, Roffignac obtient du gouvernement une exemption des frais de douane pour la machinerie. Mais pour que l'entreprise soit rentable, il lui faut aussi un permis de vente des sous-produits alcoolisés. Les autorités d'Ottawa, soucieuses d'empêcher les Amérindiens de la région d'avoir accès à l'alcool, le lui refusent. Point besoin d'ajouter que le capital attendu s'évanouit alors et que le projet s'effondre, avant même que l'on ait dressé les plans des bâtiments. Une petite manufacture de brosses en soies de porc, elle, est effectivement aménagée dans un local de fortune, mais elle ne survit que quelques mois. C'est encore à la même époque que l'idée de mettre sur pied une fromagerie moderne se concrétise à Saint-Hubert. L'idée peut paraître curieuse au premier coup d'oeil, mais elle est en réalité tout à fait sensée. Les importations de fromage ont triplé en Angleterre entre 1874 et 1884 et tous les experts sont d'accord pour dire que les marchés sont encore loin d'avoir tous été exploités. Or, le Canada fournit à lui seul le tiers des fromages consommés en Grande-Bretagne et les agents canadiens ont signalé à maintes reprises qu'il existe une forte demande pour le fromage gruyère. C'est précisément cette demande que compte satisfaire un jeune Français, Émile Janet, associé au vicomte de Seyssel. Un troupeau de vaches laitières est vite constitué et la machinerie est mise en place. Mais les vaches se nourrissent de fourrage sec pendant une bonne partie de l'hiver et donnent un lait peu approprié à la fabrication d'un gruyère de qualité commerciale. La perte d'une partie du troupeau laitier dès le premier hiver jette une douche d'eau froide sur le projet et les associés abandonnent la partie à l'automne de 1893. La dernière entreprise d'intérêt à Saint-Hubert est la relance du commerce de la chicorée. Plutôt que de risquer des capitaux importants, un nouveau venu, le comte de Beaudrap, s'associe à un colon de la première heure pour réparer les machines, puis reprendre la culture et la torréfaction sur une échelle modeste. Les profits sont suffisamment intéressants pour que l'industrie de la chicorée continue à se développer dans la région. La commercialisation est plus soigneusement préparée que lors des deux premières tentatives; Vancouver, Winnipeg et Toronto constituent les plus grands marchés. La qualité du produit est telle que les associés ne peuvent bientôt plus fournir à la demande. Mais lorsque le comte de Beaudrap décide de rentrer en France en 1899 pour que ses enfants puissent poursuivre leurs études, l'affaire est tout simplement abandonnée de façon définitive. Les autres nobles sont partis depuis déjà longtemps. Mais ce n'est pas la fin de la colonie française, car les nombreuses familles d'ouvriers agricoles et de serviteurs y ont fait souche. Plusieurs commentateurs se sont regrettablement permis d'adopter un ton ironique en traitant des projets mis de l'avant dans la colonie de Saint-Hubert, revenant sans cesse sur le supposé manque de sens pratique des comtes français. À la vérité, si l'on examine les projets à la lumière de la conjoncture mondiale, ils ont indéniablement un côté sensé et pratique. Il est évident que, dans une contrée dont on vient à peine d'entreprendre l'exploitation, les tâtonnements et les erreurs sont inévitables et que de nombreux projets, grands et petits, sont d'avance condamnés. Qui sait, peut-être que si le gouvernement central avait su mieux encourager ces projets, la région de Saint-Hubert serait aujourd'hui le centre canadien de la culture de la chicorée ou de la betterave à sucre! |