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Soie, monotonie et rails de feu


S'il est une constante dans la vie des pionniers en Saskatchewan, c'est bien l'abrutissante routine à laquelle ils doivent se plier. Tôt couchés, encore plus tôt levés, les mêmes tâches se répètent, jour après jour: faire le train, s'occuper de la basse-cour et du jardin, préparer les repas, s'éreinter à «casser». la terre, ramasser les roches, herser, semer, «stouquer», battre, mener le grain à l'élévateur. Et par-dessus tout, l'isolement sur le homestead, souvent à bonne distance du plus proche voisin. Il ne faut donc pas s'étonner si toutes les excuses sont bonnes pour briser cette monotonie. Et c'est la soie qui fournit l'une des plus curieuses d'entre elles!

Au cours des deux premières décennies de notre siècle, la mode américaine est à la soie. Une mariée sans robe de soie meurt tout bonnement de honte et un jeune homme sans cravate de soie n'est qu'un blanc-bec sans goût. À partir de 1902, le commerce de la soie connaît une expansion rapide et son prix augmente en conséquence. Le Japon est à cette époque le principal fournisseur mondial; mais plus de 12 500 kilomètres séparent les ports de Yokohama et Kobé des ateliers de New-York. Le transport de la soie brute devient une entreprise fort lucrative, en même temps qu'une grande source de prestige. Le Canadien Pacifique, toujours sensible sur le sujet du prestige, établit alors un itinéraire, des horaires et des garanties de livraison lui permettant de battre à tout coup ses concurrents américains. Dans les ports du japon, les ballots de soie brute soigneusement enveloppés dans des matelas de paille sont chargés à bord d'un des paquebots de la flotte Empress, les plus rapides en service sur le Pacifique Nord. Après une traversée de 9 jours (le record est de 8 jours, 10 heures et 9 minutes en 1913, à la moyenne stupéfiante de 24 noeuds), les ballots sont placés à bord d'un «train de la soie» par une équipe spéciale de débardeurs. Avant même que les passagers mettent le pied sur la passerelle de débarquement, le train roule déjà à toute vapeur vers sa destination. On a souvent raconté qu'étant donné la valeur de la soie brute, les primes d'assurance ne sont pas calculées au mois ou à la semaine, mais à l'heure. C'est de toute évidence une exagération destinée à souligner l'atmosphère fébrile dans laquelle se déroule l'opération. Néanmoins, puisque la soie est cotée en bourse, un retard de quelques heures peut souvent signifier des pertes de milliers de dollars.

Un train de la soie comprend une dizaine de wagons à l'épreuve de la poussière. Pas question d'utiliser de vulgaires fourgons! On a recours à des wagons de passagers ou de messageries spécialement aménagés et dont la suspension et les boggies ont été étudiés pour permettre d'atteindre des vitesses élevées et d'aborder les courbes sans ralentir. Un wagon de passagers remplace la caboose habituelle, car les paliers de celle-ci ne sont pas conçus pour résister à l'échauffement et risquent de provoquer un déraillement. Une locomotive ultra-rapide, habituellement de la série 2500 ou 2600, fournit la traction. La locomotive et son tender pèsent à eux seuls 275 tonnes et contiennent 55 000 litres d'eau. On prétend qu'après le passage d'un de ces trains lancés à toute vitesse, les rails rougeoient dans la nuit!

Le train de la soie a la priorité absolue; tous les autres convois de passagers et de marchandises doivent se ranger sur une voie de desserte pour lui laisser la voie libre. On sait au moins trois jours à l'avance l'heure précise de son passage et toutes les précautions sont prises pour que rien ne vienne ralentir son élan. Malheur au chef de gare qui néglige de lever le bras de signalisation indiquant que le train de la soie a la voie libre jusqu'à la prochaine «division»: il risque le renvoi immédiat. Les chefs de gare ont aussi reçu la consigne d'attacher les chariots à bagage sur le quai, pour éviter qu'ils ne soient aspirés sur la voie par le violent déplacement d'air provoqué par le passage du bolide.

La vitesse des trains de la soie est demeurée légendaire. C'est sur les Prairies et tout spécialement en Saskatchewan qu'ils rattrapent le temps perdu à la montée et la descente des Rocheuses. Le terrain en pente légère depuis Medicine Hat jusqu'à Winnipeg est propice aux grandes vitesses. Un silker couvre une fois la distance entre Swift Current et Moose Jaw, soit un peu plus de 175 kilomètres, en 77 minutes, à la vitesse moyenne inouïe de 137 km/h. Des mécaniciens particulièrement habiles se vantent de dépasser régulièrement les 160 km/h sur les sections droites en Saskatchewan où l'on a installé des rails lourds. Le chargement de soie parvient ainsi à New-York à peine 13 jours après avoir quitté le Japon.

Les trains de la soie font halte aux «points de division», soit à tous les 250 kilomètres environ. Une équipe est chargée de l'inspection des paliers. Avec un crochet de fer, on ouvre les boîtes pour vérifier si les paliers se sont échauffés, ajoutant si nécessaire de la bourre de coton imprégnée d'huile. On accroche une locomotive dont on a fait le plein d'eau et de charbon. Elle est prête au départ, car on fait monter la pression depuis une bonne heure. D'autres cheminots prennent la relève et le convoi s'élance à nouveau vers l'Est.

Les gens des campagnes organisent souvent des excursions pour voir passer les trains de la soie. Comme on sait à l'avance l'heure du passage, on s'installe confortablement dans un bosquet ou une «coulée» des environs pour un pique-nique en famille. Un groupe de jeunes garçons fait le guet, posant de temps à autre l'oreille sur un rail et faisant semblant d'entendre venir le train pour impressionner les petits compagnons. Bientôt, on entend un cri: «V'là l'train!» En effet, on entend un long sifflement au loin. Et chacun de se précipiter le plus près possible de la voie ferrée - hors de portée des jets de vapeur - afin de sentir le sol trembler et le souffle chaud de la machine frapper le visage. En une dizaine de secondes, tout est terminé. Mais l'occasion valait le déplacement et le prochain train attirera d'autres amateurs de sensations fortes.

Pourtant, la crise économique, les caprices de la mode, l'invention des textiles synthétiques et les liaisons maritimes régulières entre l'Orient et New-York par le canal de Panama signalent la fin de l'ère des trains de la soie vers le milieu des années 1930. Le dernier traverse les plaines du sud de la Saskatchewan en 1935. Son passage n'attire personne, et c'est à peine si les journaux mentionnent l'occasion.

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