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Superstition?Les descendants des colons bretons venus à Saint-Brieux au tout début du siècle connaissent aujourd'hui l'aisance. Mais les débuts de la colonie furent plutôt malheureux. Le voyage depuis la France jusqu'à Saint-Brieux fut une série de mésaventures et commença sous de funestes auspices. Simple superstition? Voici ce que raconte l'un des pionniers de la première heure: «Le 1er avril 1904, le Malou quittait le port de Saint-Malo, ayant à son bord des pêcheurs malouins allant s'engager à Terre-Neuve pour la grande pêche, et trois cents Bretons venus de toutes les parties de la Bretagne pour émigrer au Canada sous la direction de M. l'abbé Le Floc'h. «C'était le Vendredi-Saint: les pêcheurs superstitieux murmuraient car, disaient-ils, partir en un tel jour leur porterait malchance. Ce fut un coup d'oeil splendide que le départ du Malou: les pêcheurs grimpaient au haut des mâts pour envoyer un dernier adieu à leurs familles qui garnissaient les rochers de la côte; ils disaient au revoir à leurs parents et amis en chantant «La Paimpolaise». Pendant cette scène inoubliable qu'éclairait un radieux soleil, le navire s'éloignait peu à peu de la terre et bientôt nous étions en mer. Il est trois heures de l'après-midi et bien que nous soyions à bord depuis la veille, on ne nous a encore servi aucune nourriture: aussi nos estomacs commencent à crier famine. Enfin un son de cloche nous invite à descendre à l'entrepont, destiné à la troisième classe, les pêcheurs et les émigrants, et qui doit être à la fois réfectoire, vivoir, dortoir. Des lits sont superposés autour de la pièce, puis dans un coin se trouve une petite cloison derrière laquelle sont renfermés pêle-mêle femmes et enfants; les pêcheurs ivres poussent des cris et des jurons de toute sorte: on se croirait sur un bateau de déportés en partance pour la Nouvelle Calédonie. Je suis déconcerté. Le repas est donc servi, mais comme il n'y a ni bancs, ni tables, le plat a été déposé à terre: les passagers divisés par dizaines doivent puiser au plat commun. «À l'horizon, les côtes de France achèvent de disparaître et nous sommes bientôt en pleine mer. Le temps est calme: je passe mes journées sur le pont, suivant des yeux les quelques goëlands qui nous escortent encore et les marsouins qui prennent leurs ébats autour du bateau. «Nous sommes en pleine mer depuis cinq jours déjà; la tempête commence et le roulis se fait sentir. La nuit précédente il a été impossible de dormir car les plats en fer blanc qui servent aux repas ont été laissés sur le plancher et, avec le roulis, ils valsent d'un bord à l'autre faisant un vacarme épouvantable. La mer devient de plus en plus grosse; les passagers sont mal à l'aise et sans appétit. La brume commence et la sirène fait entendre ses sons lugubres à des intervalles de plus en plus rapprochés; je veux monter sur le pont, mais, à cause du danger, je suis invité à l'évacuer. Enfin le temps s'éclaircit; la vigie annonce un iceberg qui vient sur nous à bâbord; pour l'éviter, notre bateau change de direction. «Aujourd'hui 8 avril, un gros vent souffle du sud-ouest; la mer se gonfle de vagues immenses et le ciel devient de plus en plus menaçant. Vers cinq heures une pluie torrentielle tombe pendant que le vent souffle toujours avec furie; avec la nuit la tempête s'accroît. Le ciel affreusement sombre est sillonné d'éclairs aveuglants; au bruit de la tempête se joint celui des plats et de la vaisselle qui roulent avec fracas d'un bord à l'autre du navire; quelle nuit! Alternativement la tempête cesse et la brume recommence: nous restons étendus la plus grande partie du temps sur nos couchettes. Je me demande comment une compagnie de navigation a pu mettre au service des voyageurs un bateau encore inachevé et manquant des commodités les plus essentielles: c'est à croire que l'émigrant n'est plus considéré comme un être humain. «Mais revenons à notre voyage: nous sommes au 15 avril et la vigie vient de signaler la terre; nous arrivons enfin à Terre-Neuve. Le navire jette l'ancre mais nous ne pouvons descendre du Malou qu'après les formalités de la visite médicale. La ville de Saint-Pierre Miquelon, à cette époque de l'année du moins, semble avoir oublié toutes les notions de coquetterie ou même de propreté: la neige achève de fondre; dans les rues et près de toutes les habitations, un tas de cendres et autres détritus atteste que l'hiver est à peine terminé. Au bout de deux jours, fatigués de circuler dans les rues de cette ville, nous retournons à bord. Bloqués par les glaces, nous devons nous résigner à rester six jours dans le port de Saint-Pierre Miquelon; pendant ce temps, les émigrants essayent de se distraire de différentes façons: jeunes gens et jeunes filles dansent les rondes de leur pays. «Enfin le capitaine du navire décide le départ: après deux jours de voyage nous atteignons Halifax, le samedi 23. Nous descendons du Malou après les formalités habituelles et c'est avec le plus grand plaisir que nous disons adieu à ce bateau que la Cie n'aurait jamais dû mettre au service des passagers. Nous passons la journée du dimanche à Halifax, et le lundi 25 au matin, nous nous trouvons installés dans les voitures de la Cie du Chemin de Fer; ces voitures appartiennent au modèle connu sous le nom de «colonist»; réservés uniquement pour les émigrants, elles sont loin d'avoir les commodités et le confort de celles qui sont mises à notre disposition aujourd'hui. Jusqu'à Winnipeg, le voyage semble plutôt monotone. Nos journées se passent à converser, chanter et dormir: nous n'oublions pas de prendre nos repas régulièrement. Nous faisons honneur au jambon d'York que j'ai eu la bonne idée de me procurer à Saint Pierre Miquelon et qui, avec quelques fruits achetés dans les gares, nous suffit jusqu'à Winnipeg. «Mais nous approchons de cette ville car l'employé de Chemin de Fer vient de l'annoncer. Depuis quelques heures, nous remarquons un changement dans le paysage et la nature du terrain: l'herbe pousse en abondance; d'épais taillis et des arbres vigoureux remplacent les quelques petits arbustes rabougris que nous remarquions hier sur notre parcours; mais malgré tout, quelle n'est pas notre surprise en entrant dans la ville de Winnipeg! Les rues bien entretenues et spacieuses, les longues files de chalets construits avec goût et peints de différentes couleurs, les grands magasins où rien ne manque, les manufactures en pleine activité et prospérité, tout cela fait notre admiration. Notre première préoccupation est de trouver un consul français; mais qui nous indiquera son bureau? Je ne sais pas l'anglais mais j'essaye cependant de me renseigner; arrêtant une personne, je lui dis ces deux mots: «consul french.» Après avoir repété la même question à plusieurs personnes, une dame un peu mieux douée me dit: «Oh! French Consul, yes» et elle m'indique son bureau. «À Winnipeg, une partie de nos compagnons de voyage doivent nous quitter, car leur destination est Sainte-Rose-du-Lac, au Manitoba; nous restons donc une trentaine de familles à destination de Prince-Albert. Joyeux à la pensée que nous touchons au but et que nos épreuves et tribulations de voyage sont pour ainsi dire terminées, nous nous remettons en route pour franchir notre dernière étape. Mais nous comptions sans l'imprévu: à Qu'Appelle, où nous arrivons le 29, les Agents de la Compagnie de Chemin de Fer ont reçu l'ordre d'arrêter notre train. Une inondation provenant de la fonte des neiges et des glaces a en effet coupé la voie ferrée en plusieurs endroits et il est impossible d'atteindre Saskatoon. Nous devons attendre à Qu'Appelle ou à Regina; mais cette dernière ville est déjà encombrée d'émigrants et la salle construite par le gouvernement pour les abriter ne peut recevoir tout notre groupe. Deux voitures seulement de notre train seront dirigées sur Regina et les autres devront attendre ici. Vous devinez notre amère déception et notre profond découragement! Pendant douze jours, il nous faut demeurer à Qu'Appelle, ayant pour hôtellerie les voitures du train; chaque matin nous espérons que la journée qui commence amènera la fin de notre blocus. Ce n'est que le douzième jour qu'une locomotive vient nous prendre et nous emmène à Regina. Il est la nuit tombante quand nous atteignons cette ville: nous cherchons mais en vain, un hôtel qui veuille nous recevoir: il n'y a de place nulle part. De guerre lasse, nous revenons à la gare; sur une voie d'évitement, nous avisons une «caboose» isolée. Notre décision est vite prise: nous nous installons aussi confortablement que possible dans les couchettes superposées. Mais à peine commencions-nous à reposer, que les employés à qui cette «caboose» avait été assignée arrivent pour y passer la nuit; jugez de leur étonnement et de leur indignation quand ils nous trouvent installés dans leur hôtellerie privée. Force nous est d'évacuer au plus vite ces quartiers assez confortables et de nous réfugier dans une voiture destinée au transport des marchandises. «Le lendemain, dès six heures du matin, le train nous emporte vers Saskatoon; nous pensions en avoir fini avec nos péripéties de tout genre; il manquait encore à notre voyage, déjà si mouvementé cependant, les agréments d'une promenade en barque. À dix milles environ de Saskatoon, nous sommes invités à descendre du train: la voie est en effet encore coupée en plusieurs endroits par l'inondation; d'ailleurs, le pont bâti par la compagnie de Chemin de Fer sur la rivière Saskatchewan a été, avec la crue des eaux, enlevé par la violence du courant. Des voitures nous transportent jusqu'à l'emplacement de ce pont et nous traversons la rivière en bateau. «C'est le jeudi 12 mai, jour de la fête de l'Ascension, que nous arrivons à Prince-Albert. Inutile de dire qu'après un tel voyage nous sommes profondément découragés et abattus; nous ne nous sentons pas disposés à partir immédiatement pour la région du lac Lenore où se trouvent les terres qui nous sont destinées: d'ailleurs, la pluie tombe et le ciel sombre et nuageux ajoute encore à la tristesse de nos coeurs. Il ne faut rien moins que l'accueil tout paternel et bienveillant de Sa Grandeur Monseigneur Pascal pour réconforter et ranimer un peu notre courage. Pendant toute une semaine, il nous loge et nous héberge dans les dépendances de l'évêché. Plusieurs familles fatiguées de ce long voyage se décidèrent à rester aux environs de Prince Albert et à s'y établir; elles sont à White Star.» (adapté de Denys Bergot, Réminiscences d'un pionnier, Jubilée d'Argent de St-Brieux, 1904-1929, s.l., 1929, pages paires 8-28) |