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Vie d'une pionnière


Dans leurs descriptions de l'époque de la colonisation en Saskatchewan, bon nombre de livres privilégient l'apport de l'homme et négligent celui de la femme. C'est parce que les tâches quotidiennes de cette dernière sont plus répétitives que celles de son compagnon et que les résultats de son travail sont moins facilement observables au premier abord. L'homme érige une maison et une écurie, il creuse un puits, il «casse» et ensemence la terre; le domaine de la femme ne dépasse pour ainsi dire les murs de la maison que pour s'arrêter à la clôture du jardin. Et pourtant, il suffit d'y réfléchir une toute petite seconde pour se rendre compte que l'apport de la femme est tout aussi important, sinon encore plus, que celui de l'homme. Au bout du compte, tenter de déterminer qui, de l'homme ou de la femme, joue le rôle le plus essentiel ne mène qu'à des débats oiseux. Alors que les conditions matérielles de l'existence demeurent si précaires, le couple de pionniers n'a guère le temps de se poser ce genre de questions: il est trop occupé à lutter pour éviter la famine et pour préparer son avenir commun. On peut mieux comprendre ce que l'apport de la pionnière a d'essentiel en suivant la «carrière» de l'une d'entre elles.

Delvina Taylor naît dans une famille depuis longtemps francisée du comté québécois de Lotbinière, le lendemain de la Noël 1878. La famille se joint bientôt à l'exode vers les «moulins» à coton de Biddeford dans l'état du Maine. C'est là que la jeune fille fait la connaissance d'Amédée Gobeil et qu'elle l'épouse en avril 1900. Mais le salaire d'un travailleur manuel dans les manufactures de textiles de la côte Atlantique lui permet tout juste de faire vivoter sa famille; une grève ou une mise à pied temporaire signifie la misère. Un groupe de Canadiens français de la région de Biddeford se rend aux arguments d'un prêtre, l'abbé Philippe-Antoine Bérubé, venu recruter des colons pour le diocèse de Prince-Albert: établi sur sa propre terre, le colon accumulera un pécule pour ses vieux jours et, surtout, il aura la joie de voir sa famille s'établir sur d'autres terres libres autour de lui, plutôt que de la voir s'exiler dans des villes lointaines en quête d'un travail dur et mal payé.

Au printemps de 1910, Delvina et Amédée Gobeil arrivent à Prince-Albert avec leurs cinq jeunes enfants. Pendant que Delvina s'installe le moins inconfortablement possible à Prince-Albert, Amédée part défricher le homestead dont il a fait l'entrée en mai 1910. Au printemps suivant, il y construit une maison de rondins, mesurant 24 pieds sur 24. Entretemps, Delvina donne naissance à son sixième enfant à la fin d'août 1910, mais elle est peu après terrassée par la fièvre typhoïde. Hospitalisée pendant plus d'un mois, inconsciente une bonne partie du temps, elle se rétablit néanmoins peu à peu. En mai 1911, toute la famille emménage dans la maison de rondins. Pendant cinq ans, on s'affaire sur le homestead. Amédée travaille dans les scieries et les chantiers afin d'obtenir un peu d'argent comptant pour faire casser la terre et acheter de la machinerie agricole. Pendant ce temps-là, Delvina s'occupe des animaux de la ferme, secondée par l'aîné de ses fils, un garçonnet de dix ans. Le samedi soir, elle part en buggy chercher son mari à une dizaine de kilomètres à l'est, au croisement d'une piste qui monte vers les forêts du nord, afin qu'il puisse passer le dimanche avec sa famille. En 1913 naît une fille et, l'année suivante, un garçon. D'année en année, Amédée défriche quelques acres, construit une étable, un poulailler et dresse les clôtures de perche. Les Gobeil obtiennent enfin les lettres patentes du homestead en janvier 1916.

C'est à peu près vers cette époque qu'Amédée s'égare un samedi soir, dans le blizzard. Il était parti couper du bois dans un autre district et il se met en route pour rentrer chez lui malgré la tempête qui hurle. Le dimanche matin, après une nuit d'attente anxieuse, Delvina se précipite chez les voisins pour qu'ils organisent une battue. Heureusement, Amédée retrouve lui-même son chemin, mais il arrive à la maison avec des engelures aux mains et aux pieds. Il faut lui amputer un orteil à la suite de cette aventure.

Après la naissance d'un dixième enfant au printemps de 1919, les Gobeil construisent une plus grande maison, un peu au nord de l'ancienne, sur une hauteur. Les tâches de Delvina Gobeil sont presque sans fin. Non seulement doit-elle préparer les repas pour toute la maisonnée, mais elle se charge aussi de la basse-cour, des animaux de boucherie et d'une partie des travaux légers de la ferme. Afin d'obtenir un peu d'argent comptant, Delvina offre chambre et pension à la maîtresse de l'école Bégin, située à un demi-mille de là. Entre 1921 et 1925, elle donne naissance à trois autres enfants. En 1926, Delvina est partie chercher les vaches aux champs lorsqu'un taureau furieux l'encorne dans l'abdomen. Transportée d'urgence à Prince Albert, elle reçoit l'extrême-onction et l'on craint pour sa vie pendant plusieurs mois. Après deux interventions chirurgicales et une longue période de convalescence, elle revient près des siens. En mars 1928, un quatorzième enfant naît; comme ses autres frères et soeurs, le bébé est venu au monde à la maison, grâces aux bons soins d'une sage-femme. Madame Gobeil va avoir 50 ans.

Elle s'occupe chaque année d'un grand jardin. En plus d'une grande variété de légumes et de fleurs, elle ne manque jamais d'inclure quelques rangs de tabac, car son époux aime fumer la pipe. Elle sème des graines de tabac tôt le printemps et transplante les semis dès que la température s'est attiédie. À l'automne, elle cueille les feuilles et les fait sécher. Bien sûr, elle met en conserve des quantités impressionnantes de viande, de légumes et de baies sauvages, en plus de baratter le beurre et de faire la crème glacée. Elle fait aussi cuire le «pain de ménage» dans un four de glaise érigé à l'extérieur, derrière la cuisine, à la mode du Québec. Pour accélérer le travail, elle se sert de moules attachés trois à trois.

Comme il fait souvent un peu frais dans la grande maison, Delvina Gobeil tricote des bas, des mitaines et des chandails avec la laine de ses moutons, qu'elle a elle-même lavée, cardée et filée. Le soir, elle coud et raccommode les vêtements de la famille. Elle connaît aussi l'art de faire des chapeaux de paille. Elle choisit les brins de paille les plus longs et les plus résistants, elle les nettoie et les tresse, avant d'ajouter un ruban ou une fleur pour égayer le chapeau. De plus, comme les souliers «de fabrique» coûtent cher, elle a appris à confectionner des souliers de cuir et de toile.

Mais il ne faut surtout pas s'imaginer que Delvina Gobeil n'a pas le goût de rire et de s'amuser. La parenté et les amis se réunissent souvent chez elle pour y passer une soirée agréable. On pousse les meubles le long d'un mur, on roule les tapis de catalogne et quelqu'un sort son canif pour «gosser» la moitié d'une chandelle de cire sur le plancher. Le violoneux accorde son instrument et les joyeux quadrilles commencent. L'été, on danse dehors. Les plus jeunes s'amusent dans la balançoire ou la grande roue de cirque fabriquée par Amédée; les amoureux, eux, disparaissent quelques instants sous une tonnelle qui les soustrait aux regards sévères des chaperons. Il y a toujours des sucreries pour les invités et Delvina Gobeil ne manque pas de préparer un copieux buffet avant leur départ.

La crise économique des années 1930 amène des jours difficiles pour les Gobeil et pour plusieurs de leurs enfants déjà établis sur une ferme. En novembre 1939, Amédée Gobeil meurt à l'âge de 60 ans. Son épouse lui survit une trentaine d'années, malgré une vie de travaux pénibles, malgré aussi les séquelles de maladies, d'accidents et d'interventions chirurgicales. Elle s'éteint à l'âge vénérable de 88 ans. Telle a été la vie d'une pionnière.

(adapté de Buckland's Héritage, Buckland History Book Committee, s.l., 1980, pp. 140-142 et passim; renseignements supplémentaires Homestead Files, aux Archives provinciales)

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