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Propos d'artistes sur la collection
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Prélèvements


Oeuvre de Ginette DézielCritique de Nathalie Gérard
© Nathalie Gérard, dans la revue culturelle de Lanaudière L'Artefact, Vol IV no 4, janvier-février 1996, p. 17-18.
Un meuble-coffret, vingt-quatre tiroirs, quatre-vingt-seize personnes et un monde de questionnements. Prélèvements de Ginette Déziel est l'oeuvre récipiendaire de la bourse du S.A.C. (Soutien à l'art contemporain) attribuée dernièrement à l'occasion du Festival de peinture de Mascouche.

Cette année, le festival avait pour thème Nouvellement redire le visage. Et c'est bel et bien une redéfinition de la valeur et de la signification du visage et du portrait que Ginette Déziel opère dans Prélèvements, voire même de l'être humain. Elle remet en question la place et l'identité réelle de chaque individu en rapport avec la société dans laquelle nous «existons», société qui, avec les moyens techniques et scientifiques que nous connaissons, pourrait d'un seul coup tout transformer en fiction. Le visage de l'individu perd de plus en plus de sa consistance et n'a plus l'importance capitale de jadis dans l'exercice de reconnaissance des gens. C'est que les matricules et les particules d'ADN identifient dorénavant le passage sur terre de chaque être humain.

L'oeuvre se présente dans un meuble en érable blanchi, aux lignes droites et épurées, dans lequel sont superposés vingt-quatre tiroirs. Dans chacun de ces tiroirs, l'artiste a fiché quatre personnes dont le seul lien réside dans l'harmonie des teintes de leurs photos et dans le but de l'exercice lui-même, ce qui nous donne au total un répertoriage de quatre-vingt-seize personnes, hommes, femmes ou enfants, morts ou vivants, tous âges confondus, puisées au hasard depuis le début du siècle.

Dans un grand souci d'ordonnance et avec un clin d'oeil à la Modernité plastique du début du siècle, l'arrangement des tiroirs s'élabore sur un fond de grille-damier noir avec quadrillage blanc, sur lequel l'artiste a disposé quatre plaquettes d'individus. Ces plaquettes carrées se présentent elles-mêmes sous forme de damiers, mais jouant cette fois-ci dans les tons d'ocre et de naturels. Dans le coin supérieur droit de chacune des plaquettes se trouve la photo de l'individu répertorié, en noir et blanc, sous laquelle se trouvent inscrits, sur un papier grisâtre, les numéros de fichier et d'identification de ce dernier.

Sur la partie gauche des plaquettes, l'artiste a déposé la mèche de cheveux correspondant à chaque individu répertorié. Les mèches sont disposées sur une cotonnade écrue et sont en plus cousues sur celle-ci avec du fil blanc, donnant une impression de rivière en méandres. Le tout est scellé sous plexiglas dans une idée de classement et de protection. Si l'effet grille et le plexiglas donnent un environnement froid et aseptisé à chacun des individus, ils leur assurent au moins une certaine distance vis-à-vis des éléments extérieurs et une certaine inviolabilité. Il est à noter que l'artiste utilise des petits clous et non de la colle pour fixer ses différents matériaux. C'est qu'ils ajoutent au rythme visuel de l'oeuvre et marquent encore plus fortement le désir de l'artiste de parer son oeuvre du passage du temps, ainsi que sa volonté d'ancrer ses artefacts dans la mémoire collective.

Certes, l'idée de la collection ainsi que des préoccupations écologiques et de survie ont toujours été dominantes et déterminantes dans la démarche artistique de Ginette Déziel. Nous n'avons qu'à penser à ses répertoires hydrographiques. Cette fois encore nous faisons face, avec Prélèvements, à une oeuvre-collection qui s'inquiète de cette survie des individus et qui démontre en plus, à mon avis, une grande préoccupation du passage du temps.

Dans ce sens, l'idée de collection devient un peu paradoxale car elle veut à la fois fixer des artefacts qui, dans ce cas-ci, sont des reliques d'êtres humains, les protéger et les préserver du temps qui passe, l'artefact se proposant alors comme un morceau arraché du temps. Mais nous savons que la collection prend tout son sens dans la recherche de l'objet ou de l'artefact rare ou manquant. La collection doit vivre et sa quête perpétuelle implique temps et mouvements. Témoin d'un temps antérieur, la collection n'est pourtant jamais finie, ce qui fait de Prélèvements une oeuvre ouverte à la fois sur le passé et l'avenir, une oeuvre dont le présent est apporté momentanément par le regard et la manipulation du spectateur. Une oeuvre donc qui, dans son entité, ne peut se soustraire au temps qui passe.

Comme mentionné ci-haut, Prélèvements témoigne des préoccupations environnementales de Ginette Déziel face à la survie saine et digne des êtres humains, d'où l'idée ici de trier, classer et cataloguer des individus dans le but à la fois de les mettre en évidence par rapport à l'anonymat de la société et de les protéger, mais surtout afin de faire réfléchir et s'interroger le spectateur face aux raisons et aux motifs de l'urgence et de la nécessité de répertorier des personnes, le confrontant ainsi brusquement à l'état actuel des choses.

D'un premier abord, l'oeuvre peut nous apparaître nostalgique, les différents tiroirs s'apparentant aux pages pleines d'émotions des albums de familles. Mais elle peut soudain devenir terrifiante, montrant l'homme comme une espèce menacée par l'homme lui-même et par son expertise. Si les cheveux témoignent habituellement, de par leur couleur et leur texture, du caractère distinct de chaque individu, de son tempérament et même des différentes modes ayant cours dans une société donnée, ces mêmes cheveux piègent ici l'individu dans son histoire, son passé et son hérédité. De simples témoins, ils passent à des preuves fichées et irrévocables où peut toujours planer ce doute d'une substitution entre deux mèches de cheveux pouvant entraîner, par le fait même, le basculement de toute une destinée.

Ainsi, dans ses préoccupations actuelles, Prélèvements confronte le passé et l'avenir. Auparavant, nous appelions «relique» la conservation d'une partie du corps d'un individu. La relique était, bien sûr, précieuse, sacrée, et revêtait un caractère d'adoration. Ginette Déziel vient ici brouiller son sens et sa valeur en codifiant et banalisant, de par le dispositif, cette précieuse partie du corps, effritant la barrière entre la relique et l'échantillon.

Mais qu'adviendra-t-il dans tout cela de l'individu confiné dans cet écrin de la vie humaine ? C'est justement cette interrogation qui percute l'esprit du spectateur lorsqu'il doit lui-même manipuler ces tiroirs d'individus à la découverte de l'oeuvre, le piégeant à son tour dans une réflexion entre l'absurde et l'espoir.



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