par André Major
Le ressort dramatique de ses romans tient à ce principe du combat, illustré de biens des façons. Plus il avance dans son oeuvre, plus cela se précise : il y a d'abord les conditions d'un conflit, les protagonistes, puis une situation nécessitant la rencontre, les préparatifs du combat, et celui-ci, et la mise à mort, et le sens de cette mort, tout cela décrit avec une rigueur qu'on peut certes prendre pour de la cruauté. Auparavant, comme dans "Agaguk" le héros affrontait l'animal, le loup, il le tuait, quitte à renoncer au port du nez. Le combat s'intégrait dans une action générale dont il n'était que l'une des péripéties. Désormais, si l'on oublie des romans secondaires comme "La mort d'eau", le combat a lieu entre l'homme et la bâte, entre Kesten et l'étalon Dragon, d'une part, et entre Mahigan l'homme et Mahigan le loup, d'autre part. L'homme et la bâte étant liés par un destin de haine, ils doivent nécessairement s'affronter, et chacun doit accomplir sa mission qui est de vaincre l'autre.
Thériault a situé l'action de "Kesten" dans l'Ouest canadien. Kesten est d'origine suédoise, on verra pourquoi. Il est propriétaire d'un important ranch. Il prend femme, elle s'appelle Ingrid; une prostituée, que "la marche du destin" lui présente en quelque sorte. C'est l'entente parfaite, sans verbiage. Thériault use d'un langage sobre pour nous parler de leur existence commune, d'un langage efficace pour raconter comment l'achat d'un étalon va changer cette existence sereine. Dragon l'étalon hait son nouveau maître et sa maîtresse, comme ceux-ci haïssent et jurent de le soumettre avec une sorte de colère froide et secrète. Ils ne savent pas d'oé cela vient, mais le destin leur dit, leur ordonne de dompter la bâte, tandis que la bâte, elle, médite la mort de ses deux ennemis héréditaires. Thériault greffe son récit sur de vieilles légendes, évoquant Kçrhilde et l'étalon blanc, Mei-Uhé-Lung et l'étalon mongol, la femme inconnue qui s'enfuit avec l'étalon de Childéric et qui donna naissance à un centaure.
Le drame revât donc un caractère fabuleux. La bâte est guidée par le souvenir d'un passé honteux dont il lui faut venger sa race. Et c'est sans doute pourquoi, Kesten, obscur descendant du Viking Kedstad, et Ingrid, héritière de l'inconnue aux cheveux blonds, vont, chacun à sa façon, défier l'étalon. Une nuit, Ingrid, nue, rejoint l'étalon et l'appelle, l'invitant à l'emporter vers le nord. Dragon la piétine. Il ne reste plus à Kesten qu'à accomplir son destin. Jour après jour, avec une cruauté qui scandalise ses hommes, il humilie la bâte, la fouette jusqu'au sang, jusqu'à ce qu'elle s'agenouille devant lui. Le destin a sa morale : Kesten lui tire une balle dans la tâte, puis se tue.
Si l'homme vainc la bâte, dans "Kesten" (1), justice est rendue dans "Mahigan" (2) puisque cette fois, dans ce récit à la Kipling, dans ce livre de la forât, c'est Mahigan le loup qui vainc Mahigan l'homme, le jeune chef indien. Il me semble que la différence est importante. Le récit est composé assez simplement : Thériault raconte une tranche de la vie du louveteau Mahigan, puis une tranche de la vie du jeune Mahigan en qui la tribu, les Anciens mettent toutes leur complaisances. Et d'une tranche à l'autre, le Destin tisse des liens, des rapports qui rendent presque nécessaire l'affrontement des deux Mahigan. Leur ennemi commun : la nature, la nécessité de survivre. Les deux Mahigan ont la vocation des chefs; ce sont des solitaires et des incarnations de la communauté tout à la fois. Le loup prend femelle, mais elle est stérile. Mahigan prend femme et préside aux destinées de la tribu. La femelle du loup s'aventure dans le ouigouame d'Ann'tsouc, la femme de Mahigan, qui la tue. Mahigan le loup se venge en égorgeant la femme de Mahigan l'indien.
Les conditions de lutte à mort sont là. L'indien poursuit le loup, devenu chef de la meute. Ils se rencontrent. L'indien se défait de ses armes pour que la lutte soit égale. Mais c'est Mahigan le loup qui l'emporte, à la fin. On interprétera comme on voudra ce dénouement; je crois, pour ma part, qu'il indique un changement d'attitude chez Thériault, qui envisage pour la première fois la défaite de l'homme au profit d'une force de la nature.
Son dernier récit sent bon. Thériault explore avec un plaisir évident, avec une joie que nous partageons, la grande forât et ses taillis, la forât multiple et aussi variée que les saisons. On dirait que dans ses "romans indiens" - dans les romans dont il situe l'action au coeur de la nature - la sexualité s'y purifie, s'y dégage de ce qu'elle a de malsain ailleurs. Qu'il se permette de prâter à Mahigan le loup le pouvoir de réfléchir n'a rien de scandaleux, car il ne s'agit pas ici comme dans "Kesten", d'un récit psychologiquement défendable, mais d'un récit fabuleux, d'un conte, d'une allégorie à travers laquelle il exprime sa façon de voir et de sentir. Inégale, l'oeuvre de Thériault se noie dans la facilité, puis elle remonte à la surface, émerge, et l'on entend une voix ferme sourdre des profondeurs et témoigner de la difficulté de vivre, de la violence de la vie, du malheur des hommes. Si cette voix s'enracine dans des lieux qui ne sont plus communs, si elle nous parle d'une nature avec laquelle nous avons cessé de nous accorder, c'est qu'elle trouve son souffle et son aliment dans un monde brut, élémentaire et primitif.
(1) KESTEN, roman, par Yves Thériault, collection "les romanciers du Jour, Éditions du Jour, 123 pages, Montréal, 1968.
(2) MAHIGAN, récit, par Yves Thériault, Leméac, 107 pages, Montréal, 1968.