Carole
Baillargeon
Ce texte accompagne
l'exposition Jamais deux sans trois, présentée du 14 au 20
mars 1996, au 1040 rue Marie-Anne à Montréal.
D'aussi loin
que je me souvienne, le vêtement m'a toujours fascinée. Il est devenu
le sujet d'une passion qui nourrit ma démarche artistique depuis
le début.
Enfant, j'étais
attirée par les textures des tissus et intriguée par le pouvoir
qu'avaient les vêtements de me donner confiance en moi-même.1
Ils pouvaient aussi me transformer radicalement en personnage imaginaire
ou, comme je le souhaitais, me permettre d'entrer dans le monde
adulte.
Ma mère m'a
transmis les règles qui devaient régir ma garde-robe. Le beau linge
était réservé pour le dimanche, certaines couleurs ne se portaient
que l'été, les couleurs vives étaient l'apanage des jeunes, les
sombres réservées aux personnes âgées, le rose était interdit aux
hommes. En fait, une multitude de conventions culturelles régissent
le port de nos vêtements, à partir desquelles et plus ou moins inconsciemment
nous évaluons le goût, le savoir-vivre, la culture, la classe sociale,
l'âge et l'orientation sexuelle d'une personne.
Mon intérêt
pour le vêtement s'est accentué lors de mes études au niveau du
baccalauréat en scénographie. Dans l'univers théâtral, c'est l'habit
qui fait le moine. Un des exercices de documentation sur le costume
réaliste contemporain consistait à observer les vêtements portés
par les gens dans les autobus, le métro et dans la rue. Comment
portent-ils leurs vêtements? A la fin d'une journée, l'état du vêtement
révèle des informations. Observez et notez: l'usure, le froissement,
la saleté. Tous ces détails, qu'on le veuille ou non, nous renseignent
sur leur porteur.
On s'attache
parfois à un vêtement à un point tel qu'on voudrait le garder toujours,
car on a l'impression qu'il renferme un peu de nous-même. C'est
ainsi que certains vêtements deviennent des reliques de notre passé.
D'autres vêtements marquent des moments importants de la vie, les
premiers vêtements que l'on choisit soi-même et ceux achetés pour
une occasion spéciale comme la robe de mariage.
Toujours dans
le cadre de ma formation de scénographe, j'ai abordé l'histoire
du costume. Quelle découverte ! Alors que dans l'histoire générale,
les femmes sont quasi absentes, j'ai été frappée par l'importante
présence des femmes dans ce domaine. J'ai été saisie de constater
à quel point le vêtement avait transformé, sculpté, modelé au goût
du jour le corps de la femme. L'histoire du vêtement féminin, de
la noblesse et de la bourgeoisie, du moyen-âge jusqu'à l'époque
victorienne, nous montre des vêtements qui amplifiaient la stature
féminine par les volumes imposants des crinolines, des trafnes,
des chapeaux et des coiffures qui conféraient aux femmes, d'un point
de vue formel, une importance indéniable fondée sur le paraitre.
“Le vêtement nous permet de prolonger notre moi corporel (...) Au
lieu de n'être que deux jambes séparées par un mince écart, le corps
humain vêtu d'une robe prend des proportions bien plus amples et
volumineuses; l'espace entre les jambes est comblé, et ce au profit
d'un maintien plus digne ...”2 Le corps contraint par
le poids, l'ampleur des tissus et par la constriction des vêtements
affichait un maintien "digne" par sa rigidité où confort et liberté
de mouvement étaient exclus. « L'apparence devient la source principale
de pouvoir des femmes, de même que la cause première de leur faiblesse.
»3
Ce sont toutes
ces anecdotes qui alimentent ma démarche artistique où se rmêlent
des références à l'histoire du vêtement, à l'histoire des femmes
et à mon histoire personnelle.
La matière
signifiante
C'est peut-être
au papier matière que je dois d'avoir fait le saut de la scénographie
aux arts visuels. Le papier étant une matière fréquemment utilisée
en théâtre sous forme de papier mâché, je me suis sentie tout à
fait à l'aise dès mes premières expérimentations avec le papier
fait main. Ces explorations m'ont conduite à réaliser l'installation
intitulée Vêture présentée à La chambre blanche (1990).
Ce travail prenait comme point de départ la matière avec laquelle
je travaillais, la pulpe de chiffons de coton. Cette matière provient
d'une plante, le cotonnier. Elle a été transformée, de fil, en tissu
puis en vêtements qui furent portés puis récupérés, déchiquetés
et réduits à l'état de pulpe pour le papier. Chaque élément de l'installation
exprimait un état hybride mêlant ses origines végétales et vestimentaires.
J'ai travaillé sur une base intensive les techniques reliées au
papier durant les cinq premières années de ma production artistique.
Puis, une série de facteurs m'a amenée à considérer le travail avec
d'autres matières.
Parmi ceux-ci,
l'exposition de Jana Sterbak, States of Being/ Corps à corps,
présentée au Musée des beaux-arts du Canada en 1991 a probablement
contribué à une ouverture de ma part, face à une diversité de techniques
et de matières à inclure dans mon travail. C'est d'abord cet aspect
de son travail qui m'avait frappée lors de ma visite. En lisant
et en approfondissant ma connaissance de sa démarche, j'ai constaté
qu'elle donnait souvent une grande importance au choix des matériaux,
de la technique ou de la stratégie de présentation. Ces choix participent
d'une façon active aux propos de l'oeuvre. Il m'a semblé que cette
préoccupation rejoignait un aspect présent dans mon travail et que
l'on retrouve dans cette exposition Jamais deux toujours trois.
Le vêtement,
pourtant au centre de ma production, apparaît ici pour la première
fois comme matière et subjectile de mes interventions plastiques.
Comme le vêtement est étroitement lié à la question de la pudeur,
le choix de travailler à partir de celui-ci me semblait approprié.
Je pense que la sélection des trois vêtements et les interventions
plastiques tiennent compte d'un certain nombre de codes attachés
aux vêtements et à la couleur. En effet, le genre, la fonction du
vêtement, sa couleur, sa coupe, la texture et les qualités du tissu
sont des éléments qui parlent. Ils peuvent être accentués ou dilués
par certains contextes et par l'attitude du corps et de la personnalité
du porteur.
Le choix de
la robe s'imposait naturellement puisqu'il est question de la pudeur
féminine comme je l'ai subie et vécue. Cependant, ce n'est pas ici
le procàs de la robe, mais il reste qu'elle peut entraver les mouvements
et nous conduire dans des situations momentanément impudiques. Par
rapport au sexe, la robe est dit un "système ouvert", alors que
le pantalon est dit un "système fermé". Ce concept relié à la robe
découle probablement du fait que le vêtement de dessous ne serait
apparu que vers le 18ème siècle. « Nous savons que sous la robe
et les jupons - et sauf exception - la femme occidentale ne porta
rien qu'une ou plusieurs chemises pendant des millénaires. »4
Le pantalon de dessous fut introduit pour éviter les scènes gênantes
provoquées par des chutes équestres, quelgues glissades à pied ou
certaines fessées patriotiques. »5 Contrairement à ce
que l'on pourrait penser, la morale de l'époque voyait d'un mauvais
oeil la culotte: cacher attirait l'attention. Aujourd'hui, la petite
culotte suscite le même trouble que pouvait provoquer autrefois
la vue du sexe féminin. C'est pourquoi la robe offrirait une plus
grande prise à l'impudeur à cause de cette ouverture. Le vent soulève
une jupe.... On peut se pencher et révéler ses dessous.
Mes choix dans
la sélection des vêtements ont été guidés par le désir de montrer
trois stratégies de révélation du corps: la transparence du tissu,
la coupe moulante et l'ouverture. La couleur des vêtements a aussi
été un facteur déterminant, le jaune pouvant symboliser la faiblesse,
le rouge, la sensualité et le sang, le noir, l'abnégation. La coupe
et/ou la fonction du vêtement ont également été prises en considération.
Chacune des interventions pourrait évoquer un aspect des transformations
physiques accompagnant la puberté: l'apparition des poils pubiens,
les menstruations, la découverte et le trouble qui en découle face
à ce nouveau corps.
L'obsession
: l'inventaire et le classement
Un autre aspect
de mon travail est marqué par un désir d'inventorier, de travailler
tous les aspects d'un sujet . Cette multiplicité engendre un besoin
de classer l'ensemble. généralement composé d'unités formant un
tout. Cette caractéristique se transpose aisément à l'ensemble de
ma pratique artistique qui voudrait éventuellement englober tous
les aspects reliés au vêtement en relation avec le corps et/ou l'environnement,
de l'identité à l'économique, du psychologique au social. Par exemple,
en ce qui a trait aux.fonctions reliées au vêtement « pratiquement
tous ceux qui ont étudié la question s'accordent à dire que le vêtement
a trois finalités: la parure, la pudeur et la protection. »6
J'ai abordé durant les dernières années ces différents aspects,
ainsi l'exposition Armures allégoriques (1991-93) traitait
de la protection, l'exposition Parures (1994-95) traitait
de la parure féminine alors que, dans Jamais deux toujours trois
(1996), il est question de l'apprentissage de la pudeur entourant
le corps féminin.
Mon rapport
aux textiles
J'en suis venue
à m'intéresser aux arts textiles, d'abord parce que je travaillais
une matière textile, le papier. Mais, j'ai découvert très vite que
les arts textiles, c'est bien plus qu'une relation à une matière
et/ou à des techniques. Ses sources remontent à la base de la civilisation
humaine. Qu'on pense au tressage, nouage, entrelacement de fibres
et au tissage qui ont conduit l'humanité à la fabrication d'éléments
de protection telles les premières habitations, vêtements, ou les
outils pour la chasse et la pêche. « Le nouage constitue une des
plus anciennes technologies, pour ne pas dire la plus ancienne.
Nouer des peaux ensemble fut la première maniàre de les assembler
pour s'en vêtir. (...) Le processus mental et l'effort d'application
nécessaires à la conception puis à la confection d'un noeud restent
comme le rire et les larmes, vraiment le propre de l'homme."7
Comme la roue, ces inventions sont et seront éternellement d'actualité
au sein de notre civilisation moderne, qu'on pense à l'ordinateur
et à l'internet qui témoignent d'une étroite relation avec le textile.8
De plus, nous côtoyons quotidiennement des matières textiles, notre
propre corps n'est que fibres.9
L'histoire du
textile est étroitement liée à celle des femmes. 10 Freud
fait également un lien, d'ailleurs peu élogieux, entre les femmes
et le textile. “ La pudeur (...) a eu pour but primitif, croyons-nous,
de dissimuler la défectuosité des organes génitaux (féminins). (...)
On pense que les femmes n'ont que faiblement contribué aux découvertes
et aux inventions de l'histoire de la civilisation. Peut-être ont-elles
cependant trouvé une technique, celle du tissage, du tressage. S'il
en est vraiment ainsi, on est tenté de deviner le motif inconscient
de cette invention. La nature elle-même aurait fourni le modèle
d'une semblable copie en faisant pousser sur les organes génitaux
les poils qui les masquent. Le progrès qui restait à faire était
d'enlacer les fibres plantées dans la peau et qui ne formaient qu'une
sorte de feutrage.” 11 Ce qui me frappe dans cette citation
de Freud, c'est le fort sentiment de misogynie et de somatophobie
(haine du corps) qui en émanent. Curieusement, ce sont aussi des
sentiments qui entretiennent un lien étroit avec la pudeur.
Jamais deux
toujours trois (l'apprentissage de la pudeur)
Il y a quelques
années, lors d'une réunion familiale, j'ai été témoin d'une scène
qui m'a amenée à réfléchir à la question de la pudeur. Ma nièce,
alors âgée de 4 ans, recevait en cadeau un vêtement. Désireuse d'étrenner
ce nouvel habit, elle se changea à la vitesse de l'éclair devant
nous, sans que nous puissions la voir dévêtue. La technique est
simple: il s'agit de retirer ses bras des manches de la robe. On
enfile ensuite le nouveau vêtement sous ce tube que l'on retire
une fois vêtue. J'étais sidérée qu'une enfant de cet âge puisse
être déjà si pudique. Tout de suite, je me suis rappelée mes expériences
au camp d'été (à l'âge de 8 et 9 ans) où il fallait se changer selon
la "technique dortoir", celle-là même employée par ma nièce. Puis,
je me suis rappelée les histoires de ma mère, au temps où elle était
étudiante chez les Soeurs. D'ailleurs, le titre de l'exposition
provient d'une règle en vigueur alors à l'École normale: jamais
deux toujours trois. A l'époque, les pensionnaires ne comprenaient
pas sa signification. Ce n'est que plus tard que ma mère comprit
que cette maxime visait à éviter les amitiés particuliàres entre
femmes.
C'est ainsi
que des observations sur des comportements vestimentaires éveillent
en moi une réflexion sur l'identité féminine. Quelle importance,
l'éducation et le milieu ont-ils eu et auront-ifs dans l'établissement
de ces comportements?
Mars 1996
Notes
1. "cette satisfaction
procurée par les vêtements repose psychologiquement sur une illusion
appelée confluence" Flugël, J.C.. Le rêveur nu, Editions
Aubier Montaigne, Paris, 1982, p. 31. Il y a relation de confluence
lorsque les vêtements rencontrent les objectifs du porteur, c'est-à-dire
qu'ils contribuent à transcender l'image que celui-ci désire projeter
sur son entourage.
2. Flugël,
J.C.. Le rêveur nu, Éditions Aubier Montaigne, Paris, 1982,
p. 27.
3. Lamothe,
Raymonde. Souffrir pour Etre belle- Rapport de recherche
préliminaire à l'exposition, citée par St-Jean, Armande. Finie
la beauté de force !, in Souffrir pour être belle, Fides
et Musée de la civilisation, Québec, 1988, p. 85.
4. Toussaint-Samat,
Maguelone. Histoire technique et morale du vêtement, Bordas,
Paris, 1990,p. 404.
5.Perrot,
Philippe. Les dessus et les dessous de la bourgeoisie, Edition
Complexe, 1981, p. 263. Les fessées patriotiques réfàrent au climat
de règlement de compte qui régnait apràs la Révolution française
partout en France. Au sortir de la messe, les femmes étaient souvent
la cible de punitions corporelles.
6. Flugël,
J.C.. Le rêveur nu, Éditions Aubier Montaigne, Paris, 1982,
p.12.
7. Toussaint-Samat,
Maguelone. Histoire technique et morale du vêtement, Bordas,
Paris, 1990, p. 268. 8. Voir à ce sujet le chapitre Nouvelles technologies:
une pensée textile in Textiles sismographes/actes du colloque, Conseil
des arts textiles du Québec,1995, et plus particuliàrement le texte
de Plant, Sadie. Lady Ada, Queen of Engines, p.106 à 110.
9. Les
cheveux, la peau, les os et la chair sont des fibres animales. "L'A.D.N.
sous microscope ressemble à un gros bout de laine constitué de deux
brins soigneusement torsadés..." Viollet, Fanny. 15 ans d'art
textile, in Textiles sismographes/actes du colloque, Conseil
des arts textiles du Québec, 1995, p. 82.
10. Voir
à ce sujet: Wayland Barber, Elizabeth. Women's Work: the First
20,000 Years: Women, Cloth and Society in Early Times, W.W.
Norton & Company, New York, London, 1994, p. 334. Parker, Rozsika.
The Subversive Stitch: embroidery and the making of the feminine,
Women's Press, London, 1984, p. 247.
11. Freud,
Sigmund. "La féminité", in Nouvelles conférences sur la psychanalyse,
Paris, Gallimard, Idées 1971, p.174. Traduit de l'allemand par Anne
Berman, cité par Bernier, Isabelle, A l'ombre de l'art contemporain,
in Féministe toi- même Féministe quand même, La chambre blanche,
1986, p. 22.
Page
d'accueil | Collection
| Dissertation
Bibliographie
| Crédits
Commentaires
et suggestions
|