Jean
Dumont
Si l’on veut
rendre justice à la cohérence et à la richesse de la démarche de
Liliana Berezowsky il est indispensable
que tout commentaire ou toute réflexion sur sa production la plus
récente s’élabore, non pas seulement face aux oeuvres qui l’ont
précédée, mais sur le fond même, le terreau profond sur lequel celles-ci
se sont érigées. Ce n’est qu’à ce prix que peut être résolue, dans
la succession des oeuvres, l’apparente dichotomie entre l’extériorité
monumentale d’hier et l’intériorité intimiste d’aujourd’hui.
Les oeuvres
d’art, quelles qu’elles soient, ne “signifient pas”, obligatoirement,
ou seulement, les circonstances, le moment, le prétexte ou l’environnement
qui leur ont donné naissance, même si parfois, l’espace d’un instant—celui
subjectif de certains spectateurs—elles peuvent donner l’impression
fausse de les célébrer. Ainsi, il est indéniable que, chez Liliana
Berezowsky, l’histoire familiale et l’environnement industriel ont
été des éléments déclencheurs dans la production des fameuses machines
monumentales d’hier. Mais ces oeuvres, au long du parcours qui les
a engendrées, ne sont en rien devenues les symboles apologétiques
d’une quelconque ère machinique dont l’avènement craint menacerait
de déshumaniser et de désenchanter le monde.
Ceux, comme
moi—et je ne sais pas si je dois dire, hélas—à qui une éducation
et une culture techniques et technologiques ont rendu familier le
monde des machines véritables, et surtout celui de leur logique
déterministe, ne le reconnaissent pas dans celui que peuplent les
imposantes structures d’acier de Berezowsky. Ces dernières, même
si elles gardent le souvenir de l’objet technique, considéré par
toutes les philosophies comme le moyen idéal de communication, restent
étrangement silencieuses. Si on les dit facilement absurdes, il
ne faut pas oublier qu’elles ne le sont pas comme “machines”, justement
à cause de ce silence qui ne devrait pas être. Elles ne sont ni
les modèles d’antécédents techniques qui auraient préfiguré l’actualité,
ni des sortes “d’idéalités platoniciennes” qui viendraient couronner
l’ère machinique, les deux notions s’alimentant à la même source
des sciences exactes. Elles constituent au contraire, comme dirait
Serres, une forme d’oubli de ce savoir officiel et le souvenir d’un
non-su préliminaire qui ne peut resurgir que de la pratique de cet
oubli. S’il fallait citer Platon à leur endroit, ce ne pourrait
être que par le biais du graphe tremblé de la fameuse diagonale
sur le sable de l’arène et l’irruption du sensible dans la communication
attendue. Intrusion du corps de celui qui trace le graphe dans cette
hésitation fragile du signe et qui lui fait dire plus que le savoir
royal. Intrusion du corps de l’artiste dans le développement de
ses “machines” et qui proclame fièrement leur indétermination.
C’est bien
à cause de ce qu’elles doivent au corps que les machines de Liliana
Berezowsky entraînent immanquablement l’esprit sur certains sentiers
nomades du Moyen Âge et du Gothique. Une présence du corps qui annonce
l’oeuvre, non comme l’illustration d’une expérience, mais comme
l’expérience elle-même. Suite de gestes dont chacun n’est que partiellement
déterminé par celui qui le précède, et dont la précision locale
et globale ne doit rien à un idéal quelconque.
Gilles Deleuze,
dans Mille plateaux1, parle de l’érection des
cathédrales gothiques et de l’abandon par Bernard de Clairveau de
la méthode mathématique officielle pour déterminer la taille des
pierres des voûtes immenses: «Son compagnon, le moine-maçon Garin
de Troyes, invoque une logique opératoire du mouvement qui permet
à “l’initié” de tracer, puis de couper les volumes en pénétration
dans l’espace, et de faire que le trait pousse le chiffre. On ne
représente pas, on engendre et on parcourt». Exacte description
de la méthode de Liliana Berezowsky.
Il n’y a pas
que cette référence à une science nomade qui inscrive le corps au
coeur de la démarche de l’artiste. Il y a aussi cette impression,
ressentie différemment par chacun, que, malgré leur monumentalité,
ces machines, en une sorte de complicité indéterminée, ont à faire
avec l’individu et avec le corps humain. Ne serait-ce que pour le
menacer. Le risque de leur fréquentation n’est pas intellectuel,
il est imaginé comme physique et maintes fois mentionné comme la
clé des oppositions qui définissent nos relations avec les oeuvres:
équilibre/déséquilibre, pesanteur/légèreté, statisme/mobilité, froideur/empathie,
etc. Comme les machines du Moyen Âge auxquelles elles font signe,
celles-ci parlent d’un monde dans lequel le corps, en tant que physicalité,
a gardé toute son importance comme lieu essentiel du rêve d’une
communication, toujours espérée et toujours déçue.
Et c’est bien
la même conscience aiguë de ce corps et de cet espoir que scandent
les oeuvres de la production intimiste d’aujourd’hui. Mais bien
que l’artiste ait toujours affirmé clairement que le corps en cause
dans sa production était un corps sexuel, et que des éléments personnels
s’articulaient toujours à son élaboration, il était plus facile,
à ceux qui le désiraient, d’oublier ces affirmations dans la production
précédente, à cause de l’effet d’abstraction créé par la monumentalité,
que dans les oeuvres actuelles. Pour les mêmes raisons, le désir
de relations avec “les autres”, entité vague et empathique s’il
en est, qui circulait dans les pièces d’hier, ne peut manquer de
se transformer dans les oeuvres intimes d’aujourd’hui en un face-à-face
avec l’Autre beaucoup plus aléatoire et menaçant.
Devant Can
you remain where the story has not yet begun. For J.-F., par
exemple, un parc d’enfant en acier parfaitement poli où cohabitent
une théière en cire d’abeille remplie de miel et une corne d’antilope
moulée de feuilles d’or, le spectateur, après avoir noté l’allusion
possible à la sexualité infantile et au monde de l’enfermement,
n’a aucune possibilité de s’identifier, ni même de sympathiser,
avec ce que cette mise en oeuvre signifie véritablement pour l’artiste.
Il ne peut que faire un retour sur les propres images, sans doute
bien différentes de celles-ci, même si elles sont marquées à son
insu des mêmes allusions, que d’autres lui ont livrées de sa propre
enfance, pour constater qu’il est bien seul avec elles. Entendons-nous
bien : cette impossibilité de la communication n’est pas un échec
à mettre au débit de l’artiste. Elle est le sens même de l’oeuvre
: l’impossibilité de communiquer, au sens où nous l’entendons habituellement,
avec l’Autre absolu. Même si, dans ce parc, l’histoire a toujours
déjà commencé et que nous ne pouvons y échapper, l’idée qu’elle
puisse transformer l’Autre en un autrui compréhensible reste une
illusion. Skin plums with your teeth, où voisinent dans une
vasque en forme de baptistère trente prunes et trente bras de poupée
coulés en bronze, participe de la même solitude.
L’écriture,
soit sous forme de titres-conteurs, soit comme élément intrinsèque
de l’oeuvre, a fait son apparition et pris de l’importance dans
cette production intimiste. Il faut comprendre que le seul geste
entièrement sensible dans l’élaboration d’une oeuvre, est celui
qui se saisit de la matière. Dès que les gestes commencent à organiser
cette matière en une ébauche de forme, ils deviennent déjà en partie
une ébauche de langage. Ce n’est pas pour rien que Liliana Berezowsky
s’attache tant à l’état de la matière dans ses oeuvres. Et c’est
bien souvent de cette lutte inconnue entre le geste purement sensible
et le geste-langage que naît leur sens véritable. Dans une production
intimiste, la part de la forme est moins flamboyante. C’est peut-être
pourquoi l’artiste donne place à un autre type de langage qui, comme
celui de la forme, ne détient pas seul les clés du sens mais participe
à son élaboration.
Dans L’Écriture
blanche, allusion aux caractéristiques que Roland Barthes reconnaissait
dans l’écriture de Camus, «... libérée de toute servitude à un ordre
marqué du langage...», les pages vierges du livre boulonné sur le
dessus de la table d’acier disent la nécessité d’une «écriture transparente...
faite de l’absence des cris et des jugements de l’histoire». Cette
histoire-fiction qui, autant que de cris et de jugements, est tissée
de silences et d’oublis.
Au coeur de
When I say I love you I am looking at my reflection in your eyes,
la phrase qui marque le faux miroir et donne son titre à l’oeuvre,
ne livre certes pas, au premier regard, tout le sens de l’entreprise
de Liliana Berezowsky, mais elle en balise bien l’ambitieuse profondeur.
Montrer, à la fois, l’échec toujours répété de la communication
et la nécessité de la tenter toujours. Montrer que la nécessité
de cet échec au coeur même des relations de l’Éros, qui est la sauvegarde
de l’identité de l’Autre, dit dans le même temps la nécessité du
désir.
Il en est de
ce désir, qui structure aussi bien la production actuelle et intimiste
de Liliana Berezowsky que celle monumentale et machinique d’hier,
ce qu’il en est de la caresse dont Emmanuel Levinas2
dit qu’elle est de l’ordre de la lumière. «Ce n’est pas le velouté
ou la tiédeur de cette main donnée dans le contact que cherche la
caresse... La caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. Ce ne pas
savoir, ce désordonné fondamental en est l’essentiel... Elle est
comme un jeu sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir
nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre,
toujours à venir...». Il ne reste aux spectateurs que nous sommes
de cette oeuvre qu’à y faire face avec la même attente de cet avenir
pur.
Notes
1. Gilles Deleuze,
Felix Guattari, Mille plateaux. Éditions de Minuit, Paris,
1980, p 451.
2. Emmanuel
Levinas. Le temps et l’autre. Quadrige-PUF, Paris, 1994,
p 82.
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