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When I say I love you I am looking at my reflection in your eyes, par Lilian Berezowsky, 1994

Liliana Berezowsky
When I say I love you I am looking at my reflection in your eyes, 1994



 


 

Jean Dumont

Si l’on veut rendre justice à la cohérence et à la richesse de la démarche de Liliana Berezowsky il est indispensable que tout commentaire ou toute réflexion sur sa production la plus récente s’élabore, non pas seulement face aux oeuvres qui l’ont précédée, mais sur le fond même, le terreau profond sur lequel celles-ci se sont érigées. Ce n’est qu’à ce prix que peut être résolue, dans la succession des oeuvres, l’apparente dichotomie entre l’extériorité monumentale d’hier et l’intériorité intimiste d’aujourd’hui.

Les oeuvres d’art, quelles qu’elles soient, ne “signifient pas”, obligatoirement, ou seulement, les circonstances, le moment, le prétexte ou l’environnement qui leur ont donné naissance, même si parfois, l’espace d’un instant—celui subjectif de certains spectateurs—elles peuvent donner l’impression fausse de les célébrer. Ainsi, il est indéniable que, chez Liliana Berezowsky, l’histoire familiale et l’environnement industriel ont été des éléments déclencheurs dans la production des fameuses machines monumentales d’hier. Mais ces oeuvres, au long du parcours qui les a engendrées, ne sont en rien devenues les symboles apologétiques d’une quelconque ère machinique dont l’avènement craint menacerait de déshumaniser et de désenchanter le monde.

Ceux, comme moi—et je ne sais pas si je dois dire, hélas—à qui une éducation et une culture techniques et technologiques ont rendu familier le monde des machines véritables, et surtout celui de leur logique déterministe, ne le reconnaissent pas dans celui que peuplent les imposantes structures d’acier de Berezowsky. Ces dernières, même si elles gardent le souvenir de l’objet technique, considéré par toutes les philosophies comme le moyen idéal de communication, restent étrangement silencieuses. Si on les dit facilement absurdes, il ne faut pas oublier qu’elles ne le sont pas comme “machines”, justement à cause de ce silence qui ne devrait pas être. Elles ne sont ni les modèles d’antécédents techniques qui auraient préfiguré l’actualité, ni des sortes “d’idéalités platoniciennes” qui viendraient couronner l’ère machinique, les deux notions s’alimentant à la même source des sciences exactes. Elles constituent au contraire, comme dirait Serres, une forme d’oubli de ce savoir officiel et le souvenir d’un non-su préliminaire qui ne peut resurgir que de la pratique de cet oubli. S’il fallait citer Platon à leur endroit, ce ne pourrait être que par le biais du graphe tremblé de la fameuse diagonale sur le sable de l’arène et l’irruption du sensible dans la communication attendue. Intrusion du corps de celui qui trace le graphe dans cette hésitation fragile du signe et qui lui fait dire plus que le savoir royal. Intrusion du corps de l’artiste dans le développement de ses “machines” et qui proclame fièrement leur indétermination.

C’est bien à cause de ce qu’elles doivent au corps que les machines de Liliana Berezowsky entraînent immanquablement l’esprit sur certains sentiers nomades du Moyen Âge et du Gothique. Une présence du corps qui annonce l’oeuvre, non comme l’illustration d’une expérience, mais comme l’expérience elle-même. Suite de gestes dont chacun n’est que partiellement déterminé par celui qui le précède, et dont la précision locale et globale ne doit rien à un idéal quelconque.

Gilles Deleuze, dans Mille plateaux1, parle de l’érection des cathédrales gothiques et de l’abandon par Bernard de Clairveau de la méthode mathématique officielle pour déterminer la taille des pierres des voûtes immenses: «Son compagnon, le moine-maçon Garin de Troyes, invoque une logique opératoire du mouvement qui permet à “l’initié” de tracer, puis de couper les volumes en pénétration dans l’espace, et de faire que le trait pousse le chiffre. On ne représente pas, on engendre et on parcourt». Exacte description de la méthode de Liliana Berezowsky.

Il n’y a pas que cette référence à une science nomade qui inscrive le corps au coeur de la démarche de l’artiste. Il y a aussi cette impression, ressentie différemment par chacun, que, malgré leur monumentalité, ces machines, en une sorte de complicité indéterminée, ont à faire avec l’individu et avec le corps humain. Ne serait-ce que pour le menacer. Le risque de leur fréquentation n’est pas intellectuel, il est imaginé comme physique et maintes fois mentionné comme la clé des oppositions qui définissent nos relations avec les oeuvres: équilibre/déséquilibre, pesanteur/légèreté, statisme/mobilité, froideur/empathie, etc. Comme les machines du Moyen Âge auxquelles elles font signe, celles-ci parlent d’un monde dans lequel le corps, en tant que physicalité, a gardé toute son importance comme lieu essentiel du rêve d’une communication, toujours espérée et toujours déçue.

Et c’est bien la même conscience aiguë de ce corps et de cet espoir que scandent les oeuvres de la production intimiste d’aujourd’hui. Mais bien que l’artiste ait toujours affirmé clairement que le corps en cause dans sa production était un corps sexuel, et que des éléments personnels s’articulaient toujours à son élaboration, il était plus facile, à ceux qui le désiraient, d’oublier ces affirmations dans la production précédente, à cause de l’effet d’abstraction créé par la monumentalité, que dans les oeuvres actuelles. Pour les mêmes raisons, le désir de relations avec “les autres”, entité vague et empathique s’il en est, qui circulait dans les pièces d’hier, ne peut manquer de se transformer dans les oeuvres intimes d’aujourd’hui en un face-à-face avec l’Autre beaucoup plus aléatoire et menaçant.

Devant Can you remain where the story has not yet begun. For J.-F., par exemple, un parc d’enfant en acier parfaitement poli où cohabitent une théière en cire d’abeille remplie de miel et une corne d’antilope moulée de feuilles d’or, le spectateur, après avoir noté l’allusion possible à la sexualité infantile et au monde de l’enfermement, n’a aucune possibilité de s’identifier, ni même de sympathiser, avec ce que cette mise en oeuvre signifie véritablement pour l’artiste. Il ne peut que faire un retour sur les propres images, sans doute bien différentes de celles-ci, même si elles sont marquées à son insu des mêmes allusions, que d’autres lui ont livrées de sa propre enfance, pour constater qu’il est bien seul avec elles. Entendons-nous bien : cette impossibilité de la communication n’est pas un échec à mettre au débit de l’artiste. Elle est le sens même de l’oeuvre : l’impossibilité de communiquer, au sens où nous l’entendons habituellement, avec l’Autre absolu. Même si, dans ce parc, l’histoire a toujours déjà commencé et que nous ne pouvons y échapper, l’idée qu’elle puisse transformer l’Autre en un autrui compréhensible reste une illusion. Skin plums with your teeth, où voisinent dans une vasque en forme de baptistère trente prunes et trente bras de poupée coulés en bronze, participe de la même solitude.

L’écriture, soit sous forme de titres-conteurs, soit comme élément intrinsèque de l’oeuvre, a fait son apparition et pris de l’importance dans cette production intimiste. Il faut comprendre que le seul geste entièrement sensible dans l’élaboration d’une oeuvre, est celui qui se saisit de la matière. Dès que les gestes commencent à organiser cette matière en une ébauche de forme, ils deviennent déjà en partie une ébauche de langage. Ce n’est pas pour rien que Liliana Berezowsky s’attache tant à l’état de la matière dans ses oeuvres. Et c’est bien souvent de cette lutte inconnue entre le geste purement sensible et le geste-langage que naît leur sens véritable. Dans une production intimiste, la part de la forme est moins flamboyante. C’est peut-être pourquoi l’artiste donne place à un autre type de langage qui, comme celui de la forme, ne détient pas seul les clés du sens mais participe à son élaboration.

Dans L’Écriture blanche, allusion aux caractéristiques que Roland Barthes reconnaissait dans l’écriture de Camus, «... libérée de toute servitude à un ordre marqué du langage...», les pages vierges du livre boulonné sur le dessus de la table d’acier disent la nécessité d’une «écriture transparente... faite de l’absence des cris et des jugements de l’histoire». Cette histoire-fiction qui, autant que de cris et de jugements, est tissée de silences et d’oublis.

Au coeur de When I say I love you I am looking at my reflection in your eyes, la phrase qui marque le faux miroir et donne son titre à l’oeuvre, ne livre certes pas, au premier regard, tout le sens de l’entreprise de Liliana Berezowsky, mais elle en balise bien l’ambitieuse profondeur. Montrer, à la fois, l’échec toujours répété de la communication et la nécessité de la tenter toujours. Montrer que la nécessité de cet échec au coeur même des relations de l’Éros, qui est la sauvegarde de l’identité de l’Autre, dit dans le même temps la nécessité du désir.

Il en est de ce désir, qui structure aussi bien la production actuelle et intimiste de Liliana Berezowsky que celle monumentale et machinique d’hier, ce qu’il en est de la caresse dont Emmanuel Levinas2 dit qu’elle est de l’ordre de la lumière. «Ce n’est pas le velouté ou la tiédeur de cette main donnée dans le contact que cherche la caresse... La caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. Ce ne pas savoir, ce désordonné fondamental en est l’essentiel... Elle est comme un jeu sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours à venir...». Il ne reste aux spectateurs que nous sommes de cette oeuvre qu’à y faire face avec la même attente de cet avenir pur.


Notes

1. Gilles Deleuze, Felix Guattari, Mille plateaux. Éditions de Minuit, Paris, 1980, p 451.
2. Emmanuel Levinas. Le temps et l’autre. Quadrige-PUF, Paris, 1994, p 82.

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