Marie
Koehler-Vandergraaf
Ce
n 'est que lorsque nous avons intégré le côté sombre de la
lune à notre vision du monde que nous pouvons sérieusement commencer
à parler de culture universelle. Shulamith Firestone, The Dialectic
of Sex Carol Taylor fut l'une des douzaines de femmes artistes
du Canada atlantique à faire le pélerinage à Montréal, en mars 1982,
afin de voir le Dinner Party de Judy Chicago. Certaines parmi
nous étaient si pauvres ou si accaparées par les charges familiales
ou économiques que notre présence même comptait comme événement
marquant de nos vies.
La leçon du Dinner Party c'est que l'art qui se fait au tréfonds
de nos vies est la seule voie possible pour nous en tant qu'artistes;
certaines d'entre nous auront mis des années avant d'avoir le courage
de suivre notre vision artistique, une vision qui penche vers le
contenu et la signification; certaines auront mis des années à trouver
le médium qui servirait à l'incarner.
En bouclant la boucle de son cycle Ageratos, Carol
Taylor fait aboutir une recherche de deux décennies sur la signification
de la "Femme". Pour Taylor, cette recherche sous-entend l'"Homme",
étant donné son vécu de fille, de soeur, d'épouse, d'amante et de
mère. L'exposition qui fait l'objet du présent catalogue, Ageratos
Complete, des oeuvres réalisées entre 1990 et 1994, présente,
dans une continuité non sans heurts, une suite d'images portant
sur les questions féminines de l'heure, soit le déterminisme biologique
et l'autonomie dans la dernière moitié du vingtième siècle.
Ce
monumental recueil est le fruit du dépouillement graduel qu'elle
a exercé sur les lignes et les matériaux qui empêchent l'expression
directe; dessinatrice impeccable, Taylor a lâché prise sur le besoin
faire "parfait" dans le dessin ou l'aquarelle (la série Beginning,
[Commencement], représentations surréalistes de femmes drapées dans
des formes de champignons et associées à la nature et au monde naturel),
elle a mis en sourdine sa connaissance du corps externe, elle a
mis de côté les poses poétiques ou expressives qui donnent son sens
à la " femme" (Awakening, [Éveil], série de peintures
gestuelles grandeur nature).
En
tant que signe, symbole ou concept mental ou social, la "Femme"
a été créée et définie, historiquement, par les puissants de chaque
société pour correspondre surtout aux besoins des hommes. Les images
de la femme qui nous sont parvenues â travers le temps sont presque
toutes le fait des hommes: ceux qui les peignaient, les sculptaient
ou les poétisaient, ceux aussi qui les conservaient en les commandant
ou les achetant, en écrivant sur elles ou en les choisissant pour
les exposer dans les musées et galeries.
Siècle
après siècle, le poids de ce processus de sélection tend à anéantir
le portrait que les femmes se font d'elles-mêmes. Depuis vingt ans,
on commence à comprendre par quels procédés certaines oeuvres d'art
(créées par les hommes pour la plupart et prenant souvent pour
sujet la "femme") sont conservées et assimilées à l' "histoire
de l'art" alors qu'on refuse ce traitement au reste de la production
artistique; cette nouvelle compréhension est l'un des facteurs qui
permet maintenant aux femmes de persévérer en art.
Les
artistes d'âge moyen ont muri avec les bienfaits de la prise de
conscience féministe; nos démarches se font souvent le miroir ou
le pendant des grandes questions de notre époque. Absorbant les
marées et les influences de notre culture, nous leur redonnons vie
signifiante par notre création. L'oeuvre de Carol Taylor, depuis
dix ans, fait souvent état de questions théoriques telles que la
représentation, l'appropriation des biens culturels et l'utilisation
de matériaux non-traditionnels, souvent sans qu'elle en ait été
consciente, alors qu'elle est aux prises avec ses propres expériences:
déclin de certaines valeurs culturelles (maternité, fertilité),
transformations personnelles (sexualité, estime de soi, vieillissement)
et spiritualité (création d'une structure de valeurs personnelles).
Taylor emprunte des images à l'archéologie, elle admire l'expression
de nombreuses cultures autochtones vivantes et les adapte a sa propre
vision, elle donne à voir le corps des femmes au moment ou bien
des théoriciennes féministes sont incapables de justifier ces représentations,
et elle a créé dans les matières les plus lourdes un ensemble d'oeuvres
qui glorifient l'esprit vivant. Bien qu'une certaine critique mette
son oeuvre en rapport avec le culte de la déesse et le révisionnisme
féministe des cultures matriarcales dans l'histoire, il s'agit bien
plus, pour elle, de trouver la place de la femme moderne dans le
monde et de résoudre cet antique dilemme: en participant aux rites
du sang que sont la sexualité, l'accouchement et la nourriture (aucune
femme, jeune, vieille, lesbienne, nullipare, n 'y échappe,
du fait de la périodicité de son corps toujours un peu rétif),
nous sommes happées par les comportements anciens, soit abnégation,
silence et lutte contre la domination et la dépendance.
En 1982, Taylor entame une série de dessins gestuels, des figures
en noir et blanc qui se transforment sous une riche couche de pastel
à l'huile et de pastel sec; ses traits brouillés cernent davantage
le volume que le contour et sa pensée commence à se faire sculpturale.
Elle tente à la même époque d'appliquer à des formes expressives
ses acquis de potier. L'énergie qui anime ces dessins gestuels va
plus tard creuser et texturer les argiles d'Ageratos, mais d'abord
elle réitère en argile les images de femmes de ses aquarelles réalistes.
The
Nurturing Circle de 1987 [Le cercle nourricier], une installation
inaugurée par une cérémonie de dévoilement et de nomination, est
une oeuvre de transition: les dessins gestuels et les figures d'argile
grandeur nature rappellent son époque représentationnelle et préfigurent
en même temps la valeur expressive des argiles de ses séries
Ageratos. Taylor déballait chaque pièce en nommant les
sources de sa puissance féminine personnelle -femme-soeur, femme-fille
-ouvrant à son auditoire les portes de son vécu.
La
même année, elle commencé à fabriquer de petites pièces d'argile,
au début comme pendentifs de décoration puis comme éléments d'un
groupe de constructions apparentées à des trophées de chasse: de
petites boîtes-cadres renfermant des symboles masculins et
féminins. Le fond est fait de dessins de femmes au pastel, dechirés;
devant, est suspendu un objet du monde naturel, un serpent ou une
couronne, par exemple, double d'une forme préhistorique pendouillante,
ou fétiche, mis là afin de tourmenter. L'atelier de Taylor est jonché
de débris suggestifs - petits torons ciselés et comprimés,
minuscules os d'argile, têtes de soleils rayonnants de trous, collections
d'anses de tasses au rebut et d'éclats de poterie craquelée et vernissée,
miettes d'argile qui ressemblent à des poupées ou à des foetus -
qu'elle incorpore à mesure à ses oeuvres. On accède à ses oeuvres
par les tripes; sa manière avec l'argile - qu'elle creuse, entaille
et marque en laissant de petites pointes acérées entre les vagues,
qu'elle lisse à l'occasion de glaçures luisantes - exige qu'on ressente
avant d'avoir refléchi.
Le
corps féminin est partout dans l'oeuvre de Taylor. Le corps, c'est
l'être - archéologique, historique, personnel et présent - ainsi
que ses expériences - maternité et maternage, plaisir sexuel et
endurance, silence, oppression, adoration, haine, oubli. C'est également
l'âme. La femme dans son corps reproducteur est l'image la plus
fréquente de Taylor dans le cycle Ageratos.
Dans
Four Brides of Silence ( 1990 ) [Quatre mariées du silence]
Taylor utilise pour la première fois l' argile cuite pour représenter
la forme humaine sur fond peint. Les volumes féminins sont ecrasés,
formes comme en plateaux, éclatés, les bords perforés; l'artiste
a perforé l'argile pour pouvoir clouer les plaques sur leur support.
L'oeuvre est troublante: les femmes sont fendues, sans bras ni jambes,
les organes génitaux démesurés et les matrices marquées de signes
divers; leurs bordures cloutées les isolent les unes des autres,
comme placées dans ces grottes qu'on trouvera plus tard dans Life
Singers et donne à chacune un halo lumineux. La deuxième figure
de gauche a le visage estompé, les yeux ouverts, la bouche ouverte,
le cri tu par l'argile; ce visage revient souvent dans d'autres
oeuvres et représente pour moi l'âme et l'esprit de l'artiste.
Élaboration sur les Four Brides, vient plus tard The
Vanishing Women [Les Disparues], trois figures d'argile cuite
blanche, emmaillotées de motifs de tissus, leurs visages rudimentaires
et chagrins, leurs corps qui semblent s'engloutir dans les stries
cendrées de leur glaçure partielle, leurs corps perforés, mais non
cloués, aplatis; sur le fond brun foncé, des arcs d'argile brune
apparaissent au-dessus de leurs têtes. Ce sont ces femmes hindoues
brulées sur les buchers funéraires de leurs maris. Dans Brown Bird
Pillars, [Piliers aux oiseaux bruns] se tiennent en rang quatre
figures de forte texture, fruit d'une gestuelle qui leur donne comme
des plumes; leur nez et leur bouche sont voilés à la musulmane,
leurs yeux restent aux aguets, un sein ou un matrice se devinent.
En
1990, Taylor termine son triptyque peint Guardians (Gardiennes),
trois figures plus grandes que nature qui semblent rattacher Taylor
elle-même à la culture autochtone du Canada et à celle de l' Afrique.
Les figures, assises, se composent de formes de coeur à l'envers;
les têtes, aux pointes, sont couvertes de capuchons et de châles.
(L'emploi du capuchon, du châle et de la forme d'arche ou de halo
se répéte au cours des quatre années qui suivent.) Les lobes du
coeur, en bas, peuvent s'interpréter comme d'énormes mamelles
où sont suspendus, dans la figure centrale, des fétiches d'argile,
des plumes, des os et des coquillages; pour ma part, il me semble
que c'est cette figure qui donne leur force aux figures en noir
et blanc, la figure du présent.
Le
spectateur doit faire face à la notion d'appropriation culturelle
dans l'oeuvre de Taylor: elle a emprunté les thèmes, les artefacts
et les images de chacune des cultures, anciennes et modernes, qu'elle
a rencontrées. Je suis convaincue, toutefois, que ces images ne
lui servent que de support mnemonique et de motif unificateur, pour
rappeler que nous sommes chair, chair historique; on ne la voit
nulle part s'accaparer d'une idée et s'en servir en génitrice ou
en héritière.
Dans certaines des oeuvres sur papier et dans ses petits dessins
antérieurs -Wisdom Facing East [La Sagesse vers l'est] et
Bride Spirits [Esprits de mariées], par exemple - les
figures servent de colonnes, chaque figure étant une variation sur
le thème, chaque oeuvre dans son ensemble témoignant en même temps
de la fonction sacrificielle du corps et de l'injustice de l'emprisonnement.
On peut considerer, entre autres interprétations, que ces oeuvres
enchâssent les fonctions reproductives de la femme, et insistent
pour dire que les femmes sont littéralement les piliers de la société.
D'autres dessins sont des "contenants": les formes féminines y sont
placées dans des manières de vases et décorées de boutons et de
motifs incis.
Spirit
Pillars [Piliers Esprits], un diptyque de 1992 dont une moitié
est l'image négative de l'autre, place une enveloppe de femme,
ou une femme vide, dans une sorte d'autel d'argile, portant en relief
sa tête sans visage, ses seins et sa matrice. À côté d'elle
une Vierge jumelle, voilée, mais laissant voir les seins, la matrice
et le modèle délicat du vis- age, glacés de turquoise. C'est un
puissant rappel de la présence, derrière notre train-train quotidien,
d'archétypes venus du fond des âges; dans un pays plus pauvre, analphabètes
et sans moyens de contraception, nous nous souviendrons, nous aussi,
que la biologie mène notre destin.
Life
Singers [Chantres de la vie], une immense oeuvre en cinq parties,
présente des figures solitaires sous de lourdes arches d'argile
ou dans des grottes de terre lézardées, fissurées, texturées par
les ans et l'usage. En sa présence, nous sommes accablées de douleur
pour toutes ces femmes de la terre qui sont prises dans la gangue
des traditions, leurs bouches fermées de limon, leurs corps cachés,
privés de jambes et de bras, les seins et le ventre toujours offerts.
Mais aussi on ressent l'espoir dans ces corps qui chantent, qui
brillent malgré tout, et la figure centrale de la commere, munie
de bras, nous fixe la bouche ouverte. Ces cinq figures, prises en
rang, tiennent sur de lourdes saillies d'argile, des pans où se
grave l'histoire de la terre, faite d'insectes, de fleurs et de
feuilles. Sous les pans d'argile, des messages cunéiformes qui se
rapportent à l'oeuvre. Par exemple, la première figure, rudimentaire,
la bouche couverte d'un voile, est accompagnée d'un moulage en forme
de serpent. Le message de la commère est fait d'anses de chaudrons,
alors que la cinquième figure, la bouche qui chante, enterrée sous
une tonne d'argile pressée et texturée, repose au-dessus d 'un message
fait de tuiles d'essai utilisées pour la cuisson de l'argile. Il
ne faudrait pas lire dans ce groupe la hiérarchie ou I'évolution,
mais un agglomère des potentiels et des histoires.
Deux
oeuvres piliers distinctes, datant de 1993, me semblent déclarer
que les années de la puissance reproductive sont bel et bien closes.
Earth-Water Guardian [Gardienne de l'eau de la terre] est
un pilier en deux panneaux dont la matrice est séparée en deux.
L'espace intérieur est rempli d'énergie et de vie, entouré de particules
d'énergie ou de formes rappelant des spermatozoides (en réalité
des anses de tasses) et le visage nous fait directement face. Le
titre de Broken Pillar [Pilier brisé], en trois pièces, la
matrice coupée en deux et la tête separée du corps, semble parler
de dégâts, mais le visage si réaliste qui nous fixe sévèrement,
presque avec colère, l'ensemble du pilier qui rappelle un arbre
par sa forme, et les bras qu'on semble deviner, donnent à penser
que nous voyons là le résultat non seulement du vieillissement mais
de la croissance. Un autre pilier de 1993, Black Guardian
[ Gardienne noire], montre une petite figure enterrée, ecrasée sous
une arche renversée en argile, comprimée par des murs d'argile de
chaque côte; son ventre une spirale rutilante, de l'énergie radiante
de la terre, son visage empreint de mélancolie, ou peut- être d'expectative,
elle pourrait représenter l'élément fécond en chacun de nous.
Les
dernières oeuvres de Taylor, aux titres provisoires de New Guardian
[Nouvelle gardienne]et Trial Guardian [Gardienne à l'épreuve],
à l'instar de beaucoup de ses figures de femmes, sont des piliers
jumelés, l'un noir, l'autre blanc, présageant la complétude de ce
cycle et une nouvelle image de ce que signifie la "Femme". New
Guardian a des bras pour agir et des jambes pour marcher; les
deux figures cruciformes dominent l'avant-plan et sont modelées
dans l'argile. Elles sont sorties de la grotte les yeux ouverts,
la bouche ouverte.
Depuis six mois, Carol Taylor travaille à la construction de Figurehead
[Figure de proue], une sculpture massive en bas-relief que lui a
commandée la ville de Saint-Jean, destinée a entourer l'horloge
du marché, au Market Square. Figurehead découle de dix merveilleuses
petites pièces d'argile intitulées Daedalus'Daughter [Fille
de Dédale] #1 à 10. Chacune présente la lune, ou un visage, repoussée
vers la droite du cadre par des ailes creusées dans la masse, sculptées
et cuites en dix couleurs différentes, en dix motifs de plume différents.
La fille de Dédale, qui prend essor dans son désir de savoir, sort
en fait de l'argile.
Marie Koehler-Vandergraaf
est une artiste, écrivain et conservatrice qui habite Halifax, en
Nouvelle-Écosse.
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