collectiondissertationbibliographiecrédits

Collection
Dissertation
Bibliographie
Crédits

 

Awakening, 1976
 

New Guardian, 1990

 

Four Brides of Silence, 1990

 

Figurehead (figure de proue) une sculpture massive en bas-relief que lui a commandée par la ville de Saint-Jean, destinée à entourer l'horloge du marché, au Marché de la ville de Saint-Jean.
Photo : Peter Walsh.


 

Marie Koehler-Vandergraaf

Ce n 'est que lorsque nous avons intégré le côté sombre de la lune à notre vision du monde que nous pouvons sérieusement commencer à parler de culture universelle. Shulamith Firestone, The Dialectic of Sex Carol Taylor fut l'une des douzaines de femmes artistes du Canada atlantique à faire le pélerinage à Montréal, en mars 1982, afin de voir le Dinner Party de Judy Chicago. Certaines parmi nous étaient si pauvres ou si accaparées par les charges familiales ou économiques que notre présence même comptait comme événement marquant de nos vies.

La leçon du Dinner Party c'est que l'art qui se fait au tréfonds de nos vies est la seule voie possible pour nous en tant qu'artistes; certaines d'entre nous auront mis des années avant d'avoir le courage de suivre notre vision artistique, une vision qui penche vers le contenu et la signification; certaines auront mis des années à trouver le médium qui servirait à l'incarner.

En bouclant la boucle de son cycle Ageratos, Carol Taylor fait aboutir une recherche de deux décennies sur la signification de la "Femme". Pour Taylor, cette recherche sous-entend l'"Homme", étant donné son vécu de fille, de soeur, d'épouse, d'amante et de mère. L'exposition qui fait l'objet du présent catalogue, Ageratos Complete, des oeuvres réalisées entre 1990 et 1994, présente, dans une continuité non sans heurts, une suite d'images portant sur les questions féminines de l'heure, soit le déterminisme biologique et l'autonomie dans la dernière moitié du vingtième siècle.

Ce monumental recueil est le fruit du dépouillement graduel qu'elle a exercé sur les lignes et les matériaux qui empêchent l'expression directe; dessinatrice impeccable, Taylor a lâché prise sur le besoin faire "parfait" dans le dessin ou l'aquarelle (la série Beginning, [Commencement], représentations surréalistes de femmes drapées dans des formes de champignons et associées à la nature et au monde naturel), elle a mis en sourdine sa connaissance du corps externe, elle a mis de côté les poses poétiques ou expressives qui donnent son sens à la " femme" (Awakening, [Éveil], série de peintures gestuelles grandeur nature).

En tant que signe, symbole ou concept mental ou social, la "Femme" a été créée et définie, historiquement, par les puissants de chaque société pour correspondre surtout aux besoins des hommes. Les images de la femme qui nous sont parvenues â travers le temps sont presque toutes le fait des hommes: ceux qui les peignaient, les sculptaient ou les poétisaient, ceux aussi qui les conservaient en les commandant ou les achetant, en écrivant sur elles ou en les choisissant pour les exposer dans les musées et galeries.

Siècle après siècle, le poids de ce processus de sélection tend à anéantir le portrait que les femmes se font d'elles-mêmes. Depuis vingt ans, on commence à comprendre par quels procédés certaines oeuvres d'art (créées par les hommes pour la plupart et prenant souvent pour sujet la "femme") sont conservées et assimilées à l' "histoire de l'art" alors qu'on refuse ce traitement au reste de la production artistique; cette nouvelle compréhension est l'un des facteurs qui permet maintenant aux femmes de persévérer en art.

Les artistes d'âge moyen ont muri avec les bienfaits de la prise de conscience féministe; nos démarches se font souvent le miroir ou le pendant des grandes questions de notre époque. Absorbant les marées et les influences de notre culture, nous leur redonnons vie signifiante par notre création. L'oeuvre de Carol Taylor, depuis dix ans, fait souvent état de questions théoriques telles que la représentation, l'appropriation des biens culturels et l'utilisation de matériaux non-traditionnels, souvent sans qu'elle en ait été consciente, alors qu'elle est aux prises avec ses propres expériences: déclin de certaines valeurs culturelles (maternité, fertilité), transformations personnelles (sexualité, estime de soi, vieillissement) et spiritualité (création d'une structure de valeurs personnelles).

Taylor emprunte des images à l'archéologie, elle admire l'expression de nombreuses cultures autochtones vivantes et les adapte a sa propre vision, elle donne à voir le corps des femmes au moment ou bien des théoriciennes féministes sont incapables de justifier ces représentations, et elle a créé dans les matières les plus lourdes un ensemble d'oeuvres qui glorifient l'esprit vivant. Bien qu'une certaine critique mette son oeuvre en rapport avec le culte de la déesse et le révisionnisme féministe des cultures matriarcales dans l'histoire, il s'agit bien plus, pour elle, de trouver la place de la femme moderne dans le monde et de résoudre cet antique dilemme: en participant aux rites du sang que sont la sexualité, l'accouchement et la nourriture (aucune femme, jeune, vieille, lesbienne, nullipare, n 'y échappe, du fait de la périodicité de son corps toujours un peu rétif), nous sommes happées par les comportements anciens, soit abnégation, silence et lutte contre la domination et la dépendance.

En 1982, Taylor entame une série de dessins gestuels, des figures en noir et blanc qui se transforment sous une riche couche de pastel à l'huile et de pastel sec; ses traits brouillés cernent davantage le volume que le contour et sa pensée commence à se faire sculpturale. Elle tente à la même époque d'appliquer à des formes expressives ses acquis de potier. L'énergie qui anime ces dessins gestuels va plus tard creuser et texturer les argiles d'Ageratos, mais d'abord elle réitère en argile les images de femmes de ses aquarelles réalistes.

The Nurturing Circle de 1987 [Le cercle nourricier], une installation inaugurée par une cérémonie de dévoilement et de nomination, est une oeuvre de transition: les dessins gestuels et les figures d'argile grandeur nature rappellent son époque représentationnelle et préfigurent en même temps la valeur expressive des argiles de ses séries Ageratos. Taylor déballait chaque pièce en nommant les sources de sa puissance féminine personnelle -femme-soeur, femme-fille -ouvrant à son auditoire les portes de son vécu.

La même année, elle commencé à fabriquer de petites pièces d'argile, au début comme pendentifs de décoration puis comme éléments d'un groupe de constructions apparentées à des trophées de chasse: de petites boîtes-cadres renfermant des symboles masculins et féminins. Le fond est fait de dessins de femmes au pastel, dechirés; devant, est suspendu un objet du monde naturel, un serpent ou une couronne, par exemple, double d'une forme préhistorique pendouillante, ou fétiche, mis là afin de tourmenter. L'atelier de Taylor est jonché de débris suggestifs - petits torons ciselés et comprimés, minuscules os d'argile, têtes de soleils rayonnants de trous, collections d'anses de tasses au rebut et d'éclats de poterie craquelée et vernissée, miettes d'argile qui ressemblent à des poupées ou à des foetus - qu'elle incorpore à mesure à ses oeuvres. On accède à ses oeuvres par les tripes; sa manière avec l'argile - qu'elle creuse, entaille et marque en laissant de petites pointes acérées entre les vagues, qu'elle lisse à l'occasion de glaçures luisantes - exige qu'on ressente avant d'avoir refléchi.

Le corps féminin est partout dans l'oeuvre de Taylor. Le corps, c'est l'être - archéologique, historique, personnel et présent - ainsi que ses expériences - maternité et maternage, plaisir sexuel et endurance, silence, oppression, adoration, haine, oubli. C'est également l'âme. La femme dans son corps reproducteur est l'image la plus fréquente de Taylor dans le cycle Ageratos.

Dans Four Brides of Silence ( 1990 ) [Quatre mariées du silence] Taylor utilise pour la première fois l' argile cuite pour représenter la forme humaine sur fond peint. Les volumes féminins sont ecrasés, formes comme en plateaux, éclatés, les bords perforés; l'artiste a perforé l'argile pour pouvoir clouer les plaques sur leur support. L'oeuvre est troublante: les femmes sont fendues, sans bras ni jambes, les organes génitaux démesurés et les matrices marquées de signes divers; leurs bordures cloutées les isolent les unes des autres, comme placées dans ces grottes qu'on trouvera plus tard dans Life Singers et donne à chacune un halo lumineux. La deuxième figure de gauche a le visage estompé, les yeux ouverts, la bouche ouverte, le cri tu par l'argile; ce visage revient souvent dans d'autres oeuvres et représente pour moi l'âme et l'esprit de l'artiste.

Élaboration sur les Four Brides, vient plus tard The Vanishing Women [Les Disparues], trois figures d'argile cuite blanche, emmaillotées de motifs de tissus, leurs visages rudimentaires et chagrins, leurs corps qui semblent s'engloutir dans les stries cendrées de leur glaçure partielle, leurs corps perforés, mais non cloués, aplatis; sur le fond brun foncé, des arcs d'argile brune apparaissent au-dessus de leurs têtes. Ce sont ces femmes hindoues brulées sur les buchers funéraires de leurs maris. Dans Brown Bird Pillars, [Piliers aux oiseaux bruns] se tiennent en rang quatre figures de forte texture, fruit d'une gestuelle qui leur donne comme des plumes; leur nez et leur bouche sont voilés à la musulmane, leurs yeux restent aux aguets, un sein ou un matrice se devinent.

En 1990, Taylor termine son triptyque peint Guardians (Gardiennes), trois figures plus grandes que nature qui semblent rattacher Taylor elle-même à la culture autochtone du Canada et à celle de l' Afrique. Les figures, assises, se composent de formes de coeur à l'envers; les têtes, aux pointes, sont couvertes de capuchons et de châles. (L'emploi du capuchon, du châle et de la forme d'arche ou de halo se répéte au cours des quatre années qui suivent.) Les lobes du coeur, en bas, peuvent s'interpréter comme d'énormes mamelles où sont suspendus, dans la figure centrale, des fétiches d'argile, des plumes, des os et des coquillages; pour ma part, il me semble que c'est cette figure qui donne leur force aux figures en noir et blanc, la figure du présent.

Le spectateur doit faire face à la notion d'appropriation culturelle dans l'oeuvre de Taylor: elle a emprunté les thèmes, les artefacts et les images de chacune des cultures, anciennes et modernes, qu'elle a rencontrées. Je suis convaincue, toutefois, que ces images ne lui servent que de support mnemonique et de motif unificateur, pour rappeler que nous sommes chair, chair historique; on ne la voit nulle part s'accaparer d'une idée et s'en servir en génitrice ou en héritière.

Dans certaines des oeuvres sur papier et dans ses petits dessins antérieurs -Wisdom Facing East [La Sagesse vers l'est] et Bride Spirits [Esprits de mariées], par exemple - les figures servent de colonnes, chaque figure étant une variation sur le thème, chaque oeuvre dans son ensemble témoignant en même temps de la fonction sacrificielle du corps et de l'injustice de l'emprisonnement. On peut considerer, entre autres interprétations, que ces oeuvres enchâssent les fonctions reproductives de la femme, et insistent pour dire que les femmes sont littéralement les piliers de la société. D'autres dessins sont des "contenants": les formes féminines y sont placées dans des manières de vases et décorées de boutons et de motifs incis.

Spirit Pillars [Piliers Esprits], un diptyque de 1992 dont une moitié est l'image négative de l'autre, place une enveloppe de femme, ou une femme vide, dans une sorte d'autel d'argile, portant en relief sa tête sans visage, ses seins et sa matrice. À côté d'elle une Vierge jumelle, voilée, mais laissant voir les seins, la matrice et le modèle délicat du vis- age, glacés de turquoise. C'est un puissant rappel de la présence, derrière notre train-train quotidien, d'archétypes venus du fond des âges; dans un pays plus pauvre, analphabètes et sans moyens de contraception, nous nous souviendrons, nous aussi, que la biologie mène notre destin.

Life Singers [Chantres de la vie], une immense oeuvre en cinq parties, présente des figures solitaires sous de lourdes arches d'argile ou dans des grottes de terre lézardées, fissurées, texturées par les ans et l'usage. En sa présence, nous sommes accablées de douleur pour toutes ces femmes de la terre qui sont prises dans la gangue des traditions, leurs bouches fermées de limon, leurs corps cachés, privés de jambes et de bras, les seins et le ventre toujours offerts. Mais aussi on ressent l'espoir dans ces corps qui chantent, qui brillent malgré tout, et la figure centrale de la commere, munie de bras, nous fixe la bouche ouverte. Ces cinq figures, prises en rang, tiennent sur de lourdes saillies d'argile, des pans où se grave l'histoire de la terre, faite d'insectes, de fleurs et de feuilles. Sous les pans d'argile, des messages cunéiformes qui se rapportent à l'oeuvre. Par exemple, la première figure, rudimentaire, la bouche couverte d'un voile, est accompagnée d'un moulage en forme de serpent. Le message de la commère est fait d'anses de chaudrons, alors que la cinquième figure, la bouche qui chante, enterrée sous une tonne d'argile pressée et texturée, repose au-dessus d 'un message fait de tuiles d'essai utilisées pour la cuisson de l'argile. Il ne faudrait pas lire dans ce groupe la hiérarchie ou I'évolution, mais un agglomère des potentiels et des histoires.

Deux oeuvres piliers distinctes, datant de 1993, me semblent déclarer que les années de la puissance reproductive sont bel et bien closes. Earth-Water Guardian [Gardienne de l'eau de la terre] est un pilier en deux panneaux dont la matrice est séparée en deux. L'espace intérieur est rempli d'énergie et de vie, entouré de particules d'énergie ou de formes rappelant des spermatozoides (en réalité des anses de tasses) et le visage nous fait directement face. Le titre de Broken Pillar [Pilier brisé], en trois pièces, la matrice coupée en deux et la tête separée du corps, semble parler de dégâts, mais le visage si réaliste qui nous fixe sévèrement, presque avec colère, l'ensemble du pilier qui rappelle un arbre par sa forme, et les bras qu'on semble deviner, donnent à penser que nous voyons là le résultat non seulement du vieillissement mais de la croissance. Un autre pilier de 1993, Black Guardian [ Gardienne noire], montre une petite figure enterrée, ecrasée sous une arche renversée en argile, comprimée par des murs d'argile de chaque côte; son ventre une spirale rutilante, de l'énergie radiante de la terre, son visage empreint de mélancolie, ou peut- être d'expectative, elle pourrait représenter l'élément fécond en chacun de nous.

Les dernières oeuvres de Taylor, aux titres provisoires de New Guardian [Nouvelle gardienne]et Trial Guardian [Gardienne à l'épreuve], à l'instar de beaucoup de ses figures de femmes, sont des piliers jumelés, l'un noir, l'autre blanc, présageant la complétude de ce cycle et une nouvelle image de ce que signifie la "Femme". New Guardian a des bras pour agir et des jambes pour marcher; les deux figures cruciformes dominent l'avant-plan et sont modelées dans l'argile. Elles sont sorties de la grotte les yeux ouverts, la bouche ouverte.

Depuis six mois, Carol Taylor travaille à la construction de Figurehead [Figure de proue], une sculpture massive en bas-relief que lui a commandée la ville de Saint-Jean, destinée a entourer l'horloge du marché, au Market Square. Figurehead découle de dix merveilleuses petites pièces d'argile intitulées Daedalus'Daughter [Fille de Dédale] #1 à 10. Chacune présente la lune, ou un visage, repoussée vers la droite du cadre par des ailes creusées dans la masse, sculptées et cuites en dix couleurs différentes, en dix motifs de plume différents. La fille de Dédale, qui prend essor dans son désir de savoir, sort en fait de l'argile.


Marie Koehler-Vandergraaf est une artiste, écrivain et conservatrice qui habite Halifax, en Nouvelle-Écosse.

Page d'accueil | Collection | Dissertation
Bibliographie | Crédits

  Commentaires et suggestions