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Suzanne Joubert,  Autoportrait au cahier, 1999

Suzanne Joubert,
Autoportrait au cahier, 1999





 


 

Suzanne Joubert

Extrait d'un recueil d'essais sur l'art et la peinture, intitulé Éloge de l'inactualité à être publié chez Fides à l'automne 2000.

Peu de choses sont jugées aussi rétrogrades en art ces années-ci que la beauté. Pourtant je persiste à croire qu'il n'y a pas d'art sans beauté, et je ne vois pas pourquoi il faudrait changer de mot pour décrire une fonction aussie vieille que l'homo sapiens. Il n'a guère changé lui que je sache.

Le caractère distinctif de l'art, par rapport à toutes les autres activités humaines, pourrait bien être le role constitutif qu'y joue la beauté; à la fois pour l'artiste qui s'esquinte à la produire et pour le spectateur que la beauté amène vers l'art. Il est vrai qu'Einstein affirmait que la beauté d'une équation de physique augurait bien de son exactitude. Sans doute la physique poussée à ce niveau devient-elle un art. Comme l'étincelle phosphorescente de la luciole, la beauté est à la fois un signal et une promesse de récompense.

De quoi parle-t-on quand on parle de beauté? Oui bien sur on peut toujours se référer à quelques définitions sublimes léguées par tel poète ou philosophe, mais à ce régime là on évite de se poser des questions et puis on les oublie vite ces belles maximes quand on n'a pas fait le trajet soi-même. D'ailleurs personne n'a jamais réussi, je pense, à régler le problème pur de bon.

Si on tente de se replacer, pour comprendre la mort de la beauté en art, dans le contexte du tournant du siècle avec la montée des socialismes, y compris le plus influent qui a pris le nom de Communisme ou de Marxisme; celle aussi du Nazisme en Europe et la situation de l'ensemble sur un arrière-plan capitaliste d'industrialisation, on peut concevoir que pour s'être compromise avec l'idéal "bourgeois" la beauté soit apparue, à ceux qui se soucient du sort de monde, comme une putain frivole vivant dans un luxe scandaleux. On voulait donc une éthique plutôt qu'une esthétique et ça a donné aussi bien le Bauhaus que le "réalisme" mexicain ou soviétique.

Parallèlement on n'arrive plus, dans l'occident moderne, à fonder l'idée du Beau sur un ordre transcendantal et la beauté ne s'appuie plus de manière crédible que sur des facultés pycho-biologiques humaines. Et pourquoi pas!? Ce qui s'est passé, à partir de là, n'était peut-être pas la seule ni la meilleure chose qui pouvait arriver mais enfin, avec la disparition des absolus, c'est la subjectivité triomphante qui a pris le dessus, et conduit Duchamp à affirmer, avec d'autre, que la qualité d'artiste ne dépend plus de la production d'oeuvres belles mais du pouvoir reconnu à l'artiste de transformer n'importe quoi en art, y compris de la merde en petits pots, a condition de savoir en convaindre les spectateurs.

Devons-nous aujourd'hui légitimer le retour de la beauté? Quelle beauté? Qu'est-ce que la beauté? Je crois que la beauté pourrait tenir en une réunion rarissime de facteurs divers saisis globalement et intuitivement en un tout. Si elle est rare et valorisée, c'est qu'elle requiert pour apparaître un assemblage improbable d'éléments nombreux en proportions toujours diverses. La beauté est aussi rare et surprenante que l'éclosion de la vie dans le cosmos, et pour les mêmes raisons. Il faut réunir tant de conditions pour que le miracle se produise, qu'il demeure infiniment clairsemé. Même avec leurs certitudes, les artistes des époques dorées n'ont put préciser la formule. On y arrivait, quand on y arrivait, que par approximations.

On a trop confondu cette beauté majeure et toujours largement inclusive avec certains des éléments qu'elle peut contenir et qui sont eux beaucoup plus simples et restreints. Ainsi la joliesse, beauté mineure et moins exigeante, ne comporte ni ombre ni contradiction, par manque de profondeur, et peut plaire au premier coup d'oeil mais s'arrête court. C'est sans doute ce genre de réduction qui a donné à la beauté une réputation de frivolité.

Or rien n'est moins frivole que la beauté de l'art. Il existe même de terribles beautés; des beautés qui effraient ou paraissent difficiles à supporter. Seul l'art a pu réussir é transformer en beauté quelques unes des choses les plus hideuses, les plus effrayantes ou les plus insupportables: les horreurs de la guerre, une crucifixion, un boeuf écorché. Dans ces cas là, la beauté introduite par la composition, la couleur, l'ornement, le style etc., joue le role de distance pour rendre tolérable en art ce qui ne l'est pas dans la vie et permettre une sorte de contrôle cognitif apaisant. On est très impressionné par le Retable d'Issenheim mais on peut le considéré longuement et le trouver beau; alors qu'on ne pourrait regarder deux minutes une vraie crucifixion et qu'on en demeurerait traumatisé!

Inséparable de la transformation du réel par des moyens techniques, joue une autre transformation, plus insaisissable et spontanée, provenant elle d'une personnalité d'artiste; du jeu particulier d'un intellect unique. J'entends encore dans ma mémoire Ti-Jean Carignan, violoneux de génie, démontrant ce qu'est l'art et la beauté: D'abord il exécute tout droit un air connu et dit:"Ca c'est La Danse à St-Dilon". Pause. Puis il reprend le même thème non seulement plein de variations et subtilités, mais marque d'une étrange et inimitable façon de modifier l'enchainement des phrases musicales, les tempi, voire la sonorité même et la couleur des notes. Enfin il s'arrête et déclare; ça c'est de l'art. La beauté se montrait la dans ce qu'elle a de toujours un peu bizarre. La beauté n'est pas facile mais elle n'est pas snob et circule sur toute la longueur de l'échelle hiérarchique qu'on a imposée à l'art, d'oû le choix de cet exemple impertinent.

Elle n'a pas de recette non plus, la beauté, à moins qu'on veuille considérer comme une sorte de recette inconsciente la touche d'un artiste. Et la attention! Les vrais artistes se méfient du prêt-à-produire, de la répétition à succès, de la méthode et du geste mécanique. Ils se l'interdisent, se compliquent les choses et se renouvellent. La beauté est à ce prix.

La beauté sera difficile à expliquer logiquement (je ferais bien de m'arrêter!) parce qu'elle loge dans une zone non discursive et non réflexive du cerveau humain et que les explications si elles peuvent parfois convaincre sont bien incapables de faire ressentir.

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