Suzanne
Joubert
Extrait
d'un recueil d'essais sur l'art et la peinture, intitulé Éloge de
l'inactualité à être publié chez Fides à l'automne 2000.
Peu
de choses sont jugées aussi rétrogrades en art ces années-ci que
la beauté. Pourtant je persiste à croire qu'il n'y a pas d'art sans
beauté, et je ne vois pas pourquoi il faudrait changer de mot pour
décrire une fonction aussie vieille que l'homo sapiens. Il n'a guère
changé lui que je sache.
Le
caractère distinctif de l'art, par rapport à toutes les autres activités
humaines, pourrait bien être le role constitutif qu'y joue la beauté;
à la fois pour l'artiste qui s'esquinte à la produire et pour le
spectateur que la beauté amène vers l'art. Il est vrai qu'Einstein
affirmait que la beauté d'une équation de physique augurait bien
de son exactitude. Sans doute la physique poussée à ce niveau devient-elle
un art. Comme l'étincelle phosphorescente de la luciole, la beauté
est à la fois un signal et une promesse de récompense.
De
quoi parle-t-on quand on parle de beauté? Oui bien sur on peut toujours
se référer à quelques définitions sublimes léguées par tel poète
ou philosophe, mais à ce régime là on évite de se poser des questions
et puis on les oublie vite ces belles maximes quand on n'a pas fait
le trajet soi-même. D'ailleurs personne n'a jamais réussi, je pense,
à régler le problème pur de bon.
Si
on tente de se replacer, pour comprendre la mort de la beauté en
art, dans le contexte du tournant du siècle avec la montée des socialismes,
y compris le plus influent qui a pris le nom de Communisme ou de
Marxisme; celle aussi du Nazisme en Europe et la situation de l'ensemble
sur un arrière-plan capitaliste d'industrialisation, on peut concevoir
que pour s'être compromise avec l'idéal "bourgeois" la beauté soit
apparue, à ceux qui se soucient du sort de monde, comme une putain
frivole vivant dans un luxe scandaleux. On voulait donc une éthique
plutôt qu'une esthétique et ça a donné aussi bien le Bauhaus que
le "réalisme" mexicain ou soviétique.
Parallèlement
on n'arrive plus, dans l'occident moderne, à fonder l'idée du Beau
sur un ordre transcendantal et la beauté ne s'appuie plus de manière
crédible que sur des facultés pycho-biologiques humaines. Et pourquoi
pas!? Ce qui s'est passé, à partir de là, n'était peut-être pas
la seule ni la meilleure chose qui pouvait arriver mais enfin, avec
la disparition des absolus, c'est la subjectivité triomphante qui
a pris le dessus, et conduit Duchamp à affirmer, avec d'autre, que
la qualité d'artiste ne dépend plus de la production d'oeuvres belles
mais du pouvoir reconnu à l'artiste de transformer n'importe quoi
en art, y compris de la merde en petits pots, a condition de savoir
en convaindre les spectateurs.
Devons-nous
aujourd'hui légitimer le retour de la beauté? Quelle beauté? Qu'est-ce
que la beauté? Je crois que la beauté pourrait tenir en une réunion
rarissime de facteurs divers saisis globalement et intuitivement
en un tout. Si elle est rare et valorisée, c'est qu'elle requiert
pour apparaître un assemblage improbable d'éléments nombreux en
proportions toujours diverses. La beauté est aussi rare et surprenante
que l'éclosion de la vie dans le cosmos, et pour les mêmes raisons.
Il faut réunir tant de conditions pour que le miracle se produise,
qu'il demeure infiniment clairsemé. Même avec leurs certitudes,
les artistes des époques dorées n'ont put préciser la formule. On
y arrivait, quand on y arrivait, que par approximations.
On
a trop confondu cette beauté majeure et toujours largement inclusive
avec certains des éléments qu'elle peut contenir et qui sont eux
beaucoup plus simples et restreints. Ainsi la joliesse, beauté mineure
et moins exigeante, ne comporte ni ombre ni contradiction, par manque
de profondeur, et peut plaire au premier coup d'oeil mais s'arrête
court. C'est sans doute ce genre de réduction qui a donné à la beauté
une réputation de frivolité.
Or
rien n'est moins frivole que la beauté de l'art. Il existe même
de terribles beautés; des beautés qui effraient ou paraissent difficiles
à supporter. Seul l'art a pu réussir é transformer en beauté quelques
unes des choses les plus hideuses, les plus effrayantes ou les plus
insupportables: les horreurs de la guerre, une crucifixion, un boeuf
écorché. Dans ces cas là, la beauté introduite par la composition,
la couleur, l'ornement, le style etc., joue le role de distance
pour rendre tolérable en art ce qui ne l'est pas dans la vie et
permettre une sorte de contrôle cognitif apaisant. On est très impressionné
par le Retable d'Issenheim mais on peut le considéré longuement
et le trouver beau; alors qu'on ne pourrait regarder deux minutes
une vraie crucifixion et qu'on en demeurerait traumatisé!
Inséparable
de la transformation du réel par des moyens techniques, joue une
autre transformation, plus insaisissable et spontanée, provenant
elle d'une personnalité d'artiste; du jeu particulier d'un intellect
unique. J'entends encore dans ma mémoire Ti-Jean Carignan, violoneux
de génie, démontrant ce qu'est l'art et la beauté: D'abord il exécute
tout droit un air connu et dit:"Ca c'est La Danse à St-Dilon". Pause.
Puis il reprend le même thème non seulement plein de variations
et subtilités, mais marque d'une étrange et inimitable façon de
modifier l'enchainement des phrases musicales, les tempi, voire
la sonorité même et la couleur des notes. Enfin il s'arrête et déclare;
ça c'est de l'art. La beauté se montrait la dans ce qu'elle a de
toujours un peu bizarre. La beauté n'est pas facile mais elle n'est
pas snob et circule sur toute la longueur de l'échelle hiérarchique
qu'on a imposée à l'art, d'oû le choix de cet exemple impertinent.
Elle
n'a pas de recette non plus, la beauté, à moins qu'on veuille considérer
comme une sorte de recette inconsciente la touche d'un artiste.
Et la attention! Les vrais artistes se méfient du prêt-à-produire,
de la répétition à succès, de la méthode et du geste mécanique.
Ils se l'interdisent, se compliquent les choses et se renouvellent.
La beauté est à ce prix.
La
beauté sera difficile à expliquer logiquement (je ferais bien de
m'arrêter!) parce qu'elle loge dans une zone non discursive et non
réflexive du cerveau humain et que les explications si elles peuvent
parfois convaincre sont bien incapables de faire ressentir.
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