Suzanne
Joubert
La peinture
figurative-réaliste souffre d'ostracisme dans nos institutions artistiques
canadiennes et québécoises. Un préjugé tenace veut que ce soit un
art dépassé, sans intérêt pour la réflexion. Pourtant, il y a une
peinture figurative qui prétend répondre aux exigences de l'intelligence
et de la sensibilité actuelles.
Les lecteurs
de L'Agora ont certainement eu vent de la polémique des arts
visuels qui a éclaté à Montréal à l'automne de 1991 et qui resurgit
de temps en temps dans les revues et les journaux. Cette querelle
a attiré l'attention sur un fait qui nous intéresse et revient comme
un leitmotiv dans la plupart des interventions protestataires, à
savoir, l'ostracisme dont souffrirait la peinture dite figurative
dans les institutions artistiques canadiennes et québécoises. Les
représentants de ces institutions qui répondent à la plainte sur
le mode léger ou scandalisé, affirment que la figuration serait
présente sur un pied l'égalité dans le monde de l'art contemporain
et que le problème ne se situe pas là mais du côté de la qualité,
notion que nous aurions intérêt à cerner de plus près. « Figuratif:
qui est la représentation d'une chose; qui représente des figures
reconnaissables, par opposition à l'art abstrait. » La définition
du dictionnaire n'a pas l'air compliquée et pourtant c'est dès ici
que commencent les malentendus. Parce que la catégorie du figuratif
recouvre des effets si disparates, au service d'intentions tellement
différentes, que des adversaires apparemment irréductibles croient
pouvoir se les renvoyer les uns contre les autres. Allons y voir.
La place
inconfortable de la peinture en général
Et d'abord,
avant de nous soucier de peinture figurative, savons-nous bien quelle
place occupe la peinture, toutes catégories confondues, dans les
musées d'art contemporain, les centres d'expositions de prestige
et les biennales? Lorsque j'ai visité en février 1991, pour ma chronique
des arts du journal Le Droit (Ottawa) l'exposition que faisait
alors le Musée des Beaux-arts du Canada d'une sélection de ses achats
1980-1990, j'ai fait remarquer au conservateur qui m'accompagnait
que, mis à part un grand tableau assez provocateur et michelangelesque
d'Attila Richard Lukacs, la peinture en était à peu près absente.
Ce qu'il a reconnu. Même phénomène, la plupart du temps, dans la
programmation des maisons de la culture et des centres d'artistes
auto-gérés. C'est facile à vérifier.
Tant et si bien
d'ailleurs que, l'hiver dernier, à l'Université du Québec à Montréal
(UQAM), Lucio de Heusch et quelques collaborateurs ont organisé
une exposition intitulée « Parti-pris peinture », dans le but exprès
de démontrer que la peinture n'est pas morte. À la suite de quoi
la revue ETC Montréal a publié un article, signé Gavin Affleck,
comparant l'expo de l'UQAM avec une autre, orientée vers le même
but et tenue, à peu près au même moment, par un groupe anglophone
de l'Université Concordia. Le succès des deux événements laissa
sans doute à désirer puisque le titre de l'article reflète le désappointement:
« A Winter of Discontent for Painting ». Il se termine d'ailleurs
en disant: « Painting no longer has a central position in the visual
arts. » À ce propos, un article du journal Le Devoir, en date du
21 novembre 1993, analyse les choix d'acquisition du Musée d'art
contemporain de Montréal et constate: « la peinture, considérée
par certains comme moribonde, totalisait 21% des achats en 1960,
mais ne compte plus que pour 11% des acquisitions achetées et 4%
des dons. »
Pendant que
la peinture en général est donc considérée plus ou moins hors d'actualité,
par la critique d'art officielle et les conservateurs, qui sont
aussi le acheteurs de nos musées, elle continue comme vous le savez
de régner dans le réseau commercial des galeries, les meilleures
comme les pires. Mais elle perd une part majeure de prestige et
de fonds disponibles, puisque les institutions « nationales » font,
elles, des choix qui l'excluent généralement. Or, le secteur du
monde des arts qui tend à évacuer ou en tout cas à négliger la peinture,
celui des spécialistes et des subventions d'État, est un univers
fermé. Pour y avoir un accès réel, il est essentiel de passer par
la filière d'approbation universitaire ou critique, de parler son
langage et d'adopter son échelle de valeurs. Poser des questions,
ressenties comme malveillantes, ou contester les choix faits, n'aboutit
à rien du tout. La plupart des peintres préfèrent donc travailler
dans leurs ateliers et espérer que la peinture se sauvera en peignant.
Pourtant, pour la première fois depuis le Bauhaus et la guerre de
39-45, un immense virage de civilisation est en train de s'opérer,
entraînant enfin la possibilité et peut-être la nécessité vitale
de repenser tout ce qui paraissait acquis et définitif il n'y a
pas si longtemps, y compris la peinture et ce qu'elle pourrait devenir.
Or à l'intérieur
du genre peinture déjà assez mal en point, pour diverses raisons
dont plusieurs internes, la peinture figurative tient, quoiqu'on
dise, la place la plus inconfortable. Mais il importe de bien définir
de quelle figuration nous parlons. Seriez-vous d'accord pour convenir
qu'une peinture figurative représente quelque chose d'identifiable,
sans qu'il soit important qu'elle le fasse d'une manière plus ou
moins allusive ou précise; cependant qu'une peinture « réaliste
» représente elle aussi, mais avec une certaine vérité optique en
surcroît? Donc toute peinture « réaliste » sera figurative mais
toute peinture figurative n'aura pas à être réaliste. Le figuratif
constituera une catégorie plus grande dans laquelle on trouvera
le réalisme, au moins optique, parmi d'autres possibles. Observez
qu'une grande part du malentendu au sujet de la figuration s,articule
ici. Les défenseurs de la figuration discriminée sous-entendent
en effet le plus souvent une peinture au moins optiquement réaliste.
Pendant que ceux qui prétendent que la figuration cohabite de longue
date déjà avec l'abstraction, font le plus souvent référence à une
peinture qui pratique une figuration morcelée, esquissée ou schématique.
Il faut noter cependant qu'il existe des canons, non écrits permettant
de racheter, si je puis dire, la figuration réaliste ou de lui faire
reconnaître un caractère contemporain. On pourrait parler d'une
esthétique.
Ces canons ou
conditions se retrouvent rarement tous à la fois mais il n'existe
à ma connaissance, peu ou pas de figuration « réaliste », acceptée
par la hiérarchie muséale ou les jurys actuels, qui n'en comporte
aucun. En voici quelques-uns, sans ordre: la violence, le cynisme
ou l'audace, du point de vue des moeurs; l'humour ou l'ironie; la
référence explicite à l'histoire de l'art ou autres allusions culturelles;
le choix d'un sujet, d'un angle perspectif ou la juxtaposition d'images
dont le sens n'est pas immédiatement apparent; le dépouillement
ou le décentrage de la composition ou le troncage de ses éléments,
à l'encontre des prescriptions classiques; l'interruption de la
perspective par des inter-cadrages; l'introduction d'une géométrie,
de jeux de permutation ou d'un travail sur la grille; l'ajout de
zébrures libres balafrant la surface de l'image ou autres techniques
rappelant l'art abstrait; bref des moyens susceptibles de donner
le pas au conceptuel sur l'image. Les bons sentiments n'assurant
malheureusement pas les bons tableaux, il semble y avoir, pour l'heure
du moins, une grande méfiance à l'égard de l'émotion et une insurmontable
difficulté à assurer le caractère contemporain d'une oeuvre peintre
réalistement, ou à lui donner la densité intellectuelle désirable,
sans recourir à une méthode de distanciation du genre de celles
énumérées ci-haut. Je le regrette, peut-être avec naïveté puisque
la piège c'est la guimauve, mais comme on a le droit de rêver, n'est-ce-pas,
l'avènement d'une grande peinture figurative qui ne nécessiterait
pas d'alibis conceptuels me paraît, je l'avoue, le défi à relever
aujourd'hui. Je ne sais si la chose est possible ni quand elle le
sera, mais viser haut et loin, cela maintient en vie.
Un immense
virage de civilisation est en train de s'opérer, entraînant enfin
la possibilité, et peut-être la nécessité vitale, de repenser tout
ce qui paraissait acquis et définitif il n'y a pas si longtemps,
y compris la peinture et ce qu'elle pourrait devenir.
Défense et
illustration du réalisme visionnaire
D'ici là, l'utilisation
du mot « réaliste » comporte aussi des risques, car on confond aisément,
dans l'emploi de ce mot, une technique de précision avec une intention,
et c'est l'intention, pas la technique, qui détermine si l'art est
réaliste au sens strict. Ceci est un point très important. Ainsi
une peinture véritablement réaliste se préoccupera au premier chef
de rendre la réalité des choses le plus objectivement possible,
sans laisser interférer l'émotion, le symbolisme ou les distorsions
personnelles. Mais, et c'est ici le noeud de l'affaire, les artistes
qui utilisent une approche réaliste, c'est-à-dire proche de la vérité
optique, en peinture, ne sont pas tous des réalistes en intention,
il s'en faut de beaucoup, à commercer par ceux dont les oeuvres
illustrent cet article. Dans un article publié, il y a plusieurs
années déjà, par l'excellente revue Arts Canada (no. 210-211)
malheureusement disparue, Michael Green Wood disait ceci: « The
most visionary of artists are often to be found among those whose
methods would seem to indicate a more precise and down-to-earth
type of mind than the one dwelling in the world of imagination.
» Greenwood donne en exemple le regretté Jack Chambers, peintre
ontarien fondateur de CARFAC (Front des artistes canadiens) dont
le célèbre tableau Sunday Morning no. 2 de 1969-70 a marqué, avec
quelques autres au Canada, l'émergence du « Magical Realism » ou
réalisme visionnaire.
Visionnaire,
quel beau mot n'est-ce pas que ce mot à double sens qui signale
à la fois l'importance accordée à la vision des yeux et à celle
de l'esprit. Car la peinture est avant tout une activité de l'esprit
et un visionnaire c'est quelqu'un qui pense en images; qui est capable
de contemplation devant le monde, le cosmos, Dieu ou une autre transcendance;
qui rêve au sens poétique du mot; qui cherche et imagine le sens
des choses et de la vie et refait le monde en imagination. Cette
démarche n'est pas nécessairement en conflit avec le réel mais elle
en dépasse la simple apparence sans la nier. Si elle s'exprime à
travers la représentation de formes plus ou moins réalistes et fréquemment
minutieuses, c'est que ces formes sont spontanément propices au
but poursuivi et qu'un style de peinture minutieusement descriptif
n'est pas un obstacle au déploiement de l'esprit.
Il semble
y avoir, pour l'heure du moins, une grande méfiance à l'égard de
l'émotion et une insurmontable difficulté à assurer le caractère
contemporain d'une oeuvre peintre réalistement, ou à lui donner
la densité intellectuelle désirable, sans recourir à une méthode
de distanciation [...] Mais comme on a le droit de rêver, l'avènement
d'une grande peinture figurative qui ne nécessiterait pas d'alibis
conceptuels me paraît le défi à relever aujourd'hui. Je ne sais
si la chose est possible, ni quand elle le sera, mais viser haut
et loin, cela maintient en vie.
Le discours
sur l'art et la pensée non discursive
Je veux donc
relever l'un des préjugés les plus pernicieux, au sujet de la peinture
figurative-réaliste, qui veut justement que ce soit une peinture
sans pensée et sans intérêt pour la réflexion, à moins qu'elle ne
mette de l'avant des éléments conceptuels bien évidents. Vous aurez
remarqué, dans les trente dernières années, la place occupée par
le discours savant et souvent hermétique pratiqué par les revues
spécialisées et même par les critiques des grands journaux. Ce discours
s'est développé en Europe au début du siècle, puis aux États-Unis
après la guerre, pour la promotion de l'art abstrait et d'une vision
« progressiste » de l'art, laquelle apparaîtra chez nous dès la
fin des années 40. Dans les années 60-70, le discours sur l'art
s'est imprégné avec enthousiasme des avancées et surtout du vocabulaire
des sciences humaines, ce qui n'a certes pas contribué à son accessibilité
et a permis au mot « concept » de devenir absurdement le mot le
plus employé dans les départements d'arts plastiques de nos universités.
Le discours sur l'art s'est d'ailleurs débilité au service de trop
de gens qui furent nos « précieux ridicules » à nous.
Enfin, malgré
une évolution récente mais limitée et les louables efforts de quelques-uns,
ce discours tel qu'il est encore constitue un outil aussi peu adapté
au traitement de la peinture figurative/réaliste qu'un tournevis
ne l'est à enfoncer des clous. Sans minimiser la pauvreté indéniable
du secteur de la peinture à caractère réaliste depuis un long moment,
ni les facteurs historiques de sa condamnation ancienne, on peut
malgré tout tenir le discours sur l'art pour largement responsable
du préjugé qui perdure contre elle. C'est qu'une part importante
de la peinture abstraite revendiquait une recherche que n'aurait
selon elle jamais pratiqué la peinture antérieure figurative, (vous
me permettrez d'en douter) et comme elle échappait au sens usuel
par son abstraction même, il lui était facile de se réclamer d'une
pensée définie par un discours d'accompagnement omniprésent. Pendant
ce temps on a eu le tort de croire, dans la coulée de la linguistique
triomphante et du rationalisme moderniste, qu'il n'existe aucune
pensée hors de la raison et du langage, ce qui a eu pour effet de
rejeter la peinture non abstraite et non discursive dans les ténèbres
extérieures.
Heureusement
qu'elle a des alliés au moins indirects. Ainsi est-il plaisant de
lire chez Luc Ferry, un auteur actuel important au sujet de l'art
(Homo aestheticus, Livre de poche Grasset 1990) un commentaire du
Dialogue d'Eudoxe et Philante, publié en 1687, par Dominique
Bouhours, un adversaire du rigoriste Boileau, et d'y trouver une
réjouissante mise en question de l'équivalence art-science, et du
rejet de la fiction au nom des concepts! Le philosophe contemporain
Karl Popper a révolutionné, quant à lui, la pensée relative à l'invention
en affirmant qu'elle n'était pas le fait de la raison raisonnante
ni du langage, mais d'un processus d'intellection inconscient de
lui-même qu'on appelle pour l'instant intuition. Ionesco a écrit
noir sur blanc que la création artistique ne pense ni conceptuellement
ni volontairement mais autrement. Koestler a écrit son Cri d'Archimède
à partir de la même idée. Picasso disait: « Je ne cherche pas, je
trouve », et ce n'était pas une boutade: trouver, sans avoir eu
conscience de chercher ou sans avoir cherché méthodiquement, est
le propre de l'intuition. La pensée de la peinture ressemble plutôt,
en effet, à ce qu'on appelait « entendement » au XVIIIe. C'est une
manière d'attention globale, une réceptivité qui n'exclut pas le
corps, une pensée de tout l'être branché sur le monde, J'ajoute
que si, dans l'acte de peindre, l'intellection artistique n'est
pas de nature logique ou discursive (et même, que la logique et
le discours lui nuisent!) il reste qu'il se produit un aller et
retour continuel entre une pensée en images de type intuitif et
une pensée critique, bien consciente d'elle-même, portant jugement
à mesure sur le travail en cours. Sans parler du rôle de la recherche
et de la connaissance qui préparent et entourent de toutes parts
la création. Si bien qu'une réflexion exigeante, même si elle reste
privée, sous-tend toute peinture figurative-réaliste et que la qualité
de celle-ci sera à la hauteur de la réflexion autant que du « talent
» du peintre.
On a également
voulu disqualifier la peinture « réaliste », dans une perspective
hiérarchique, à cause du métier particulièrement exigeant sans lequel
elle ne peut exister. Le métier du peintre apparaît, depuis la fin
du XIXe siècle, comme une simple habileté artisanale et l'habileté
artisanale est considérée comme inférieure à une habileté intellectuelle,
à partir de l'idée vieille comme le monde qui assigne une place
inférieure au travail manuel. C'est oublier encore une fois qu'une
pensée se fait jour, non exclusivement dans une conception antérieure
qui ferait de la peinture une simple exécution, mais dans le cours
du travail de peinture lui-même, l'entièreté de la pensée humaine
ne se concentrant pas au niveau rationnel.
Le dogmatisme
du préjugé historique
Un troisième
préjugé à l'égard d'une peinture réaliste ou en tout cas très figurative,
tient toujours à la réaction historique, tout à fait hygiénique
j'en conviens, de la fin du XIXe et du début du XXe siècle contre
un art académique devenu prisonnier de règles rigides. Cette réaction
a tout naturellement entraîné la disqualification de ce qu'on pouvait
associer le plus visiblement à l'art rejeté; entre autres choses
la perspective et le sujet. Tant de textes et de déclarations sacralisées,
en provenance d'artistes et d'écrivains devenus célèbres qui défendaient
alors, ne l'oublions pas, leur propre paroisse, ont condamné la
perspective et le sujet comme dépassés et contre-révolutionnaires,
qu'il est devenu extrêmement gênant de les ressortir publiquement
afin de voir s'ils ne pourraient pas encore servir. Or il est temps
de relativiser ce genre de dogmes artistiques et in contexte. Comme
elle furent, avant eux, les principes du Romantisme au début du
XIXe, principes rendus désuets par un changement de contexte. Comme
le disait récemment le sociologue québécois Fernand Dumont dans
une entrevue accordée à Denise Bombardier, « On fabrique des idéologies,
on discourt à partir de la situation où on se trouve. » Les situations
changent et les révolutions qui refusent leur propre caractère transitoire
et veulent durer toujours, développent les mêmes rigidités conservatrices
que les vieux pouvoirs qui les avaient précédées. De la même manière,
la révolution moderniste, utile et fertile en son temps, devient,
depuis près de vingt ans, un autre académisme dans la mesure où
elle refuse de reconnaître qu'elle s'est usée et ne colle plus au
monde actuel et à ses attentes.
De là peut-être
cette querelle des arts qui comporte des éléments sociaux, dont
une sourde colère publique qui n'est pas sans fondement. Quoiqu'il
arrive sur le plan de la discussion, l'évolution est je crois en
train de se faire lentement. Je souhaiterais que ce fût dans le
sens d'un art à valeur communautaire, ce qui ne veut absolument
pas dire politique. À défaut du Modernisme plus ou moins défunt
et des cités radieuses qu'il nous avait promises, il nous reste
la modernité quotidienne, le présent qui mérite tous nos soins,
l'élargissement du champs de l'esprit et l'exploration déjà amorcée
d'une dimension éthique renouvelée. Faut-il alors désirer un nouveau
discours sur l'art, qui viendrait appuyer des formes négligées ou
nouvelles, ou faut-il espérer que le discours se taise enfin et
que le silence donne à la peinture la chance de se développer dans
son sens propre et en dehors des préceptes et des interdictions?
À ce propos, le cahier spécial No 19 publié par Le Monde diplomatique,
en septembre 93 et titré de manière trop racoleuse « L'Agonie de
la culture », présente un article, signé par Yves Hélias et Alain
Jouffroy, et intitulé: « Portrait idéologique de l'artiste fin-de-siècle
». Lequel article se montre assez féroce pour les artistes contemporains,
jugés trop passifs par les auteurs, en comparaison avec les Modernes
loquaces des quelques générations précédentes. Peut-être est-ce
négliger le sentiment d'indigestion causé jugement par trop de discours
et de barrières théoriques, qui font partie du problème actuel de
l'art au même titre que l'institutionnalisation excessive.
Des pistes
possibles pour une nouvelle philosophie de l'art
Ce qui n'empêche
pas deux pistes d'exploration de me paraître intéressantes. La première
ferait place à un sens nouveau du communautaire. De ce point de
vue il me paraît difficilement pensable que l'art, au XXIe s., puisse
vouloir maintenir l'isolation quasi complète qui a été la sienne
tout au long du XXe. Je ne propose pas de renoncer à la politique
d'indépendance des organismes artistiques et des artistes eux-mêmes
par rapport aux politiciens ou à la politique, car l'excès d'autonomie
se situe entre les artistes et les gens et non entre les artistes
et les pouvoirs. Avez-vous pensé qu'au cinéma, au théâtre, ou en
littérature, si le public - du moins un segment suffisant du public
- ne s'intéresse pas au film, à la pièce ou au roman, l'oeuvre est
forcément abandonnée? Il arrive parfois que ce soit très regrettable,
mais cette règle du jeu oblige les créateurs et les producteurs
à ne pas perdre de vue le public et à garder la communication avec
lui.
Or il semble
que, dans le domaine des arts visuels, les structures et le système
de subventions ont joué dans le sens d'une indépendance si complète
que les musées aussi bien que certains artistes peuvent manifester
à l'égard du public une insensibilité difficile à pardonner. Mais,
se souvenant que le revenu moyen de beaucoup d'artistes se situerait
au niveau le plus bas sans l'aide des subventions, on peut comprendre
qu'ils ne refusent pas la carrière institutionnelle qui s'offre
et se replient sur leurs droits individuels, comme tant d'autres
citoyens depuis les années 60 et l'ère Trudeau, abandonnant aux
experts les enjeux sociaux. Quant aux institutions, il faudra voir.
Quoiqu'il en soit, tout art véritablement nouveau et toute philosophie
de l'art ne pourront forcément qu'accompagner ou annoncer une nouvelle
manière de vivre.
Les situations
changent et les révolutions, qui refusent leur propre caractère
transitoire développent les mêmes rigidités conservatrices que les
vieux pouvoirs qui les avaient précédées. La révolution moderniste,
utile et fertile en son temps, devient, depuis près de vingt ans,
un autre académisme dans la mesure où elle refuse de reconnaître
qu'elle s'est usée et ne colle plus au monde actuel et à ses attentes.
À propos de
nouveauté, on reproche fréquemment trop de conservatisme à la peinture
figurative-réaliste; on y voit un attachement à des moyens périmés
et un manque d'énergie inventive. Je ne dis pas que ce ne soit jamais
le cas, car cette peinture s'exerce à des niveaux différents d'exigence
et les tentatives des artistes continueront d'aller dans toutes
les directions, selon les tempéraments et les capacités, jusqu'à
ce qu'une société "que sera-t-elle?" prenne forme.
Mais on peut se souvenir que la Renaissance alla chercher dans le
passé la manière de son renouveau et de sa modernité et que l'exhumation
qu'elle fit de valeurs artistiques gréco-romaines ne la renvoya
en rien au temps des Césars (Borgia excepté). Cependant la Renaissance
fut un fleurissement qui s'appuyait sur une expansion économique
sans précédent, depuis l'Empire romain justement, et sur la force
de cohésion des cités. Nous, par contre, faisons face pour l'instant
à une dégradation à la fois économique et sociale, dans plusieurs
secteurs, et nous avons plutôt besoin de retrouver la solidarité.
Si nous en croyons Jacques Barzun, notre Renaissance ressemblera
peut-être davantage à un Moyen-Âge. C'est ce même J. Barzon qui
annonçait, il y a déjà vingt ans, dans une série de conférences
provocantes prononcées à la National Gallery of Art de Washington
et intitulées The Use and Abuse of Art, un retour de l'art
vers un rôle de type médiéval où l'art figuratif prendrait tout
naturellement sa place. Il faisait alors, je dois le dire, figure
de parfait excentrique, si cultivé et respecté qu'il fût.
Pourquoi un
art figuratif (à caractère plus ou moins réaliste)? Eh! bien, parce
qu'un tel art permet au premier chef une véritable communication.
Vous me direz que nous sommes à l'ère des communications et que
nous en avons plutôt trop que pas assez. Attendez, nous ne parlons
pas de la même chose! Nous sommes, on l'a beaucoup dit, inondés
d'informations souvent contradictoires, de sondages et de hot lines
»; inondés aussi de publicité; inondés enfin d'images photographiques,
électroniques et même virtuelles, commanditées commercialement ou
politiquement. Mais tout cela fait partie du flux agressif et incoordonné
de la vie dont nous devons souvent nous défendre.
Je parle moi
d'une communication d'un tout autre ordre. Car l'art même, s'il
ne peut être indépendant du collectif et s'il se nourrit d'une époque,
se situe néanmoins dans une aire intellectuelle ou spirituelle de
repos, de concentration et de réflexion. Dans cette aire, dont font
également partie la musique, la religion, etc., nous cherchons refuge
et ressourcement et, à partir d'elle, nous essayons de comprendre
la vie pour mieux vivre. Dans cette aire nous voulons trouver espoir.
Évidemment j'admets qu'il faut une certaine dose de candeur pour
parler d'espoir alors qu'on ne voit pas trop à quoi on pourrait
encore croire en dehors du bonheur personnel, toujours menacé d'ailleurs,
ou d'une hypothétique amélioration de la situation mondiale. Mais
il n'est pas sûr que les êtres humains puissent vivre, et que le
monde puisse continuer, sans espoir. Il se pourrait que ce soit
un ingrédient essentiel aux civilisations. Si tel est le cas, il
m'apparaît que la peinture figurative, incluant celle que j'appelle
réaliste-visionnaire - déjà très aimée du grand public, bien qu'il
ne soit pas toujours assez sélectif - et possédant de ce fait une
longueur d'avance, peut se donner un nouvel essor en retrouvant
une haute qualité d'intelligence qui soit propre à cette nouvelle
période de l'histoire du monde.
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