Thérèse
St-Gelais
Parachute, no 74 avril/mai/juin 1994, p. 34-35.
L'objet sculpté,
façonné, construit, est-il encore pertinent dans la
scène actuelle de l'art? Et si oui, comment peut-il apparaître
sans reprendre ce qui a déjà été fait
(et ceci, si l'on part du prérequis qu'il faille encore faire
autrement et nouveau), et de quoi, surtout peut-il nous entretenir?
S'il est de taille humaine ou la dépasse, l'objet propose
une confrontation directe avec le spectateur et l'inclut dans ses
considérations, entre autre, sur l'espace où il prend
place. Plus petit, et nous entendons de taille à susciter
la manipulation, l'objet-sculpture glisse facilement alors vers
l'objet de curiosité, voire le fétiche, et ceci, encore,
s'il a réussi à éviter le piège du
décoratif. Ce que nous croyons que les objets de Dominique
Morel ont fait. Façonnés et construits comme ils le
sont, les objets de Morel heurtent et suspendent le regard de manière
à se démarquer d'une production simplement formelle;
notre disponibilité, ou notre résistance, face à
l'étrangeté est mise à l'épreuve.
Généralement
d'aluminium, de latex, de fibre de verre, de corde, de caoutchouc
ou de bois, les objets récemment exposés de Morel
sont donc de petites dimensions et tiennent sur de petites tables
dont la hauteur est pensée en fonction d'une parfaite (et
confortable) visibilité : un léger surplomb nous les
fait voir en détail et (presque ) totalement, nous inscrivant
dans un rapport de domination, à tout le moins visuelle,
et de fait, peut-être illusoire. Dans tous les cas, l'objet
se présente comme contenant et contenu, c'est-à-dire
que l'on voit l'enveloppe de l'objet et son intérieur, lesquels
sont indubitablement liés par leurs marques positives ou
négatives apparentes. Evidemment, le rapport fruit et noyau
s'impose, d'autant que certaines oeuvres s'intitulent ainsi, mais
encore parce que l'artiste avoue
sa fascination pour cette phrase de Rainer Maria Rilke: "Jadis,
l'on savait - ou peut-être s'en doutait-on seulement - que
l'on contenait sa mort comme le fruit son noyau."
Inscrits dans
cette réflexion, ces objets font preuve d'une potentialité
déstabilisante, et ceci parce qu'ils projettent un registre
d'images, ou de souvenirs, associés tout autant à
la vie qu'à la mort. D'organiques ou de végétaux
qu'ils semblent être, comme les fruits, ils versent aisément
dans le solide et le morbide, voire le meurtrier, comme les grenades
par exemple. Perçus alors comme armes, ils deviennent menaçants,
d'autant qu'ils nous sont étrangers, que nous n'en connaissons
ni l'origine, ni l'utilité, ni la ou les raison d'être
et qu'apparemment, ils semblent exister pour quelque chose. Or,
ce qui nous échappe, effraie, surtout si cela exerce un pouvoir
d'attraction certain lequel, évidemment, n'est pas totalement
contrôlable. Évoquant un pouvoir quelconque, que nous
pourrions associer, par des récurrences formelles, à
un désir ou une répulsion d'ordre sexuel, l'objet
révélerait alors ses liens avec l'objet fétiche.
Dans L'un
vient de l'autre no 4 (1993), par exemple, ce qui se présente
comme l'intérieur du "fruit" arbore la forme phallique
ou, pour revenir à l'armement, la forme de la massue. Chez
Morel, la confonction arme (et par extension violence) et organe
sexuel concerne tout autant le monde féminin que celui masculin;
creux et béances côtoient proéminences et formes
expansives, tous pareillement menaçants ou, à tout
le moins, provocants.
Les objets de
Morel font référence à la mémoire perceptive
et produisent un impact affectant autant notre sens visuel que notre
sens tactile. Selon l'artiste, ils seraient métaphores de
l'âme et du corps, elles-mêmes à l'image, ajouterions-nous,
d'une expérience troublée. Ces objets sont d'une poétique
cinglante et perverse, ils agissent à notre insu, touchant
des zones sensitives et sensibles.
Entourés
quelques fois d'épines de bois, les objets de Morel seront
rebutants ou agressifs, comme c'est le cas pour Fruit et noyau
no 12 (1993), et laisseront imaginer le malaise éventuel
à les manipuler. Instruments de supplice ou outils primitifs,
ils exhibent une construction acharnée, obsessive, peut-être
doloureuse, qui ne peut que nous interroger sur les motifs de fabrication
de tels objets dans lesquels le corps entier semble s'être
investi.
Dans certaines
de ces œuvres, ce qui pouvait se percevoir comme noyau a pris de
l'ampleur au point de devenir complètement étranger à ce que, au
départ, l'on reconnaissait comme coquille. Dans L'Un vient de
l'autre no 2 (1993), par exemple, la taille du cœur de l'objet
excède de beaucoup sa supposée enveloppe nous faisant douter de
cette dépendance de l'un envers l'autre suggérée par le titre. Faite
de plâtre et recouverte de cuir noir clouté moulant parfaitement
sa surface, la forme ovoïdale et épineuse nous met à l'épreuve.
Or, ici il faut entendre qu'elle traverse outrancièrement le regard,
cherchant à atteindre, il nous semble, un espace du corps ou de
la mémoire où elle ferait sens, où elle serait effective. Comme
l'objet surréaliste l'aura fait, par exemple, en éveillant ou stimulant
chez le regardeur cette charge onirique ou érotique.
Dans L'Un
vient de l'autre no 3 (1993), le contenant s'affirme, en un
sens, tout autant que le contenu, et les deux sont redevenus inséparables,
ou plus précisément compléments parfaits l'un de l'autre. Dans ce
cas-ci, la forme plutôt oblongue est faite de plâtre que l'artiste
a quadrillé et marqué au poinçon au pourtour de chaque ligne de
la grille. Au centre de cet objet scindé en deux parties, une forme,
pareille en longueur mais faite celle-ci de caoutchouc, surgit d'une
sombre béance. Dans cet objet qui a cette possibilité de devenir
Un, puisque des agrafes posées sur le côté permettent de réunir
les deux formes, la référence sexuelle, et sensuelle aussi, est
incontournable. Et ceci non pas de manière à reléguer notre fonction
de regardeur à celui de voyeur devant ces objets, mais plutôt de
façon à établir un contact qui se fonderait entre l'objet construit
de toutes pièces par l'artiste et le regard de l'autre, soit entre
deux mémoires sensitives. Ainsi, il n'y a pas d'un côté l'objet
passif et de l'autre le regardeur actif, mais plutôt une circulation
à double sens. De là l'illusion d'une maîtrise totale de l'objet
lequel, sans être animé par notre seul regard, projette et suscite,
de par sa construction, un potentiel significatif marqué par l'étrangeté
et l'étranger.
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