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L'un vient l'autre no 2, 1995




L'un vient l'autre no 3, 1991



 

Thérèse St-Gelais
Parachute, no 74 avril/mai/juin 1994, p. 34-35.

L'objet sculpté, façonné, construit, est-il encore pertinent dans la scène actuelle de l'art? Et si oui, comment peut-il apparaître sans reprendre ce qui a déjà été fait (et ceci, si l'on part du prérequis qu'il faille encore faire autrement et nouveau), et de quoi, surtout peut-il nous entretenir? S'il est de taille humaine ou la dépasse, l'objet propose une confrontation directe avec le spectateur et l'inclut dans ses considérations, entre autre, sur l'espace où il prend place. Plus petit, et nous entendons de taille à susciter la manipulation, l'objet-sculpture glisse facilement alors vers l'objet de curiosité, voire le fétiche, et ceci, encore, s'il a réussi à éviter le piège du
décoratif. Ce que nous croyons que les objets de Dominique Morel ont fait. Façonnés et construits comme ils le sont, les objets de Morel heurtent et suspendent le regard de manière à se démarquer d'une production simplement formelle; notre disponibilité, ou notre résistance, face à l'étrangeté est mise à l'épreuve.

Généralement d'aluminium, de latex, de fibre de verre, de corde, de caoutchouc ou de bois, les objets récemment exposés de Morel sont donc de petites dimensions et tiennent sur de petites tables dont la hauteur est pensée en fonction d'une parfaite (et confortable) visibilité : un léger surplomb nous les fait voir en détail et (presque ) totalement, nous inscrivant dans un rapport de domination, à tout le moins visuelle, et de fait, peut-être illusoire. Dans tous les cas, l'objet se présente comme contenant et contenu, c'est-à-dire que l'on voit l'enveloppe de l'objet et son intérieur, lesquels sont indubitablement liés par leurs marques positives ou négatives apparentes. Evidemment, le rapport fruit et noyau s'impose, d'autant que certaines oeuvres s'intitulent ainsi, mais encore parce que l'artiste avoue
sa fascination pour cette phrase de Rainer Maria Rilke: "Jadis, l'on savait - ou peut-être s'en doutait-on seulement - que l'on contenait sa mort comme le fruit son noyau."

Inscrits dans cette réflexion, ces objets font preuve d'une potentialité déstabilisante, et ceci parce qu'ils projettent un registre d'images, ou de souvenirs, associés tout autant à la vie qu'à la mort. D'organiques ou de végétaux qu'ils semblent être, comme les fruits, ils versent aisément dans le solide et le morbide, voire le meurtrier, comme les grenades par exemple. Perçus alors comme armes, ils deviennent menaçants, d'autant qu'ils nous sont étrangers, que nous n'en connaissons ni l'origine, ni l'utilité, ni la ou les raison d'être et qu'apparemment, ils semblent exister pour quelque chose. Or, ce qui nous échappe, effraie, surtout si cela exerce un pouvoir
d'attraction certain lequel, évidemment, n'est pas totalement contrôlable. Évoquant un pouvoir quelconque, que nous pourrions associer, par des récurrences formelles, à un désir ou une répulsion d'ordre sexuel, l'objet révélerait alors ses liens avec l'objet fétiche.

Dans L'un vient de l'autre no 4 (1993), par exemple, ce qui se présente comme l'intérieur du "fruit" arbore la forme phallique ou, pour revenir à l'armement, la forme de la massue. Chez Morel, la confonction arme (et par extension violence) et organe sexuel concerne tout autant le monde féminin que celui masculin; creux et béances côtoient proéminences et formes expansives, tous pareillement menaçants ou, à tout le moins, provocants.

Les objets de Morel font référence à la mémoire perceptive et produisent un impact affectant autant notre sens visuel que notre sens tactile. Selon l'artiste, ils seraient métaphores de l'âme et du corps, elles-mêmes à l'image, ajouterions-nous, d'une expérience troublée. Ces objets sont d'une poétique cinglante et perverse, ils agissent à notre insu, touchant des zones sensitives et sensibles.

Entourés quelques fois d'épines de bois, les objets de Morel seront rebutants ou agressifs, comme c'est le cas pour Fruit et noyau no 12 (1993), et laisseront imaginer le malaise éventuel à les manipuler. Instruments de supplice ou outils primitifs, ils exhibent une construction acharnée, obsessive, peut-être doloureuse, qui ne peut que nous interroger sur les motifs de fabrication de tels objets dans lesquels le corps entier semble s'être investi.

Dans certaines de ces œuvres, ce qui pouvait se percevoir comme noyau a pris de l'ampleur au point de devenir complètement étranger à ce que, au départ, l'on reconnaissait comme coquille. Dans L'Un vient de l'autre no 2 (1993), par exemple, la taille du cœur de l'objet excède de beaucoup sa supposée enveloppe nous faisant douter de cette dépendance de l'un envers l'autre suggérée par le titre. Faite de plâtre et recouverte de cuir noir clouté moulant parfaitement sa surface, la forme ovoïdale et épineuse nous met à l'épreuve. Or, ici il faut entendre qu'elle traverse outrancièrement le regard, cherchant à atteindre, il nous semble, un espace du corps ou de la mémoire où elle ferait sens, où elle serait effective. Comme l'objet surréaliste l'aura fait, par exemple, en éveillant ou stimulant chez le regardeur cette charge onirique ou érotique.

Dans L'Un vient de l'autre no 3 (1993), le contenant s'affirme, en un sens, tout autant que le contenu, et les deux sont redevenus inséparables, ou plus précisément compléments parfaits l'un de l'autre. Dans ce cas-ci, la forme plutôt oblongue est faite de plâtre que l'artiste a quadrillé et marqué au poinçon au pourtour de chaque ligne de la grille. Au centre de cet objet scindé en deux parties, une forme, pareille en longueur mais faite celle-ci de caoutchouc, surgit d'une sombre béance. Dans cet objet qui a cette possibilité de devenir Un, puisque des agrafes posées sur le côté permettent de réunir les deux formes, la référence sexuelle, et sensuelle aussi, est incontournable. Et ceci non pas de manière à reléguer notre fonction de regardeur à celui de voyeur devant ces objets, mais plutôt de façon à établir un contact qui se fonderait entre l'objet construit de toutes pièces par l'artiste et le regard de l'autre, soit entre deux mémoires sensitives. Ainsi, il n'y a pas d'un côté l'objet passif et de l'autre le regardeur actif, mais plutôt une circulation à double sens. De là l'illusion d'une maîtrise totale de l'objet lequel, sans être animé par notre seul regard, projette et suscite, de par sa construction, un potentiel significatif marqué par l'étrangeté et l'étranger.

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