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Salle de presse

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LETTRE AU PREMIER MINISTRE LUCIEN BOUCHARD
CONCERNANT SA POSITION SUR
UNE DÉCLARATION UNILATÉRALE D'INDÉPENDANCE

 

Le 11 août 1997

Monsieur Lucien Bouchard
Premier ministre du Québec
Edifice J, 3e étage
885, rue Grande-Allée est
Québec (Québec)
G1A 1A2

Monsieur le Premier ministre,

La lettre ouverte que vous avez adressée au premier ministre du Nouveau-Brunswick, M. Frank McKenna, a été portée à ma connaissance et je l’ai lue avec intérêt. Permettez-moi de la considérer comme une contribution au débat public sur la procédure par laquelle le Québec pourrait éventuellement être changé en État indépendant, une question qui revêt une grande importance aux yeux des Québécois et des autres Canadiens.

Votre argumentation repose sur trois règles qui, d’après vous, sont universellement acceptées : qu’une déclaration unilatérale d’indépendance trouve appui dans le droit international, qu’une majorité de « 50% plus un » soit suffisante pour assurer la sécession et que le droit international rejette toute modification des frontières de l’entité qui tente de faire sécession. Nous sommes persuadés que de telles affirmations sont contredites par le droit international et la pratique des États.

Commençons par la déclaration unilatérale d’indépendance. Le gouvernement du Canada a toujours soutenu que si les Québécois exprimaient très clairement le souhait de se séparer du Canada, leur volonté serait respectée. Vous savez sans doute que cette position est tout à fait inhabituelle sur la scène internationale. En effet, la plupart des pays ne permettent sous aucun prétexte à leurs éléments constituants de faire sécession. Par exemple, la Constitution de la Ve République française, celle du général de Gaulle, prescrit que «la France est une République indivisible», tandis qu’aux États-Unis la Cour suprême a conclu que notre voisin formait une «union indestructible».

Le gouvernement du Canada n’a jamais contesté le droit du gouvernement du Québec de consulter les Québécois sur leur avenir, mais il affirme que le gouvernement provincial ne peut avoir le monopole sur l'établissement d’un processus équitable pouvant mener à la sécession. Il n'existe aucun cas de pays démocratique ayant permis au gouvernement d’une province ou d’une autre entité constituante de déterminer cette démarche unilatéralement. 

La vaste majorité des experts en droit international, y compris les cinq experts consultés par la Commission Bélanger-Campeau, sont d’avis que le droit de déclarer unilatéralement la sécession n'est pas donné aux entités constituantes d'un pays démocratique comme le Canada. Si vous croyez le contraire, j'invite votre gouvernement à faire une démarche auprès de la Cour suprême du Canada pour y présenter vos arguments dans le cadre du présent renvoi. 

J’en viens à la règle du « 50% plus un ». Il est d'usage, en démocratie, de requérir un consensus pour les changements graves, quasi irréversibles, qui touchent profondément non seulement nos vies mais aussi celles des générations futures. Or, la sécession, le fait de se choisir entre concitoyens, est l'un des changements les plus lourds de conséquences que l'on puisse opérer en société.

Ce n'est pas un hasard si toutes les sécessions réalisées par voie référendaire l'ont été fortes d'un consensus clair. Il serait trop dangereux de tenter une telle opération dans la division, sur la base d'une majorité courte, «molle» selon 1'expression à la mode, qui pourrait fondre devant les difficultés.

Avoir l’espace, je vous citerais une série d’exemples étrangers où un verdict référendaire trop incertain n’a pas été suivi d’effets pour des enjeux bien moins importants que la brisure d’un pays. Mais restons-en à votre projet de sécession.

Dans le livre blanc qui a mené à la Loi sur la consultation populaire au Québec, on peut lire que le caractère consultatif - et non décisif - des référendums «fait qu’il serait inutile d’inclure dans la loi des dispositions spéciales à l’égard de la majorité requise ou du taux nécessaire de participation.» Lors du dépôt de ce projet de loi le 5 avril 1978, son parrain, M. Robert Burns, a parlé de la «valeur morale» d’un référendum remporté par «une volonté populaire clairement et largement exprimée». Vous-même avez admis, le 15 juin 1994, qu’une souveraineté tentée à la courte majorité mettrait à mal «la cohésion politique au Québec». Et le 12 septembre 1992, pour un simple référendum constitutionnel (sur l’accord de Charlottetown), M. Bernard Landry a lié la légitimité d’un oui à l’obtention d’une majorité substantielle au Québec.

Maintenant la question de l'intégrité territoriale. Il n’est pas un paragraphe, pas une ligne dans le droit international qui protège le territoire du Québec mais pas celui du Canada. L'expérience internationale démontre que les frontières de l'entité cherchant à obtenir son indépendance peuvent être mises en cause, parfois pour des raisons qui relèvent de la démocratie. Par exemple, vous savez sans doute que la France a insisté en faveur de la séparation de l'île de Mayotte des Comores au moment où celles-ci ont obtenu leur indépendance, car les résidents de Mayotte ont exprimé sans équivoque leur désir de maintenir leur lien avec la France.

Même les sécessionnistes les plus en vue ne s'entendent pas sur le caractère intouchable ou non des frontières en cas de négociation d’une sécession. Lorsqu'il était professeur de droit international, M. Daniel Turp s'est dit d'avis que, dans une telle éventualité, les Autochtones du Québec avaient le droit de continuer de faire partie du Canada si tel était leur choix. Au cours de la dernière campagne électorale, M. Gilles Duceppe a également souligné la situation géographique particulière du territoire québécois occupé par les Autochtones et a indiqué que la question pourrait être soumise à un tribunal international.

Ni vous, ni moi, ni personne ne peuvent prédire que les frontières d’un Québec indépendant seraient celles qui sont aujourd’hui garanties par la Constitution canadienne. 

Ce sont là des questions cruciales qui, pour être mieux débattues sur le fond, exigent de votre gouvernement qu'il choisisse entre deux affirmations contraires. En effet, vous soutenez à la fois : 1) que la procédure pouvant mener à la sécession est un enjeu purement politique qui ne concerne pas le droit établi; et 2) que le droit établi vous donne raison contre ceux qui contestent la procédure que vous entendez suivre.

Si vous choisissez la première affirmation, il vous faut avertir nos concitoyens que vous êtes prêts à les plonger dans une situation anarchique, en dehors du cadre juridique, ce qui ne se fait pas en démocratie. Si, au contraire, vous retenez la deuxième affirmation, alors vous devez produire les règles de droit qui appuient vos propos et vous convenez que notre démarche à la Cour suprême est un exercice de clarification constructif et nécessaire, que ses résultats s’avèrent favorables à votre point de vue ou non. Chose certaine, vous ne pouvez continuer à nier la pertinence du droit tout en l’invoquant quand ça fait votre affaire.

Le gouvernement du Canada est persuadé que jamais les Québécois ne choisiront de renoncer à la solidarité profonde qui les unit aux autres Canadiens au sein de cette grande fédération qu’il nous faut toujours améliorer. Le fait d’être ensemble nous vaut l’une des plus belles qualités de vie au monde. Mais nous convenons que 1'esprit et la pratique de la démocratie doivent être respectés en toutes circonstances, même celle, très improbable et triste, de la partition du Canada.

Ajuster la sécession à la démocratie est une entreprise si difficile qu’aucune démocratie bien établie ne l’a expérimentée à ce jour. Aussi, s’agit-il là de questions très sérieuses, incontournables si vous persistez dans votre projet de sécession. Nos concitoyens attendent de leurs élus qu’ils en débattent avec calme et pondération. Ce débat sur la procédure à suivre nous concerne au premier chef comme Québécois puisqu’une sécession tentée dans la confusion diviserait profondément notre société, mais il rejoint aussi l’ensemble des Canadiens car tous seraient touchés par la cassure de leur pays.

Je vous prie d'agréer, monsieur le Premier ministre, 1'expression de mes sentiments distingués.



Stéphane Dion

 

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Mise à jour : 1997-08-11  Avis importants