« L'éthique du fédéralisme »

Un document présenté à « Ideas in Action » :
une Conférence sur la politique et le droit
en l'Honneur de M. Peter Russell

Université de Toronto

Toronto (Ontario)

le 15 novembre 1996


« Nul ne saurait apprécier plus que moi les avantages du système fédératif. J'y vois l'une des plus puissantes combinaisons en faveur de la prospérité et de la liberté humaines. J'envie le sort des nations auxquelles il a été permis de l'adopter ».

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique Tome 1, première édition historico-critique revue et augmentée par Eduardo Nolla, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1990, p. 132.

« Placés les uns à côté des autres comme de grandes familles, leur contact produira un heureux esprit d'émulation. La diversité des races contribuera, croyez-le bien, à la prospérité commune ».

George-Étienne Cartier, Débats sur la Confédération, le 7 février 1865.

« Pour mettre leur projet nationaliste à terme, les nationalistes du Québec auront à abandonner la pratique du respect mutuel et de la tolérance qui a été la condition essentielle pour que se réalise ce que les populations du Canada ont accompli ensemble comme citoyens d'un même État » [Traduction].

Peter H. Russell, « Can Quebeckers Be a Sovereign People? » dans Canada Watch, 4:38-9, novembre/décembre 1995, p. 38.

L'oeuvre de Peter Russell va au coeur du débat canadien, en atteignant des valeurs au-delà des inévitables arguties constitutionnelles. Nous, Canadiens, ne voulons pas choisir entre la solidarité universelle et le respect des diversités culturelles. Nous tenons aux deux et nous les voulons fortement.

« Je regarderais comme un grand malheur pour le genre humain que la liberté dût en tous lieux se produire sous les mêmes traits » (1), a écrit Alexis de Tocqueville. Voilà bien le malheur qu'entend combattre l'idéal canadien. Les Canadiens savent que la quête de ce qui est vrai, juste et bon doit être plurielle, ils savent que c'est en tirant le meilleur parti de chaque culture, de chaque expérience individuelle, régionale ou historique, que l'on se rapproche de ce qu'il y a de meilleur dans la civilisation. Les Canadiens savent que l'égalité n'est pas à confondre avec l'uniformité. Ou en tout cas, ceux d'entre eux qui ne le savent pas encore devraient lire et méditer l'oeuvre de Peter Russell.

Cette double quête de l'universel et de la diversité culturelle, on la retrouve depuis la genèse de notre Confédération. Nous avons souvent dévié depuis, commis des erreurs et des injustices graves, mais le résultat est cette réalisation humaine admirable qu'est le Canada.

Il suffit de comparer la pensée de George-Étienne Cartier avec celle de Peter Russell pour mesurer la constance de l'idéal canadien. Dans son fameux discours prononcé le 7 février 1865 à l'Assemblée législative sur le « Projet de Confédération des provinces de l'Amérique britannique du Nord », Cartier a énoncé les principes qui, encore aujourd'hui, définissent le Canada. Cartier insiste d'abord sur le respect des cultures, en empruntant les termes de son époque, ceux de «  race » ou de «  nation ». Cartier identifie quatre «  races » alors bien présentes : les Canadiens-Français, les Écossais, les Anglais et les Irlandais. Y en aurait-il eu d'autres tout aussi présentes qu'il les aurait certainement nommées, car sa pensée n'était en rien exclusive. Cartier commet cependant l'erreur grave d'oublier les Autochtones, faute que Peter Russell ne cessera de vouloir réparer.

Cartier s'arrête aussi sur les confessions religieuses, catholiques et protestantes, rappelle que bien des catholiques ne sont pas Français, et en appelle là aussi à la tolérance et à l'union :

« Dans notre confédération, il y aura des catholiques et des protestants, des Anglais, des Français, des Irlandais et des Écossais, et chacun, par ses efforts et ses succès, ajoutera à la prospérité, à la puissance, à la gloire de la nouvelle confédération (2) ».

Cartier assure que le gouvernement fédéral sera fort, en mesure de faire face à la menace américaine, menace qui à l'époque était militaire, en mesure aussi de mener à bien les grands projets communs. Les provinces, elles, seront capables d'exprimer la personnalité propre de leurs habitants. L'union avec de nouvelles provinces aidera le Québec, prédit-il, car sa province pourra ainsi varier les alliances au lieu d'être fondue dans une province-unie avec un Haut-Canada en croissance rapide. Et c'est ainsi que le Québec d'aujourd'hui s'allie tantôt avec l'Ontario quand il s'agit de la politique industrielle, avec les Prairies et l'Atlantique en matière de politique sociale, et avec les provinces de l'Ouest quand il s'agit de politique de commerce international.

Enfin, Cartier voulait que le Canada soit une ‘nation politique', une nation solidaire qui transcende la race, la religion, l'histoire et la géographie. Il assurait que jamais les Français du Québec ne voudraient se désolidariser des autres Canadiens. Si l'on veut rechercher un contrat à la genèse de notre union fédérale, c'est bien celui-là, énoncé par Cartier, et qui inspire toute l'oeuvre de Peter Russell. Les Québécois de toutes origines ont puissamment aidé les autres Canadiens à réaliser cet idéal, ils ne doivent pas y renoncer.

L'idéal canadien vise à garantir la nécessaire cohabitation des cultures au moyen d'une éthique du fédéralisme. C'est là l'idée que je vais développer dans le texte qui suit. Même si j'ai conçu ce texte en mettant mon nouveau chapeau, celui de ministre de la Couronne ayant la responsabilité de conseiller le Premier ministre sur l'unité canadienne, je crois être resté près de la rigueur universitaire incarnée par le professeur Russell.

1. La nécessaire cohabitation des cultures

À l'heure où les aspirations identitaires sont plus fortes que jamais partout dans le monde, l'idée voulant que toute population ayant des caractéristiques qui lui sont propres devrait avoir son État est tout à fait fausse. « À chaque peuple son État » est une idée impraticable, il va sans dire. Mais c'est aussi une erreur morale car c'est en apprenant à faire cohabiter les cultures qui les composent que les États donnent à leurs populations la possibilité de grandir. La cohabitation des cultures au sein d'un même État aide les êtres humains à devenir de meilleurs citoyens en leur permettant de vivre l'expérience de la tolérance.

Selon Daniel Elazar, il y a dans le monde environ 3000 ethnies ou tribus qui se reconnaissent une identité propre. Parmi les quelque 180 États politiquement « souverains » plus de 160 d'entre eux sont multiethniques dans leur composition (3). L'idée de « un peuple, un État » ferait exploser la planète.

On ne saurait trop méditer sur ce commentaire tiré d'un rapport du Secrétaire général des Nations Unies :

« Il reste que si chacun des groupes ethniques, religieux ou linguistiques prétendait au statut d'État la fragmentation ne connaîtrait plus de limite, et la paix, la sécurité et le progrès économique pour tous deviendraient toujours plus difficiles à assurer(4) ».

J'ai rencontré mon homologue d'Afrique du Sud, le ministre des Affaires intergouvernementales de cette toute nouvelle fédération. Il n'y a pas, là-bas, comme nous l'avons au Canada, deux langues officielles -- l'anglais et le français -- qui sont aussi des langues internationales; il y a onze langues officielles, sans compter toutes sortes de langues auxquelles on a accordé un certain statut politique. L'Afrique du Sud sort de ce que l'être humain a inventé de pire pour l'être humain, le cauchemar de l'apartheid. C'est par la réconciliation et la recherche d'une harmonieuse cohabitation des cultures que ce pays, avec ses onze langues officielles, retrouvera progressivement les forces dont il a besoin pour relever les défis humains et socio-économiques qui l'attendent. La seule solution pour l'Afrique du Sud est l'unité, non pas la fragmentation. Et ce n'est sûrement pas le Canada, un pays béni des dieux, qui doit lui donner, ainsi qu'au reste du monde, l'exemple de la rupture.

Il serait vain d'essayer de faire en sorte que tout le monde soit majoritaire chez soi. Ce que l'on doit rechercher, c'est le moyen de faire cohabiter des cultures et des minorités confiantes et épanouies au sein d'une même structure politique. La présence et le rayonnement de la minorité québécoise au sein du Canada renforcent non seulement les Canadiens des autres provinces, mais aussi les Québécois eux-mêmes, grâce à la complémentarité de leur appartenance au Québec et au Canada. Et sans vouloir me mêler de ce qui se passe à l'étranger, je crois quand même que c'est la même valeur universelle qui devrait être poursuivie pour les Écossais en Grande-Bretagne, ou pour les Catalans en Espagne.

Le Canada, ce pays qui est devenu un exemple d'ouverture, de tolérance et de générosité, est le dernier pays au monde où il faudrait laisser triompher la fragmentation des identités. Ce serait d'autant plus regrettable que, si le Canada est aussi ouvert, tolérant et généreux aujourd'hui, c'est parce que les Français et les Anglais, dès leur départ, ont pris les moyens pour s'entendre et tirer parti, à la fois de leurs identités respectives et de la complémentarité de ces deux grandes cultures. Cela n'a pas toujours été facile; il y a des pages sombres dans notre histoire, mais il en est résulté cette riche société tolérante qu'est le Canada.

Nos grandes métropoles -- Montréal, Toronto, Vancouver -- qui sont des modèles de coexistence, ont su éviter de devenir des villes racistes, comme on en voit trop souvent, et pour cette raison précise méritent de rester dans le même État, si proches par l'esprit, malgré la distance géographique qui les sépare. En fait, une enquête menée par le Corporate Resources Group de la Suisse, les classe parmi les zones métropolitaines où la qualité de vie est la meilleure au monde. Ainsi, Vancouver a fini deuxième, Toronto quatrième et Montréal septième. Ces villes canadiennes viennent avant Bruxelles, Londres, Oslo et Paris, et loin devant la ville américaine qui s'est le mieux classée, Boston, qui est arrivée trentième (5). Ma circonscription de Saint-Laurent/Cartierville est un autre exemple de communauté plurielle et harmonieuse, une véritable ONU condensée avec plus de cinquante nationalités différentes et vivantes. J'y trouve toujours une inspiration car c'est ça, pour moi, Montréal; c'est ça, pour moi, le Québec; c'est ça, pour moi, le Canada, un idéal de cohabitation harmonieuse de cultures différentes au sein d'un même État.

Je voudrais que les Espagnols regardent l'épanouissement de la Catalogne avec confiance, comme une force pour l'Espagne et non comme une menace à son unité. Je voudrais que les Britanniques aient le même sentiment envers l'Écosse. Et je ne veux pas que mon pays, le Canada, serve d'exemple repoussoir pour les majorités inquiètes d'Espagne, du Royaume-Uni, ou d'ailleurs. Mon rêve c'est que le Congrès américain par exemple, au lieu de dire, comme on l'a entendu : « On ne veut pas créer des « Québec » aux États-Unis et donc on ne veut pas reconnaître des droits supplémentaires à notre minorité hispanophone » dise au contraire : « Inspirons-nous de ce qui se passe au Canada; les Québécois et les autres Canadiens cohabitent dans l'harmonie parce qu'ils s'acceptent en toute confiance ». Je voudrais que dans la Communauté européenne on cesse de dire : « Attention, ne laissons pas trop d'autonomie à nos régions ». Je voudrais que l'on regarde le Canada comme une inspiration pour l'avenir, non seulement pour les Canadiens, mais aussi pour les autres êtres humains qui expérimentent la cohabitation des cultures au sein d'un même État.

2. L'éthique du fédéralisme

Il y a de nombreux moyens de faire cohabiter les populations; mais celui que je préconise et dont je vais discuter ici, c'est le fédéralisme. On dit souvent du fédéralisme qu'il est efficace. Dans ma société, au Québec, on le présente souvent sous l'angle de sa rentabilité, du fédéralisme rentable : « Québécois, restez dans le Canada parce que nous avons une fédération rentable », leur dit-on. Ce qui est très vrai car quatre des cinq pays les plus riches au monde sont des fédérations : le Canada, les États-Unis, l'Allemagne et la Suisse (6). Beaucoup de lecteurs connaissent sans doute les indicateurs de l'ONU ou de la Banque mondiale qui placent le Canada au sommet du palmarès dans tant de dimensions de l'activité humaine. Le Canada est une formidable réalisation humaine, un joyau sur cette planète, qui donne à ses habitants l'une des plus belles qualités de vie qui soient. Toutefois, nous avons des problèmes graves, trop de chômage, trop de pauvreté, surtout chez les enfants. Pour affronter ces problèmes, il faut nous appuyer sur nos forces au lieu de leur tourner le dos.

Ces bons résultats internationaux ne sont pas le fruit du hasard; ils sont vraisemblablement attribuables au fait que notre fédéralisme est rentable pour tous les Canadiens. En fait le fédéralisme comme idéal universel, est plus que rentable; il a une éthique qui encourage la cohabitation des cultures.

Plus que jamais, nous avons besoin de concilier le global et le local, ce que Tom Courchene de l'Université Queen's appelle la « glocalisation »; en d'autres termes, nous avons besoin de concilier une grande solidarité et les désirs d'autonomie. La conciliation, par le fédéralisme, de ces deux objectifs a bien servi l'humanité par le passé et sera plus nécessaire que jamais dans les années à venir.

C'est Tocqueville, ce grand penseur libéral et prophète de la démocratie qui, dès le XIXe siècle, a bien exprimé cette idée :

« C'est pour unir les avantages divers qui résultent de la grandeur et de la petitesse des nations que le système fédératif a été créé » (7).

N'est-elle pas toujours aussi vraie, cette idée, à l'heure de la mondialisation des marchés et de la pression exercée en faveur de l'autonomie? Partout dans le monde, des pressions opposées s'exercent, d'un côté en faveur d'organisations politiques élargies et de l'autre en faveur d'organisations politiques plus petites, centrées sur leur dimension régionale. La demande pressante d'organisations élargies s'explique par une prise de conscience des forces de l'interdépendance mondiale et par le besoin d'exercer une influence accrue sur les décisions internationales. La recherche de petites unités politiques indépendantes s'explique par le besoin de rendre les gouvernements plus sensibles aux besoins des citoyens et à leurs attachements premiers : les liens linguistiques et culturels, l'appartenance à une religion, les traditions historiques et les coutumes sociales. C'est ce qui constitue les fondements d'une communauté.

Le fédéralisme aide à concilier ces courants opposés. Il permet aux identités régionales de s'exprimer aux niveaux national et international. Par exemple, les francophones du Canada sont représentés au Commonwealth, tout comme les anglophones du Canada le sont dans la Francophonie. Et parce qu'ils sont ensemble, qu'ils forment un grand et riche pays, ils ont les uns et les autres accès au G-7, ce qu'ils ne pourraient pas faire si le Canada se fracturait. Les Canadiens de l'est du pays ont autant accès à l'Organisation de coopération économique Asie-Pacifique (APEC) que les gens de l'Ouest ont accès à l'Organisation des pêches de l'Atlantique nord-ouest (OPANO).

Mais en même temps, le Canada est une fédération où chaque province peut donner sa perspective propre et régler ses problèmes à sa façon. Nous avons vécu la situation où les dix provinces du Canada avaient des déficits budgétaires; chacune a trouvé sa façon à elle de s'en sortir et, aujourd'hui, vous en avez sept qui ont atteint l'équilibre budgétaire ou qui réalisent des surplus. La méthode du premier ministre du Nouveau-Brunswick n'a pas été la même que celle de l'Alberta et elle ne sera sans doute pas celle que le Québec inventera, avec sa société distincte, avec sa propre culture. Chaque province cherche ses forces en elle-même, ce qui n'empêche pas qu'elles s'entraident par la solidarité; et c'est quelque chose dont on a besoin plus que jamais : l'entraide par la présence de grands ensembles et l'inventivité par l'autonomie.

Ce qui m'amène à vous en dire plus sur l'éthique du fédéralisme. Alan Cairns, une autorité canadienne reconnue en matière de fédéralisme, a démontré dans son oeuvre que les institutions ne nous permettent pas seulement d'accomplir des choses, elles favorisent aussi des principes moraux, elles contribuent à façonner notre vision du monde et de nous-mêmes.

Les deux grands principes moraux que le fédéralisme encourage sont, à mon sens, la tolérance et la solidarité.

La tolérance

Le fédéralisme, en tant que philosophie publique, invite à la tolérance, qui s'exprime à travers notre capacité d'accepter les différentes manières d'agir. La tolérance fait appel à notre capacité d'accepter les diverses façons de contribuer à la vie en société. Charles Taylor parle de « diversité profonde » (8) : les citoyens ne conçoivent pas tous leur citoyenneté de la même façon. La tolérance, dans sa forme la plus fondamentale, donne aux gens la liberté d'être eux-mêmes pour mieux s'entraider les uns les autres.

Certains disent qu'il faut être Canadiens tous de la même façon sinon notre pays est en danger. Je trouve que c'est une erreur. Les Suisses, par exemple, ont le système municipal le plus puissant au monde; ils tirent de cette grande décentralisation un mobile de fierté, une raison supplémentaire de se sentir Suisses. C'est la même chose au Canada, où nous avons des provinces fortes, comme l'ont bien démontré les travaux comparatifs de M. Ron Watts, de l'Université Queen's (9). Certains Canadiens voient dans la décentralisation une menace et pensent que c'est la raison pour laquelle le pays risque l'éclatement. Je suis persuadé du contraire. Le Canada n'aurait jamais pu survivre s'il n'avait pas été une fédération qui fait en sorte que les gens de Terre-Neuve peuvent être Canadiens à la façon de Terre-Neuve, que les gens du Manitoba peuvent être Canadiens à leur façon, que les gens du Québec peuvent être Canadiens à la façon québécoise.

Comme Peter Russell l'a fait observer,

« La réalité de la citoyenneté canadienne est que, au niveau psychique, elle est extraordinairement hétérogène. Les Canadiens autochtones, les Canadiens québécois, les Canadiens qui s'identifient à une minorité linguistique, ethnique ou raciale, ainsi que les Canadiens qui aspirent à s'identifier à une nation canadienne unifiée ont vécu leur lien avec le Canada, du point de vue historique, de façons très différentes (10) » [Traduction].

Moi, qui suis un p'tit gars de Québec, habitant maintenant à Montréal, j'ai ma façon à moi d'être Canadien, je ne suis pas obligé de l'être comme quelqu'un de Winnipeg. Mais je sais, par instinct, que le fait de partager le même pays avec cette personne de Winnipeg fait d'elle et de moi de meilleurs êtres humains.

Quand je suis dans ma circonscription de Saint-Laurent/Cartierville et que je parle à des personnes âgées d'appartenance juive, italienne ou grecque, je suis presque toujours obligé de leur parler en anglais parce qu'elles ont été insuffisamment intégrées à la société québécoise, pour toutes sortes de raisons historiques. Mais quand je parle à leurs petits-enfants de 18-19 ans, je peux leur parler en français; je peux leur parler en anglais, je peux même me risquer en espagnol. Ces jeunes-là s'expriment à la fois en français, en anglais et souvent dans une ou deux autres langues; ils sont donc merveilleusement outillés pour le siècle à venir. C'est ça Montréal, c'est ça le Québec d'aujourd'hui, et c'est ça le Canada : une société plurielle qui doit demeurer harmonieuse et tolérante.

On dit parfois du fédéralisme qu'il ne peut fonctionner que dans une société homogène, ayant la même religion et la même langue. Ce n'est pas du tout mon avis. Le fédéralisme fonctionne dans une société homogène, mais il est nécessaire dans une société hétérogène, parce qu'il favorise la tolérance et c'est ce dont une société hétérogène a le plus besoin. Comme l'a fait remarquer le professeur Russell :

« la pratique du respect mutuel et de la tolérance (...) a été la condition essentielle pour que se réalise ce que les populations du Canada ont accompli ensemble » (11) [Traduction].

Et notons le parallèle avec la pensée de George-Étienne Cartier :

« On a prétendu qu'il serait impossible de faire fonctionner la Confédération, à cause des différences de race et de religion. Ceux qui partagent cette opinion sont dans l'erreur. C'est justement à cause de cette variété de races et d'intérêts locaux que le système fédéral doit être établi et qu'il fonctionnera bien » (12).

La solidarité

Un professeur de l'Université de la Colombie-Britannique, Samuel LaSelva, a écrit dans un livre récent The Moral Foundations of Canadian Federalism :

« L'esprit national canadien présuppose le fédéralisme canadien qui, à son tour, repose sur une forme complexe de fraternité qui peut favoriser l'émergence d'une société juste » (13) [Traduction].

Je crois que La Selva indique ici que la structure institutionnelle du fédéralisme est porteuse d'un principe moral que j'appelle la solidarité. C'était l'idée de Cartier, qui disait que notre fédération devait être fondée sur les « intérêts et les sympathies » partagés entre les différentes communautés.

La solidarité, que je définis comme étant le sens du bien commun et de la compassion à l'égard de nos concitoyennes et de nos concitoyens, nous permet d'agir ensemble, de consolider nos moyens et d'unir nos forces. La solidarité canadienne s'exprime admirablement dans le principe d'entraide entre les provinces riches et les provinces moins nanties par l'entremise des transferts du gouvernement fédéral; ce principe, probablement plus poussé que dans aucune autre fédération du monde, fait en sorte qu'actuellement, sept provinces reçoivent l'aide de trois provinces qui sont pour le moment plus fortunées : l'Ontario, l'Alberta et la Colombie-Britannique. Mais l'Alberta, dans les années 1930, a été aidée par les autres provinces, y compris la mienne. Et les Albertains savent qu'un jour peut-être, ils auront besoin de l'aide des Québécois. C'est ça la grande solidarité canadienne. Les Québécois bénéficient actuellement de l'aide que leur apportent leurs concitoyens des provinces plus riches; un jour, ils seront en mesure à leur tour d'apporter une aide particulière à leurs concitoyens de provinces moins fortunées.

Voilà le vrai sens de la solidarité canadienne. C'est plus que de la tolérance; non seulement nous tolérons ce que sont les autres, mais nous voulons les aider à être ce qu'ils sont. Je veux aider les gens de Terre-Neuve à être ce qu'ils sont. Je sais aussi qu'ils ne sont pas comme les gens de la Colombie-Britannique. Comme Québécois et Canadien, je veux que, eux aussi, m'aident à faire partie d'une société majoritairement francophone dans cette Amérique du Nord anglophone.

La grande majorité des Québécois se sentent en même temps Québécois et Canadiens; mais trop d'entre eux croient qu'ils ont à choisir entre leur identité québécoise et leur identité canadienne. Et beaucoup d'entre eux, se sentant plus chez eux dans leur environnement québécois, sont donc enclins à choisir leur identité québécoise. Et pourquoi se sentent-ils obligés de choisir entre le Québec et le Canada? Parce qu'ils pensent que les autres Canadiens ne les acceptent pas dans leur différence. C'est un malentendu terrible qu'il faut dissiper afin de garantir l'unité de notre pays.

C'est dans ce sens que s'inscrit la résolution présentée par notre gouvernement et adoptée par le Parlement concernant la reconnaissance du Québec comme société distincte au sein du Canada. C'est aussi le sens des efforts que le gouvernement du Canada entend poursuivre pour que les autres provinces puissent, en toute confiance, reconnaître la spécificité québécoise dans la Constitution canadienne.

3. Conclusion : La flexibilité, la voie du renouvellement

Le fédéralisme, a écrit Paul Gérin-Lajoie lorsqu'il était ministre de l'Éducation du Québec, a donné à des êtres humains un outil crucial qui leur a permis de coordonner les aspirations de différentes collectivités, en renforçant celles-ci et en leur donnant une plus grande influence. Toutefois, il reprochait au fédéralisme son côté insaisissable.

« Ce qui rend le fédéralisme si difficile à décrire, » concluait-il, « c'est précisément ce qui en fait un instrument politique si précieux : sa flexibilité, sa polyvalence, son adaptabilité » (14) [Traduction].

Il avait raison. Le fédéralisme canadien n'est pas le même que celui que l'on peut retrouver en Suisse ou en Belgique, car les contextes sont tout à fait différents, et les défis qui attendent les populations comme celles d'Afrique du Sud ou de l'Inde sont sans commune mesure avec ceux qui sont les nôtres dans les pays industrialisés. Mais partout le fédéralisme aide les êtres humains à mieux vivre ensemble. C'est pourquoi je suis convaincu que le fédéralisme est une solution valable pour nos sociétés humaines, une solution que nous devons préserver pour nous-mêmes et nos enfants, une solution qui doit servir d'exemple au monde entier.

Toutefois, le régime fédéral canadien actuel n'est pas seulement différent de celui appliqué dans d'autres pays à l'échelle du globe. Le fédéralisme canadien d'aujourd'hui est aussi très différent de celui pratiqué il y a cinquante ans, et dans cinquante ans notre fédération aura beaucoup évolué. C'est d'ailleurs là l'une des forces des régimes fédéraux : ils sont suffisamment souples pour s'adapter et évoluer selon les nouveaux enjeux et les situations nouvelles.

Grâce à sa souplesse, notre fédération peut répondre aux nouvelles aspirations des provinces, des régions et des cultures qui la composent. Cette adaptabilité fait partie de ce que Carl Friedrich a appelé un jour « l'esprit fédéral ». Il définissait cet esprit comme la capacité de faire des compromis et de s'adapter, lesquels sont des éléments de ce que j'ai appelé plus tôt la solidarité (15). Le renouvellement du Canada fondé sur cet esprit est, comme le dit Peter Russell avec beaucoup de justesse, « conforme au génie politique canadien et aux formes de l'organisation politique qui seront les régulateurs au XXIe siècle » [Traduction]. Il ajoute que la solution de rechange -- c'est-à-dire nous morceler en nations-États homogènes -- nous alignerait sur des forces qui sont en train de régresser (16).

Et admirons une dernière fois la force prémonitoire de Cartier :

« Les nations sont formées maintenant par l'agglomération de divers peuples rassemblés par les intérêts et les sympathies » (17).

C'est dans cet esprit que le gouvernement fédéral travaille pour renouveler et moderniser la fédération. De concert avec ses partenaires, notre gouvernement s'efforce d'adapter la fédération aux nouveaux besoins de la population canadienne, en conformité avec les principes moraux qu'encourage notre régime : la solidarité et la tolérance.

À l'heure actuelle, notre régime fédéral subit d'énormes changements. Toutefois, les Canadiens ont aussi fait montre de créativité sur de nombreux plans au cours des dernières décennies, ne cessant jamais de renouveler la fédération selon les besoins intérieurs et les forces extérieures.

Le régime fédéral, grâce à sa souplesse, peut être adapté aux besoins des générations de Canadiens qui se succéderont. Les changements que nous apportons aujourd'hui s'inscrivent dans un continuum, cela depuis les premiers jours de la Confédération jusque dans un avenir trop lointain pour pouvoir l'imaginer. J'ai la conviction que le Canada de demain héritera de certaines caractéristiques du Canada d'aujourd'hui : il sera fort, flexible, dynamique, généreux et uni.

Et c'est heureux, étant donné que la cohabitation des cultures est nécessaire et, même, la seule possibilité viable, car ni l'assimilation culturelle ni la séparation culturelle ne sont acceptables sur le plan pratique ou moral.

Le gouvernement du Canada est résolument tourné vers l'avenir. Depuis la lecture du discours du Trône en février 1996, nous avons mis de l'avant un plan pour réformer notre fédération. Nous nous y attacherons d'une façon qui consolidera notre précieux héritage des générations qui ont bâti notre pays jusqu'à ce jour.

(1) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome 1, première édition historico-critique revue et augmentée par Eduardo Nolla, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1990, p. 245. (2) Joseph Tassé, Discours de Sir Georges Cartier Baronnet, Eusèbe Senécal & Fils, imprimeurs-éditeurs, Montréal, 1893, p. 422. (3) Daniel J. Elazar, Federalism and the Way to Peace, Reflections Paper No. 13, Université Queen's, Kingston, 1994, p. 23. (4) Boutros Boutros-Ghali, Agenda pour la paix, Nations Unies, New York, 1992, p. 10. (5) The Ottawa Citizen, le mercredi 18 janvier 1995, p. A2. (6) Programme des Nations Unies pour le développement, Rapport mondial sur le développement humain 1994, Economics, Paris, 1994, p. 111, Tableau annexe A5.2. (7) Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome 1, première édition historico-critique revue et augmentée par Eduardo Nolla, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1990, p. 123. (8) Charles Taylor, « Shared and divergent Values », dans Ronald L. Watts et Douglas M. Brown, éd., Options for a New Canada, University of Toronto Press, Toronto, 1991, p. 75 (9) Ronald. L. Watts, document non publié, 1996. (10) Peter H. Russell, « The Constitution, Citizenship and Ethnicity », dans Jean Laponce et William Safran, éd., Ethnicity and Citizenship: The Canadian Case, Frank Cass, London, 1996, p. 101. (11) Peter H. Russell, « Can Quebeckers Be a Sovereign People? », dans Canada Watch, 4:38-9, novembre/décembre 1995, p. 38. (12) Joseph Tassé, Discours de Sir Georges Cartier Baronnet, Eusèbe Senécal & Fils, imprimeurs-éditeurs, Montréal, 1893, p. 416. (13) Samuel V. LaSelva, The Moral Foundations of Canadian Federalism: Paradoxes, Achievements, and Tragedies of Nationhood, McGill-Queen's University Press, 1996, p. xiii. (14) Paul Gérin-Lajoie, « Canadian Federalism and the Future », dans Gordon Hawkins éd., Concepts of Federalism: Thirty-Fourth Couchiching Conference, 1965, p. 62. (15) Carl J. Friedrich, Trends of Federalism in Theory and Practice, Praeger, New York, 1968, p. 39. (16) Peter H. Russell, « Can the Canadians Be a Sovereign People? », dans Canadian Journal of Political Science, XXIV; 4 décembre 1991, p. 708. (17) Joseph Tassé, Discours de Sir Georges Cartier Baronnet, Eusèbe Senécal & Fils, imprimeurs-éditeurs, Montréal, 1893, p. 422.

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