Notes pour une allocution
de l'honorable Stéphane Dion,
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales,

devant le

Comité spécial sénatorial chargé
d'étudier le projet de loi C-20

Le Sénat

Ottawa (Ontario)

le 29 mai 2000

 

L'allocution prononcée fait foi


          Honorables sénateurs, je ne saurais mieux décrire que certains d'entre vous l'avez fait la raison d'être du projet de loi C-20 donnant effet à l'exigence de clarté formulée par la Cour suprême du Canada dans son avis du 20 août 1998 sur le Renvoi relatif à la sécession du Québec. Cette raison d'être, comme l'a si bien exprimée madame le sénateur Lise Bacon le 11 avril dernier, est «que les droits de chaque Canadien soient respectés».

          Tous les Canadiens ont droit de ne jamais voir leur pleine appartenance au Canada remise en cause à moins que les électeurs de leur province aient clairement exprimé leur volonté de cesser de faire partie du Canada. C'est seulement en présence d'une telle volonté claire de sécession qu'il existe une obligation d'entreprendre une négociation constitutionnelle «sur les conditions auxquelles une province pourrait cesser de faire partie du Canada» (art. 2 (4)).

          Ce droit fondamental des Canadiens sur le Canada a été confirmé par l'avis de la Cour suprême du 20 août 1998. La Cour a affirmé que ce droit ne peut leur être enlevé légalement par une déclaration unilatérale du gouvernement ou de l'assemblée législative de leur province. En aucune circonstance, ni selon le droit international ni selon le droit canadien, il n'existe un droit à la sécession unilatérale dans une démocratie comme le Canada.

          Le projet de loi sur la clarté donne effet à cet avis de la Cour en ce qui a trait aux seules obligations qui reviennent en propre au gouvernement du Canada. En fait, le projet de loi énonce une évidence : le gouvernement du Canada ne doit pas entreprendre de négocier une sécession en l'absence d'un appui clair pour la sécession.

          En approuvant ce projet de loi, le Sénat permettrait que soit fixé un cadre qui empêcherait tout gouvernement fédéral d'engager des négociations sur la sécession suivant un référendum sur la sécession, à moins qu'une majorité claire des électeurs d'une province aient exprimé leur volonté de se séparer en réponse à une question claire. La question devrait énoncer clairement que la province cesserait de faire partie du Canada et qu'il ne s'agirait pas simplement d'une volonté d'explorer une telle possibilité. Elle ne devrait pas rendre ambiguë la notion de sécession en l'assortissant à d'autres comme celles d'association ou de partenariat politique ou économique. En d'autres termes, le projet de loi C-20 précise, d'une façon tout à fait conforme à l'avis de la Cour, tant les lignes directrices que les procédures pour la détermination de la clarté.

          Honorables sénateurs, depuis plusieurs semaines maintenant vous débattez de ce projet de loi, et donc du droit des Canadiens sur le Canada. C'est inspirés par cette recherche exigeante de démocratie et de justice, qui caractérise tant notre pays, que vous avez mené vos discussions.

          Grâce à votre appui, le projet de loi sur la clarté en est maintenant à l'étape de l'étude en comité. Mais plusieurs d'entre vous avez exprimé certaines préoccupations. Celles-ci m'apparaissent pouvoir être regroupées en quatre interrogations fondamentales :

          Premièrement, le Canada est-il indivisible?

          Deuxièmement, quelle est la portée juridique de l'avis de la Cour suprême du              20 août 1998? Est-on tenu de le respecter étant donné qu'il s'agit d'un avis et non              d'un jugement ordinaire?

          Troisièmement, le projet de loi sur la clarté est-il applicable étant donné que le             gouvernement du Québec affirme qu'il n'en tiendra aucunement compte?

          Quatrièmement, le projet de loi permet-il au Sénat de jouer le rôle qui est le sien?

          Permettez que je donne, dans l'ordre, la réponse du gouvernement à ces quatre             interrogations.

1. Le Canada est-il indivisible?

          Je comprends, pour l'éprouver moi-même, cet attachement profond à notre pays qui nous fait espérer que jamais il n'aura à être divisé. Mais le fait est que le Canada n'est pas indivisible sur le plan juridique. La Cour suprême l'a confirmé.

          Essentiellement, la Cour suprême nous a confirmé que le Canada était divisible mais pas n'importe comment. La sécession n'est légalement possible qu'à condition qu'elle soit faite dans le cadre du processus d'amendement constitutionnel. Comme la Cour l'a fait valoir : «Le fait que ces changements seraient profonds, ou qu'ils prétendraient avoir une incidence en droit international, ne leur retire pas leur caractère de modifications de la Constitution du Canada.» (par. 84)

          Quiconque entend respecter l'avis de la Cour suprême, ce qui, j'en suis persuadé, est le cas du sénateur Joyal, doit donc admettre que le Canada est divisible. S'il en était autrement, la Cour n'aurait pas confirmé la position du gouvernement du Canada à l'effet que la sécession pouvait être effectuée par un amendement à la Constitution. Elle n'aurait pas non plus conclu à l'existence de l'obligation d'entreprendre des négociations sur la sécession en cas d'appui clair à la sécession.

          Mais en plus de l'aspect juridique, considérons l'aspect moral. Est-il vraiment possible pour un État démocratique de retenir une population qui voudrait clairement le quitter? Je sais qu'au Canada, il n'est pas un seul parti politique important qui ait déclaré vouloir retenir les Québécois dans le Canada contre leur volonté clairement exprimée.

          Si nous les Canadiens admettons la divisibilité de notre pays, ce n'est pas parce que nous jugeons notre citoyenneté moins empreinte de valeurs que celle des autres pays. Au contraire, c'est que nous estimons notre appartenance au Canada au point que nous ne pouvons concevoir qu'elle puisse reposer sur autre chose que l'adhésion volontaire. Notre culture politique nous amène à conclure que notre pays n=a de sens que dans le consentement mutuel.

          Comme l'avait déclaré, le 26 septembre 1996, le procureur général du Canada de l'époque, l'honorable Allan Rock, en exposant devant la Chambre des communes les raisons du renvoi à la Cour suprême : «Les principales personnalités politiques de toutes nos provinces et le public canadien ont convenu depuis longtemps que le pays ne restera pas uni à l'encontre de la volonté clairement exprimée des Québécois.»

          «Dans une telle situation», a affirmé le très honorable Jean Chrétien le 7 décembre 1997, «il y aurait des négociations avec le gouvernement fédéral, cela ne fait aucun doute.» (Le Soleil, 08-12-1997) Déjà, au début des années 70, il avait déclaré : «Si nous perdons, nous respecterons le voeu des Québécois et nous accepterons la sécession.» (Jean Chrétien, Dans la fosse aux lions, 1985, p. 140).

          Commentant le projet de loi C-20 le 15 mars dernier, l'ancien premier ministre de l'Alberta, l'honorable Peter Lougheed, écrivait : «J'ai longtemps plaidé pour l'adoption d'une loi fédérale sur la question référendaire du Québec qui serait précisément sur le modèle du projet de loi C-20.» [traduction] (Calgary Herald, 15-03-2000). M. Lougheed ne prône donc pas l'indivisibilité du Canada. Plutôt, il appuie un modèle qui exclut toute négociation de la sécession dans la confusion.

          Une déclaration que j'ai faite quelque deux ans et demi avant l'avis de la Cour suprême démontre à quel point la position du gouvernement du Canada était conforme à la conclusion à laquelle la Cour en est arrivée le 20 août 1998 : «Si le Québec malheureusement votait avec une majorité ferme sur une question claire pour la sécession, j'estime que le reste du Canada a l'obligation morale de négocier le partage du territoire.» (Le Soleil, 27-01-1996)

          En somme, tant sur le plan juridique que moral, on ne peut pas dire que le Canada est indivisible. Mais sa divisibilité ne serait acceptable que dans des conditions de justice et de clarté. C'est pourquoi il n'existe pas de droit absolu pour une province de faire sécession du Canada. Ce qui existe plutôt, c'est une obligation d'entreprendre des négociations sur la sécession, mais seulement si la population d'une province avait clairement exprimé sa volonté de se séparer et seulement dans le cadre juridique de notre Constitution. Tel est l'état du droit, tel le veut notre culture politique.

2. La portée juridique de l'avis de la Cour

          Mais cet avis de la Cour doit-il être respecté? La réponse du gouvernement du Canada est oui.

          Certains d'entre vous avez suggéré que le gouvernement du Canada ne devrait tout simplement pas tenir compte de l'avis de la Cour suprême sur le Renvoi relatif à la sécession du Québec, puisqu'il ne s'agit que d'un avis et non d'un jugement ayant force obligatoire. Que quoiqu'en ait dit la Cour, le gouvernement du Canada n'est aucunement tenu d'entreprendre des négociations sur la sécession même en présence d'un appui clair pour la sécession. Que quoiqu'en ait dit la Cour, le Canada est indivisible.

          Pour certains, il faudrait une loi fédérale qui, contrairement à C-20, fixerait un seuil de majorité en dépit du fait que l'avis de la Cour stipule qu'«une majorité claire en réponse à une question claire» doit être déterminée «suivant les circonstances dans lesquelles un référendum pourrait être tenu» (par. 153). Le sénateur Lynch-Staunton, par exemple, le 29 mars dernier, s'est déclaré d'avis que la loi devrait fixer «un minimum des deux tiers des électeurs admissibles». De même, certains préconisent que la loi précise la modification constitutionnelle applicable à une sécession, alors que, selon la Cour, «chaque option exigerait que nous présumions l'existence de faits qui sont inconnus à ce stade» (par. 105).

          «Heureusement, l'avis de la Cour n'est qu'un avis, une opinion», a déclaré le sénateur Kinsella le 4 avril dernier.

          À cela, le sénateur Oliver a donné, selon moi, la bonne réponse le 6 avril dernier : «(...) les gouvernements modernes accordent la même valeur aux avis faisant suite à un renvoi qu'à toute autre décision judiciaire. Qui plus est, la sagesse dont a fait preuve la Cour suprême du Canada dans cette affaire cruciale devrait être imitée.»

          Il faut accorder le plus grand poids à ce que les juges affirment dans l'exercice de leurs fonctions. En 1998, le juge en chef de la Cour suprême du Canada, le très honorable Antonio Lamer, a écrit, dans le cadre du Renvoi relatif aux juges de la Cour provinciale ([1998] 1 R.C.S. 3), que «l'avis de notre Cour aura une valeur éminemment persuasive» et «lie les tribunaux».

          Le fait est qu'un avis rendu par la Cour suprême dans la cadre d'un renvoi lie, à toutes fins utiles, les tribunaux inférieurs.1 Comme l'a écrit le doyen Peter Hogg : «En pratique, les avis faisant suite à un renvoi sont considérés de la même façon que tout autre jugement.» [traduction] 2 Les professeurs Henri Brun et Guy Tremblay soulignent que «l'opinion» émise dans le cadre d'un renvoi «est en réalité un véritable jugement».3 Le même point de vue est exprimé par les professeurs François Chevrette et Herbert Marx : «Les avis consultatifs ont la valeur de précédent en pratique, sinon en théorie.» 4 Le professeur Patrick Monahan observe de son côté que ces avis «ont toujours été considérés par les gouvernements fédéral et provinciaux comme ayant force obligatoire» 5.

          Un avis de la Cour suprême du Canada rendu dans le cadre d'un renvoi a donc en pratique la même portée juridique que tout jugement de cette Cour. Une décision d'un gouvernement qui irait à l'encontre d'un tel avis serait presque certainement contestée avec succès devant les tribunaux. Comme l'a lui-même reconnu le Premier ministre du Québec le 21 octobre 1999 : «Quand la Cour suprême s'est prononcée sur une question de droit, on est astreint à la suivre.»

          L'avis de la Cour suprême du 20 août 1998 s'applique à tous les acteurs constitutionnels au Canada. Le gouvernement du Canada a déclaré son intention de le respecter pleinement, en son entièreté. Bien qu'il soit déplorable que le gouvernement du Québec n'ait pas choisi d'en faire autant, cela ne change en rien le fait que l'avis de la Cour a des conséquences juridiques pour l'un et pour l'autre.

3. L'applicabilité du projet de loi sur la clarté

          Jusqu'à présent, le gouvernement du Québec a affirmé qu'il ignorerait la loi sur la clarté et qu'il ne respecterait pas l'avis de la Cour suprême. Il maintient que l'obtention d'une majorité pour le Oui, si faible soit-elle, en réponse à une question aussi confuse que celle de 1995 portant sur la souveraineté avec offre de partenariat, obligerait le gouvernement du Canada à accepter la sécession. «C-20 n'y pourra rien», a affirmé, le 2 mai dernier, mon homologue du gouvernement du Québec, le ministre délégué aux Affaires intergouvernementales canadiennes, M. Joseph Facal.

          Aussi, quelques sénateurs se sont dits sceptiques quant à l'applicabilité du projet de loi C-20. Par exemple, le sénateur Rivest s'est déclaré d'avis le 23 mars dernier que «le Parti québécois, peu importe ce projet de loi, va continuer de proposer la souveraineté-association».

          Il est vrai que le projet de loi sur la clarté, comme le reconnaît lui-même le sénateur Rivest, n'empiète en rien sur les prérogatives de l'Assemblée nationale et laisse celle-ci libre de déterminer le libellé de toute question qu'elle voudrait poser dans le cadre d'un référendum provincial. Le projet de loi sur la clarté n'encadre pas un référendum provincial, il encadre le gouvernement du Canada. Il interdit au gouvernement du Canada d'engager des négociations sur la sécession en l'absence d'un appui clair à celle-ci. Il serait impossible de conclure à l'existence d'un tel appui clair sur la base d'une question aussi confuse que celle du référendum de 1995. Pas de clarté, pas de négociation, énonce C-20. Et pas de négociation, pas de sécession.

          À cela, certains sénateurs répondent qu'un gouvernement indépendantiste pourrait simplement déclarer unilatéralement l'indépendance et obtenir par ce moyen la reconnaissance internationale. La Cour suprême elle-même, dans son avis, a avancé le sénateur Beaudoin le 10 avril, n'envisage-t-elle pas que la sécession puisse : «arriver de façon illégale, indirecte, si je puis dire, et en se basant sur une reconnaissance internationale»?

          Le projet de loi sur la clarté serait-il alors inutile? Ne faudrait-il pas nous résigner à travailler selon les règles confuses édictées par le gouvernement péquiste, au mépris du droit que les Québécois détiennent sur le Canada? Le 30 mars dernier, le sénateur Kinsella a posé la question : «La Cour nous a dit noir sur blanc qu'une sécession résultant d'une déclaration unilatérale d'indépendance pouvait toujours se produire. Si c'est le cas, à quoi donc cette loi sert-elle?» [traduction] Curieux raisonnement, qui revient à dire que, puisqu'il est toujours possible de contrevenir au droit, il est inutile d'avoir des lois. Il n'y a aucune raison d'adopter une telle attitude de résignation aussi contraire aux droits et aux intérêts des citoyens.

          Il faut réaliser à quel point une déclaration unilatérale d'indépendance dans un pays démocratique comme le Canada serait non seulement incompatible avec le droit constitutionnel et le droit international, mais en plus, irréalisable en pratique. Un tel geste serait irresponsable, inapplicable et voué à l'échec.

          C-20 est tout à fait applicable. C'est la déclaration unilatérale d'indépendance qui ne l'est pas. Laissez-moi vous expliquer pourquoi.

          Bien sûr, la Cour ne peut écarter a priori la possibilité qu'un gouvernement indépendantiste se montre irresponsable au point d'agir de façon «contraire à la primauté du droit» (par. 108) en procédant à une tentative de sécession unilatérale. Mais la Cour établit clairement qu'une telle tentative unilatérale ne serait pas fondée en droit international ou en vertu de la Constitution du Canada. La sécession d'une province nécessiterait une modification de la Constitution (par. 97), «qui exige forcément une négociation» (par. 84), des négociations «fondées sur des principes, avec les autres participants à la Confédération, dans le cadre constitutionnel existant» (par. 149). Une tentative de sécession unilatérale se ferait sans «le couvert d'un droit juridique» (par. 144) et dans un contexte où le Canada aurait droit «en vertu du droit international, à la protection de son intégrité territoriale» (par. 130).

          Cela signifie que le gouvernement d'une province n'a pas le droit de se proclamer unilatéralement gouvernement d'un État indépendant. Ce droit ne lui est reconnu ni en vertu du droit constitutionnel canadien ni du droit international. Il n'a pas ce droit, ni avant ni pendant et pas davantage après des négociations qui auraient été infructueuses (par. 97). S'il tentait de proclamer unilatéralement l'indépendance, il agirait sans «le couvert d'un droit juridique» et avec tous les risques qu'un tel geste comporterait.

          Le fait est que les dirigeants sécessionnistes québécois revendiquent sans cesse des «droits imaginaires» : ceux d'agir unilatéralement, de rendre majoritaire par des artifices une option qui ne l'est pas, de ne tenir aucun compte des droits constitutionnels des Québécois en tant que Canadiens ou des droits des autres Canadiens, d'ignorer l'autorité des tribunaux et même les règles de base de l'État de droit.

          Aussi faut-il demander au gouvernement de M. Bouchard comment, en l'absence d'un droit juridique, il pourrait retirer unilatéralement le Canada à des millions de Québécois qui voudraient le garder et seraient en droit de le garder? Comment ferait-il pour obtenir le respect de son autorité si lui-même sortait du droit? Il faut lui poser, à ce gouvernement, des questions très pratiques sur ce qui se passerait après qu'il se serait déclaré unilatéralement gouvernement d'un État indépendant. Par exemple :

          - Comment un gouvernement qui se dirait indépendant pourrait-il empêcher les citoyens de la province de continuer à se prévaloir de l'aide financière et des services dispensés par les institutions fédérales, alors qu'il n'aurait pas les ressources financières et humaines pour les offrir lui-même?

          - Comment ce gouvernement pourrait-il récupérer unilatéralement les retenues à la source en matière d'impôt fédéral ou d'assurance-emploi, les taxes d'accise et les droits de douane, les revenus des permis d'exploitation, les redevances de toutes sortes et les divers prélèvements pour l'exercice d'innombrables activités économiques et professionnelles, alors que les tribunaux jugeraient que ce serait illégal?

          - Et comment peut-on songer un instant qu'il soit possible pour une administration provinciale d'absorber des milliers et des milliers d'employés de la fonction publique fédérale et des sociétés de la Couronne sans la collaboration active du gouvernement fédéral? Comment les intégrer en l'absence, par exemple, d'une entente sur le transfert des régimes de pension?

          Une sécession unilatérale, pour être effective, exigerait l'expulsion de l'autorité fédérale du territoire de la province. Elle nécessiterait l'extinction de toutes les responsabilités constitutionnelles fédérales envers les citoyens vivant dans cette province, une extinction qui se ferait contre la volonté de l'autorité fédérale et contre celle de millions de citoyens. Un gouvernement provincial ne dispose ni des moyens juridiques, ni des moyens politiques de procéder à une telle expulsion, une telle extinction. Une sécession en démocratie ne peut se faire par expulsion, elle ne peut venir que d'une négociation.

          Si le gouvernement du Canada estimait de son devoir de refuser cette négociation et de continuer à exercer paisiblement ses responsabilités constitutionnelles au Québec, ce serait 1) parce que les électeurs québécois n'auraient pas clairement exprimé leur volonté de renoncer au Canada pour faire de leur province un État indépendant, 2) que la sécession n'aurait pas été dûment négociée, et 3) que le gouvernement du Canada ne saurait entériner un geste illégal et anticonstitutionnel.

          Voilà trois considérations tout à fait raisonnables, conformes à l'avis de la Cour suprême et qui seraient certainement jugées comme telles par la communauté internationale. En de telles circonstances, un gouvernement provincial qui proclamerait unilatéralement l'indépendance n'obtiendrait sûrement pas la reconnaissance internationale. Une telle reconnaissance serait totalement contraire à la pratique des États.

          La Cour suprême a évalué le rôle de la communauté internationale de façon prudente et réaliste (par. 103). En fait, elle s'en tient à l'évidence : il faudrait 1) que l'appui à la sécession soit clair au Québec, 2) que le gouvernement du Québec négocie dans le respect des principes constitutionnels de fédéralisme, de démocratie, de constitutionnalisme et de primauté du droit, et de respect des minorités et 3) qu'il se heurte à l'intransigeance injustifiée des autres participants, pour qu'il augmente «probablement», précise la Cour, ses chances d'être reconnu.

          On comprend cette prudence de la Cour quand on connaît la réticence extrême de la communauté internationale à reconnaître des sécessions unilatérales. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il existe un droit reconnu à la sécession dans le contexte colonial. Hors de ce contexte, aucune entité politique n'a été admise aux Nations Unies à l'encontre de la volonté du gouvernement de l'État dont elle voulait se séparer. Il ne manque pas, malheureusement, de populations dans le monde qui veulent leur indépendance de façon quasi unanime, qui sont victimes d'exactions inimaginables de la part des États dont elles font partie ou qui subissent une occupation militaire et qui, pourtant, ne parviennent pas à obtenir la reconnaissance internationale à titre d'États indépendants.

          Si la pratique des États est à ce point réfractaire à la reconnaissance des déclarations unilatérales d'indépendance, c'est sans doute parce qu'il serait bien difficile de déterminer à qui ce droit à la sécession serait conféré, qu'un tel droit aurait des conséquences dramatiques pour la communauté internationale - avec plus de 3 000 groupes se reconnaissant chacun une identité collective dans le monde - et que la création de chaque nouvel État risquerait de créer dans cet État des minorités qui, à leur tour, revendiqueraient leur indépendance. De façon plus fondamentale, une philosophie de la démocratie qui serait basée sur la logique de la sécession inciterait les groupes à se séparer plutôt qu'à s'efforcer de se rapprocher et de s'entendre.

          Aussi bien, ceux de nos concitoyens qui optent pour la sécession du Québec ne devraient pas compter sur une reconnaissance internationale qui s'exercerait à l'encontre de la volonté de l'État canadien. Ils devraient plutôt miser sur l'honnêteté des Canadiens. Ils devraient miser sur les valeurs de tolérance que nous partageons tous au Canada et qui nous seraient plus que jamais nécessaires si nous avions à mener ces négociations pénibles et difficiles. D'où une contradiction importante du mouvement sécessionniste : puisque nous Canadiens sommes des gens à ce point ouverts et tolérants, pourquoi devrait-on se séparer?

          Si la négociation de la scission d'un État démocratique moderne serait une tâche énorme, source «d'incertitude et de bouleversements profonds» comme l'écrit la Cour (par. 96), ce n'est pas en raison de la mauvaise foi attribuée aux uns ou aux autres. C'est parce qu'il serait bien difficile de trancher des liens si étroitement tissés après quelque 133 ans de vie démocratique commune. Une telle opération nécessiterait certainement le respect du droit et de la clarté.

4. Le rôle du Sénat

          En raison des préoccupations exprimées par plusieurs sénateurs, dont les sénateurs Pitfield, Taylor, Joyal, Kinsella et d'autres, je tiens à affirmer que le projet de loi sur la clarté respecte pleinement le rôle que joue le Sénat dans notre régime parlementaire. Telle est la conviction du Premier ministre et de l'ensemble du gouvernement. Sous cet aspect comme sous tous les autres, C-20 est conforme à la Constitution du Canada. Les plus grands experts constitutionnels sont venus le confirmer devant le Comité législatif de la Chambre des communes chargé d'étudier le projet de loi C-20.

          Par exemple, le doyen Peter Hogg considère que «la loi sur la clarté est conforme au droit constitutionnel, et plus précisément à l'avis rendu par la Cour suprême du Canada sur le Renvoi relatif à la sécession du Québec.» (témoignage rendu lors des travaux du Comité législatif de la Chambre des communes, 22 février 2000)

          Il est tout à fait approprié que le projet de loi sur la clarté ne confère pas au Sénat le même rôle qu'à la Chambre des communes. Les raisons en ont été bien expliquées par certains d'entre vous, dont le sénateur Boudreau. Permettez que je les expose en mes mots.

          Il faut se demander ce qui se produirait en l'absence du projet de loi sur la clarté. Le gouvernement du Canada pourrait alors décider par lui-même de sa réponse à un gouvernement provincial qui lui demanderait de négocier la sécession. Il n'existe ni obligation légale ni pratique politique contraignant le gouvernement à consulter le Parlement - ou à tenir un référendum national, comme l'a proposé le sénateur Joyal - avant d=entamer des négociations constitutionnelles. De telles obligations n'existent pas davantage dans le cas d'une négociation constitutionnelle sur la sécession. Voici ce que la Cour suprême a statué dans son avis : «Le principe du fédéralisme, joint au principe démocratique, exige que la répudiation claire de l'ordre constitutionnel existant et l'expression claire par la population d'une province du désir de réaliser la sécession donnent naissance à une obligation réciproque pour toutes les parties formant la Confédération de négocier des modifications constitutionnelles en vue de répondre au désir exprimé.» (par. 88)

          Si le gouvernement du Canada était tenu, en vertu d'une exigence constitutionnelle additionelle, de consulter le Parlement ou de tenir un référendum national avant d'entamer de telles négociations sur la sécession, la Cour en aurait fait mention de façon évidente dans son avis. Elle ne l'a pas fait.

          Plutôt, la Cour a confirmé que, bien que les représentants élus aient toujours le loisir de consulter les citoyens dans le cadre d'un référendum, «au Canada, l'initiative en matière de modification constitutionnelle relève de la responsabilité des représentants démocratiquement élus des participants à la Confédération» (par. 88).

          Par conséquent, en l'absence du projet de loi sur la clarté, le gouvernement du Canada n'est tenu de consulter ni la Chambre des communes ni le Sénat avant d'engager des négociations sur quelque question constitutionnelle que ce soit, y compris la sécession. Cependant, alors que le Sénat n'aurait aucun recours s'il s'opposait à de telles négociations, la Chambre des communes en aurait un : elle pourrait défaire le gouvernement par un vote de non-confiance. Ainsi, une Chambre des communes opposée à la décision d'entreprendre des négociations constitutionnelles a présentement le pouvoir de mettre fin à ces négociations.

          Le Sénat n'a pas ce pouvoir d'empêcher la tenue ou de mettre fin à des négociations constitutionnelles, puisqu'il ne détient pas le pouvoir de défaire le gouvernement par un vote de non-confiance. Comme l'expliquait le défunt sénateur Eugene A. Forsey, dans notre régime de gouvernement responsable, le Cabinet, les ministres «(...) doivent en répondre à la Chambre des communes (...)»6. Le principe constitutionnel du gouvernement responsable entraîne le fait que des fonctions et des rôles bien différents sont attribués aux deux Chambres du Parlement. La Cour suprême a par ailleurs reconnu que le gouvernement responsable est l'un des piliers de la démocratie constitutionnelle canadienne (par. 65).

          Le projet de loi sur la clarté respecte l'esprit des relations constitutionnelles actuelles entre le gouvernement et le Parlement. En fait, il reconnaît que la décision d'engager des négociations sur la sécession aurait des conséquences graves et pour cette raison il oblige le gouvernement du Canada à s'assurer au préalable de la confiance de la Chambre des communes.

          De plus, le projet de loi sur la clarté impose à la Chambre des communes l=obligation de tenir compte des déclarations ou résolutions officielles du Sénat sur la clarté de la question et de la majorité. Une telle obligation n'existera que si ce projet de loi est adopté.

          En assignant au Sénat et à la Chambre des communes des rôles différents, le projet de loi sur la clarté ne crée en aucune façon un précédent. Il arrive que les deux Chambres n'aient pas le même rôle à jouer et ce, pour d'excellentes raisons.

          Le Sénat ne peut pas déposer un projet de loi de finances. Il ne peut pas renverser un gouvernement. Il ne s'exprime pas sur toutes les résolutions adoptées par la Chambre des communes. Plusieurs lois confient à la seule Chambre des communes des responsabilités spécifiques. Et le Sénat ne dispose pas d'un droit de veto complet en matière de modifications constitutionnelles.

          Arrêtons-nous sur ce dernier aspect. Si le Sénat peut retarder, mais non rejeter, une modification constitutionnelle, c'est qu'il y a une raison. Les rôles que le Sénat est habituellement appelé à jouer, soit de procéder à un second examen objectif et de protéger les intérêts des régions, sont en partie remplis autrement dans le cadre des procédures prévues pour les modifications constitutionnelles. Les majorités exigées pour la plupart des modifications fixent la barre haute et garantissent des délibérations raisonnables. Dans l'approbation des modifications constitutionnelles, les assemblées législatives des provinces ont la capacité de protéger directement les intérêts des provinces.

          Pour ce qui est de la décision d'engager des négociations constitutionnelles sur la sécession, il est évident que les provinces auraient un rôle indépendant à jouer dans l'évaluation de la clarté. De ce fait, les provinces protégeraient directement leurs intérêts en décidant ou non d'entamer des négociations sur la sécession.

          Si le projet de loi C-20 attribuait au Sénat un rôle décisif dans l'évaluation de la clarté, il lui reconnaîtrait en pratique un veto sur une modification constitutionnelle relative à une sécession. Le Sénat se verrait conférer un pouvoir additionnel de bloquer un amendement constitutionnel, pouvoir qu'il n'a pas présentement dans notre régime parlementaire. Il n'y a rien dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec qui indique que la Cour suprême du Canada avait l'intention de revoir les rôles respectifs des deux Chambres.

          En somme, le projet de loi C-20 respecte pleinement la Constitution du Canada ainsi que nos traditions parlementaires en ce qu'il attribue un rôle déterminant à la Chambre des communes et en ce qu'il l'oblige à prendre en compte toute déclaration officielle portant sur l'évaluation de la clarté qui serait émise par le Sénat.

Conclusion

          Je peux résumer le point de vue du gouvernement du Canada à propos de la pertinence de la loi sur la clarté en deux propositions :

          Premièrement, dans un pays démocratique comme le Canada, une sécession n'est acceptable que dans la clarté et la légalité, c'est-à-dire seulement si les électeurs d'une province la veulent clairement et seulement si elle est négociée dans le cadre constitutionnel.

          Deuxièmement, un pays démocratique comme le Canada a le droit, le devoir et les moyens pacifiques de s'assurer qu'une sécession unilatérale soit exclue, car elle serait trop contraire aux intérêts et aux droits de tous ses citoyens, en particulier ceux vivant dans la province touchée.

          Telles sont les deux propositions, ou deux convictions, du gouvernement du Canada que je soumets maintenant à la discussion avec tous les autres aspects qu'il vous plaira de soulever.

          Honorables sénateurs, je termine tous mes discours sur le projet de loi sur la clarté en réitérant cette autre conviction profonde du gouvernement du Canada : c'est la clarté qui est l'alliée de l'unité canadienne et non la confusion ou l'ambiguïté. La raison en est simple : avec une question claire, nous les Québécois répondrons toujours que nous voulons rester dans le Canada. Nous avons trop contribué à ce pays, nous avons trop le désir de toujours l'améliorer, pour y renoncer.

          Si vous choisissez de voter en faveur du projet de loi sur la clarté, vous renforcez l'unité de notre pays. Car la clarté met en lumière la volonté des Québécois d=être Québécois et Canadiens plutôt que Québécois sans le Canada.

          Ainsi, pour reprendre l'expression de madame le sénateur Bacon, vous ferez en sorte «que les droits de chaque Canadien soient respectés». Vous le ferez en votant pour une loi qui respecte les droits de tous les Canadiens, l'avis de la Cour suprême du Canada et notre système parlementaire.

1. Barry Strayer, The Canadian Constitution and the Courts, 3édition, 1988, p. 332.

2. Peter Hogg, Constitutional Law of Canada, 4e édition, 1997, p. 8.6(d).

3. Henri Brun et Guy Tremblay, Droit constitutionnel, 3e édition, 1997, p. 780.

4. François Chevrette et Herbert Marx, Droit constitutionnel:  notes et jurisprudence, 1982, p. 181.

5. Patrick Monahan, Constitutional Law, 1997, p. 115.

6. Eugene A. Forsey, Les Canadiens et leur système de gouvernement, 4e édition, 1997, p. 6.

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