« Le Plan d’action pour les langues officielles a besoin de la recherche pour réussir »

Notes pour une allocution
de l’honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales

Discours prononcé dans le cadre de la table ronde « Le Plan d’action pour les langues officielles : perspectives de recherche », organisée par l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques

Hôtel Courtyard Marriott
Ottawa (Ontario)

Le 5 décembre 2003

L’allocution prononcée fait foi


L’humanité est à la croisée des chemins dans le domaine des langues. Deux pressions contraires s’exercent sur elle. D’une part, il existe une force d’assimilation plus grande que jamais et on assiste, d’autre part, à une valorisation plus grande que jamais du pluralisme linguistique.


La force d’assimilation vient de l’explosion des communications qui a fait sortir de leur isolement à peu près toutes les communautés. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le nombre de langues parlées diminue au lieu d’augmenter. L’anglais, en particulier, est plus proche du statut de langue internationale que toute autre langue n’a pu l’être dans le passé, même le latin dans l’Antiquité.


Le pluralisme linguistique, lui, est une valeur nouvelle. Il y a peu de temps encore, c’était l’uniformité linguistique qui était recherchée. Maintenant, de plus en plus de pays se rendent compte que le fait d’avoir des citoyens et des communautés parlant différentes langues peut être un atout et non un handicap.


Au Canada comme ailleurs, ce n’est que lors des dernières décennies que le pluralisme linguistique en est venu à être perçu comme un apport et une richesse plutôt que comme une contrainte et un problème. On peut même parler d’une révolution des esprits au Canada : un sondage a évalué l’appui au bilinguisme officiel à 69 % chez les jeunes anglophones (18-29 ans) vivant à l’extérieur du Québec, comparativement à 27 % chez leurs aînés de 60 ans et plus.1 Au Nouveau-Brunswick, l’Assemblée législative de la province a adopté, le 7 juin 2002, une nouvelle loi sur les langues officielles qui a été très bien accueillie, tant par les francophones que par les anglophones, alors qu’il y a dix ans la même loi les aurait probablement divisés. Un sondage récent révélait que, dans le monde des affaires au Canada, la maîtrise des deux langues officielles est valorisée comme un atout pour trouver de meilleurs emplois mieux rémunérés.2


Le Canada est donc lui aussi à la croisée des chemins, entre l’assimilation et le pluralisme linguistique. Pour que le Canada mise, comme il se doit, sur la force que représentent ses deux langues officielles comme langues internationales, il faut un bon plan d’action. Ce plan, le Canada se l’est donné le 12 mars 2003, lorsque le Premier ministre du Canada, le très honorable Jean Chrétien, a rendu public : Le prochain acte : un nouvel élan pour la dualité linguistique canadienne. Ce plan, le prochain Premier ministre, l’honorable Paul Martin, ce grand libéral voué à la cause de la dualité linguistique, s’est engagé à l’appuyer en son entier, déclarant le 24 mai dernier : « J’endosse à 100 % les activités, l’initiative de Stéphane Dion et la dépense de 750 millions de dollars. Je l’appuie sans réserve... ».3 Ce plan, cependant, ne pourra réussir que si les gouvernements, les communautés, les citoyens, peuvent profiter de tout l’apport des chercheurs.


Et c’est pourquoi je vous remercie de m’avoir invité comme conférencier d’honneur à l’occasion de cette table ronde intitulée « Le Plan d’action pour les langues officielles : perspectives de recherche ». Vous me donnez l’occasion de dire à quel point je mise sur l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques pour nous guider dans la mise en œuvre de ce plan. Mais auparavant, permettez-moi un petit retour sur le passé. Ce n’est pas d’hier que la politique linguistique canadienne trouve son inspiration dans les travaux des chercheurs. Ce fut le cas dès le début.



1. Ce que la politique sur les langues officielles doit à la recherche

Je suis bien placé pour savoir à quel point la politique sur les langues officielles du Canada, qui est certainement l’une des plus réussies qui soient, est issue d’un effort de recherche tout à fait exceptionnel. Mon père, le politologue Léon Dion, a été le conseiller spécial à la recherche de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Il y a consacré plusieurs années de sa vie.


La Commission s’est appuyée sur le plus vaste programme de recherche en sciences humaines que le Canada ait connu jusqu’alors. André Laurendeau mentionne dans ses mémoires que Lester B. Pearson en était même inquiet : il craignait que les chercheurs n’en finissent plus4. En fait, grâce à la Commission, le législateur a pu passer à l’action sur des bases solides.


Même si quelques suggestions de la Commission n’ont pas été retenues, il reste que certaines de ses recommandations constituent, encore aujourd’hui, le fondement de la politique sur les langues officielles du gouvernement du Canada. Elle a formulé un certain nombre de recommandations qui se sont concrétisées par la suite :

•   que l’anglais et le français soient déclarés langues officielles du Parlement du Canada, des tribunaux fédéraux, du gouvernement fédéral et de l’administration fédérale;

•   que le Parlement fédéral adopte une loi sur les langues officielles et que le gouverneur général en conseil désigne un Commissaire général aux langues officielles;

•   que soit reconnu le droit des parents canadiens de faire instruire leurs enfants dans la langue officielle de leur choix (selon la concentration démographique);

•   que la Constitution soit modifiée de façon à y inscrire les principes fondamentaux appuyant la politique proposée.


Ainsi, la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, forte d’un programme de recherche imposant, a identifié les bons objectifs : aider les Canadiens à apprendre les deux langues officielles et leur donner des institutions en mesure de les servir dans ces deux langues. Ce que la Commission a réussi à faire doit servir d’exemple et d’inspiration aux chercheurs d’aujourd’hui, au moment où un nouvel élan est donné à la politique sur les langues officielles.


Le Canada doit continuer de poursuivre les objectifs que la Commission lui avait tracés, en s’appuyant, notamment, sur le travail des chercheurs d’aujourd’hui. Car il doit le faire en tenant compte du contexte d’aujourd’hui. À l’époque de la Commission, le taux de fécondité était plus élevé et les jeunes restaient davantage dans leur communauté que maintenant. De même, il était moins fréquent à l’époque de voir des jeunes de langues différentes fonder des familles ensemble. Il faut donc repenser nos politiques de façon à aider ces jeunes à renforcer leurs liens avec leur langue et leur communauté, dans un contexte où ils sont beaucoup plus mobiles qu’autrefois. Il faut aussi aider ces nombreux couples exogames à transmettre leur double héritage linguistique à leurs enfants. Il nous faut les conseils des chercheurs pour y parvenir.



2. L’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques

Un an avant de lancer le Plan d’action, j’ai annoncé la création du nouvel Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques. C’est le 15 février 2002, à Moncton, que j’ai confirmé que le gouvernement du Canada verserait la somme de 10 millions de dollars au fonds de dotation de l’Institut. J’ai indiqué, alors, ce que j’espérais de vous : que vous deveniez « le lieu de convergence des milieux de la recherche qui partout au Canada s’intéressent de près aux communautés de langue française et de langue anglaise ». Je vous ai proposé un objectif ambitieux, celui de guider les Canadiens « dans ce qu’ils pourront faire collectivement afin de faire en sorte que les communautés de langue officielle non seulement survivent mais s’épanouissent d’un océan à l’autre. »5


J’avais bon espoir que vous réussiriez, en raison de la haute estime que je porte à l’Université de Moncton – à laquelle je dois mon premier emploi de professeur ! – et aussi parce que plusieurs universités et centres de recherche de toutes les régions du Canada avaient déjà appuyé officiellement ce projet.


Depuis, vous vous êtes mis au travail. Cette table ronde en est un résultat appréciable. Vous discutez depuis hier des trois axes du plan d’action, soit l’éducation, le développement communautaire et la fonction publique, ainsi que du cadre d’imputabilité. Nous suivons de près les travaux de cette table ronde car nous sommes persuadés qu’elle nous aidera à établir une collaboration toujours plus étroite et efficace avec le monde de la recherche. Vous pouvez contribuer grandement à l’atteinte des objectifs du plan d’action.


C’est donc, vous le comprendrez, avec fébrilité que le gouvernement attend les résultats des quelque onze projets de recherche en cours annoncés dans le rapport d’activités de l’Institut. Ces projets contiennent un large éventail de connaissances qu’il nous faut acquérir, en matière d’éducation, de vitalité communautaire, de développement institutionnel et de gouvernance en milieu minoritaire.


Permettez que je mentionne, parmi les thèmes de recherche qu’il serait bon que vous poursuiviez, celui qu’a abordé avec précision et talent mon hôte d’aujourd’hui, le professeur et directeur de l’Institut, Rodrigue Landry, dans son étude récente réalisée pour la Commission nationale des parents francophones : Libérer le potentiel caché de l’exogamie6 . L’exogamie est le phénomène qui a le plus inspiré les orientations du Plan d’action, car c’est elle qui, vous le savez bien, est, de loin, la principale source d’assimilation à l’anglais dans les communautés francophones en situation minoritaire.


En effet, lorsque les deux parents sont francophones, la transmission du français se fait dans 95 % des cas. Mais lorsque l’un des deux parents n’est pas francophone, ce taux baisse à 42 %. Or, l’exogamie se généralise. En fait, près des 2/3 de ces enfants se trouvent aujourd’hui dans des familles où seulement l’un des deux parents est de langue maternelle française. C’est là un phénomène qui était beaucoup moins développé à l’époque de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, un phénomène dont la politique sur les langues officielles d’aujourd’hui – et la recherche d’aujourd’hui – doit tenir compte.


Une donnée très importante à intégrer de ce point de vue est celle voulant que, lorsque le parent anglophone ne parle pas français, la probabilité que les enfants apprennent cette langue n’est que de 32 %, alors qu’elle grimpe à 70 % si le parent maîtrise le français.


On retrouve le même phénomène chez les Québécois de langue maternelle anglaise, bien que les conséquences en soient moins significatives étant donné la force d’attraction de leur langue. Le taux de transmission de la langue anglaise aux enfants est de 86 %, mais il baisse à 54 % lorsque l’un des parents est francophone. La transmission de l’anglais aux enfants n’est donc pas automatique chez les couples exogames du Québec. Or, les couples dont la communauté anglophone est formée sont maintenant exogames presque six fois sur dix.


Il y a donc un lien direct entre l’apprentissage de l’autre langue officielle par la majorité et la vitalité des communautés de langue officielle en situation minoritaire : plus les parents en situation minoritaire ont un conjoint qui parle leur langue, ou du moins en a une certaine maîtrise, plus les chances sont élevées qu’ils transmettent leur langue à leurs enfants.


Une des façons d’aider les familles, qu’elles soient exogames ou endogames, vous le savez très bien, est de leur donner plus de possibilités de commencer la francisation dès la petite enfance. Le Plan d’action insiste sur cet aspect crucial (p. 27). Je vous encourage à poursuivre des études sur ce sujet, telle celle que vient de réaliser le Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités de l’Université d’Ottawa en partenariat avec la Fédération canadienne des enseignants. Le titre même de cette étude est tout un programme : « La petite enfance : porte d’entrée à l’école de langue française ».


Le Canada a besoin de votre éclairage, des recommandations que vous tirerez de vos recherches, afin d’aider tous ces couples exogames à transmettre toute la richesse de leur double héritage linguistique à leurs enfants.



Conclusion

En conclusion, nous comptons sur vous. Mais il est aussi juste de dire que vous comptez sur nous!


Car, nous pouvons tous convenir qu’il nous faut plus de connaissances sur les langues officielles et les communautés qui les parlent. Un représentant du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) en a convenu devant le Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes.7 Certains d’entre vous avez d’ailleurs témoigné devant ce comité pour souligner cette lacune. Celle-ci s’explique, selon vos témoignages, par la difficulté pour les plus petites universités et les collèges francophones de s’insérer dans les grands courants de recherche et leur incapacité à alléger suffisamment les tâches d’enseignement de leurs professeurs-chercheurs. De plus, les travaux que produisent les chercheurs intéressés aux questions linguistiques relèvent davantage de la recherche-action (profitable aux communautés dans l’immédiat, mais moins reconnue par les bailleurs de fonds).


Il faut se donner les moyens de remédier à cette lacune, en concertation avec votre institut. C’est d’ailleurs pourquoi il est l’un des partenaires du Comité de coordination de la recherche sur les langues officielles que j’ai mis sur pied dans le cadre du Plan d’action.


On pourrait miser davantage, par exemple, sur le programme d’Alliances de recherche universités–communautés (ARUC) du CRSH et son nouveau domaine de recherche stratégique « Citoyenneté, culture et identité », d’ailleurs mentionné dans le Plan d’action pour les langues officielles. Les pourparlers entre le gouvernement et le CRSH à cet égard ont suffisamment progressé pour que nous en soyons bientôt à l’étape de la consultation auprès des chercheurs. Vous serez appelés sous peu à nous conseiller sur la façon optimale de concevoir cette nouvelle initiative. Il me fait plaisir de vous l’annoncer aujourd’hui.


Il faudra aussi s’intéresser de près à tout le potentiel que représentent les treize instituts de recherche en santé du Canada. Le Comité permanent des langues officielles a, à cet égard, émis un certain nombre de recommandations que le gouvernement étudiera avec soin.


Lorsque le Premier ministre Chrétien m’a demandé, en avril 2001, de préparer un plan d’action et d’insuffler un nouvel élan à la dualité linguistique canadienne, il a confié cette responsabilité à un chercheur, fils de chercheur. Je sais que c’est avec les chercheurs que nous réussirons à mettre en œuvre ce plan d’action. Nous le ferons, gouvernements et chercheurs, en concertation étroite avec les communautés. Telle est la voie du succès.


Le plan d’action nous fixe des objectifs ambitieux, mais réalistes. Par exemple, la proportion des étudiants admissibles inscrits dans les écoles francophones, qui est actuellement de 68 %, doit atteindre 80 % dans 10 ans. D’ici 10 ans, le pourcentage de jeunes Canadiens âgés de 15 à 19 ans qui connaissent l’autre langue officielle devra doubler. Actuellement, ce pourcentage est de 24 %. L’objectif est que d’ici 10 ans un jeune Canadien sur deux maîtrise ses deux langues officielles. Pour cela, il faut améliorer le français et l’anglais de base, donner un nouvel élan à l’immersion, augmenter le nombre d’enseignants qualifiés et offrir aux diplômés l’occasion de mettre à profit leurs compétences. Nous y parviendrons ensemble, en alliant recherche universitaire, action gouvernementale, fédérale comme provinciale, et vie communautaire.


Notre dualité linguistique est un atout pour notre avenir, en ce début de xxie siècle, dans ce monde de plus en plus global, où les communications revêtent une importance toujours plus grande, où l’économie est de plus en plus axée sur le savoir et l’innovation. Alors que les autres pays industrialisés investissent massivement dans les compétences langagières de leurs populations, le Canada se doit de tirer le plein parti de sa dualité linguistique. Les Canadiens le demandent. Agissons ensemble pour répondre à ce besoin légitime et nécessaire.

 


  1. Environics Focus Canada, 2000
  2. « Language skills add value : survey : Bilingualism viewed as asset for job candidates »,National Post, le 1er décembre 2003, p. 2.
  3. Déclaration de l’honorable Paul Martin lors du troisième débat des candidats à la direction duParti libéral du Canada, le 24 mai 2003.
  4. « Le Premier ministre parle des critiques formulées autour de lui contre la Commission et sonprogramme de recherche. S’il m’arrive, dit-il, d’avoir des moments d’impatience par rapport àvous (recherches qui n’en finissent pas et prolifèrent indéfiniment), on comprend que, chezd’autres, cela aille à l’exaspération », André Laurendeau, Journal tenu pendant la Commissionroyale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, VLB Éditeur/Le Septentrion, Montréal,1990, p. 358.
  5. Communiqué du 15 février 2002 : « Le ministre Dion annonce la création du nouvel Institutcanadien de recherche sur les minorités linguistiques ».
  6. Libérer le potentiel caché de l’exogamie, Profil démolinguistique des enfants des ayants droitfrancophones selon la structure familiale, Là où le nombre le justifie... IV, étude réalisée pour lecompte de la Commission nationale des parents francophones, octobre 2003.
  7. L’accès aux soins de santé pour les communautés minoritaires de langue officielle :fondements juridiques, initiatives actuelles et perspectives d’avenir, Rapport du Comitépermanent des langues officielles, octobre 2003, p. 21.

 

 



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