Article par l’honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales
Texte paru dans l'ouvrage
La science politique au Québec : le dernier des maîtres fondateurs
Hommage à Vincent Lemieux
sous la direction de M. Claude Beauchamp,
doyen de la Faculté des sciences sociales et de
M. François Blais, directeur du Département de sciences politiques
Université Laval
Québec (Québec)
le 23 octobre 2003
« L’intellectuel ne refuse pas l’engagement et, le jour où il participe à l’action, il en accepte la dureté. Mais il s’efforce de n’oublier jamais ni les arguments de l’adversaire, ni l’incertitude de l’avenir, ni les torts de ses amis, ni la fraternité secrète des combattants. »
Raymond Aron1
Vincent Lemieux, qui sait faire preuve de rigueur scientifique dans tous les registres de sa discipline, de la théorisation poussée au simple commentaire sur l’actualité, a beaucoup réfléchi sur le rôle de « l’expert ». C’est même sur ce thème qu’il a fait porter le discours présidentiel qu’il a prononcé devant l’Association canadienne de science politique, à Charlottetown, en juin 1992.2 Par expert, je précise qu’il faut entendre ici un universitaire qui, au nom de son savoir scientifique, prodigue des conseils en vue d’influencer les décisions collectives.
Différentes voies s’offrent à l’universitaire qui veut jouer un rôle d’expert, dont celle des médias. Il peut notamment faire part de ses vues dans les quotidiens. C’est sur cette forme écrite d’intervention de l’universitaire que je vais faire porter ma contribution à cet ouvrage en l’honneur de Vincent Lemieux. Plus précisément, je vais me pencher sur le débat politique qui a sans doute pris le plus d’importance dans les quotidiens québécois au cours des années qui ont suivi le référendum de 1995 sur l’avenir du Québec : le débat sur la procédure de sécession. Je vais m’intéresser à ce que les universitaires de toutes les disciplines ont écrit sur ce thème dans les trois principaux quotidiens de langue française au Québec : La Presse, Le Devoir et Le Soleil.
Le débat sur les règles de sécession porte non pas sur les raisons qui pourraient justifier une sécession, mais plutôt sur la procédure suivant laquelle elle pourrait être réalisée : le « comment » plutôt que le « pourquoi ». Je me suis intéressé exclusivement à ce que les universitaires ont écrit à l’intention du grand public sur la façon dont le Québec pourrait cesser d’être une province canadienne et devenir un État indépendant. Je me suis demandé si les universitaires ont su apporter, par l’intermédiaire de nos quotidiens, une contribution véritablement éclairée et empreinte de rigueur scientifique à ce débat chargé d’émotivité.
Idéalement, j’aurais voulu analyser aussi les interventions des universitaires sur ce thème dans les grands quotidiens anglophones du pays, mais je n’avais pas suffisamment de temps à ma disposition pour ratisser si large. De même, j’aurais voulu analyser les interventions faites dans les médias audio-visuels. Mais il aurait été trop difficile de les retracer toutes. Je tends à croire, de toute façon, que l’écrit reflète davantage que l’oral le fond d’une pensée.
Les quotidiens publient des écrits d’universitaires pourvu qu’ils soient courts, reliés à l’actualité et accessibles au grand public. Il faut donc savoir satisfaire aux exigences des quotidiens pour y être publiés. Ces contraintes liées à ce genre de publication ne doivent pas servir de prétexte pour écrire n’importe quoi ou pour se complaire dans l’à-peu-près. L’obligation de communiquer au grand public de façon simple et claire ne saurait servir d’excuse à un manque de rigueur sur le fond.
Dans son discours de 1992 à Charlottetown, Vincent Lemieux fait une mise en garde contre différents écueils qui peuvent faire trébucher l’universitaire qui intervient dans les médias à titre d’expert. J’en retiens deux en particulier. Le premier écueil est la sollicitation insistante des médias, ce qui peut conduire l’universitaire à se prononcer sur des sujets qu’il connaît peu ou pas du tout. C’est ce que Lemieux appelle l’« expert en tout » : « Cela peut arriver lorsque les médias déclarent certains d’entre nous “experts en tout” parce que nous communiquons bien notre message ou parce que nous sommes toujours disponibles. »3 [traduction]
Le deuxième écueil est fait des propres préférences idéologiques de l’universitaire : celles-ci peuvent obscurcir son jugement et l’empêcher de présenter une expertise objective. La recherche de l’objectivité ne consiste pas à s’abstenir de prendre position, – cela, c’est le neutralisme; elle vise plutôt à prendre position sur la base d’une réfutation rationnelle et rigoureuse des positions contraires. Vincent Lemieux ne demande pas à tous les universitaires de s’abstenir de prendre parti pour une cause (ce qui me rassure). Mais il ne veut pas que l’adhésion du cœur à une cause empêche l’esprit de se faire une opinion fondée sur la raison et la rigueur scientifique : « Les universitaires sont des citoyens qui ont des préférences et des aversions politiques et qui, le moins qu’on puisse dire, sont toujours prêts à “colorer” leurs opinions. »4 [traduction]
« Expert en tout » ou « expert partisan », l’universitaire doit éviter ces deux écueils s’il veut intervenir en faisant appel à ses compétences et non sous de fausses représentations. Si les quotidiens lui ouvrent leurs pages de façon aussi privilégiée, c’est grâce à son statut de scientifique. On lui prête la capacité de livrer des informations empiriques exactes et des réflexions approfondies sur le sujet précis de son intervention. S’il n’a pas cette expertise scientifique, il devrait s’abstenir de se prononcer. Ou alors il devrait le faire à titre de simple citoyen qui écrit dans la section réservée aux lecteurs.
Plus un sujet est médiatisé et chargé d’émotivité, plus les écueils que sont l’« expert en tout » et l’« expert partisan » recèlent des dangers. Les professeurs Michel Fortmann et Stéphane Roussel ont décrit à quel point, durant les mois qui ont suivi les attentats terroristes du 11 septembre 2001, afin de couvrir l’actualité, les médias exigeaient «“un expert”, n’importe lequel, pourvu qu’il ait un titre, un diplôme et l’air de connaître son sujet »5. Les deux professeurs déplorent que trop de leurs collègues aient succombé à « l’appel de “l’expertmanie” » et se soient improvisés « experts Minute Rice, prêts en cinq minutes »6. Ils invitent les universitaires à définir honnêtement leur domaine de compétence et à s’y tenir.
Or, je ne crois pas qu’il y ait eu au Québec, ces dernières années, un débat politique plus médiatisé ni plus émotif que celui portant sur la procédure de sécession. En réalité, si l’on considère la question nationale dans son ensemble, cela fait des décennies que les médias sollicitent l’expertise des universitaires dans un contexte souvent chargé d’émotivité. Déjà en 1958, c’est dans un texte consacré à la question nationale que Léon Dion formulait, en substance, les mêmes mises en garde que Vincent Lemieux à propos des interventions publiques de l’universitaire toujours « menacé de se laisser conduire à gauche et à droite, au gré des demandes, en donnant son opinion un peu sur tout et en toutes occasions »7. Si les universitaires canadiens-français, affirmait-il, devaient accepter « les solidarités que propose le nationalisme local » au point de perdre de vue que leur rôle est de formuler une pensée réfléchie en faisant appel aux outils analytiques de leur discipline respective, « le mal, pour l’activité intellectuelle dans notre milieu, en serait irrémédiable »8.
Le point de vue que je vais développer, dans les pages qui suivent, est que plusieurs de nos collègues universitaires auraient pu mieux utiliser leur statut d’expert s’ils avaient vérifié avec plus de rigueur les fondements des idées qu’ils ont véhiculées au sujet des procédures de sécession. Il me semble qu’ils ont offert une caution scientifique à des données erronées et à des arguments largement rejetés dans la littérature scientifique pertinente. Ils m’apparaissent avoir présenté leurs opinions ex cathedra sans les fonder sur une réfutation objective des opinions contraires. Sur le plan de la forme, certains me semblent avoir délaissé les règles de leur discipline pour épouser un discours partisan, fait de slogans en vogue, de dénonciations émotives et d’attaques personnelles. Je ne sais si c’est le désir de paraître (l’« expert en tout »), un engouement nationaliste (l’« expert partisan ») ou toute autre raison qui a pu les faire trébucher à ce point, mais je ne crois pas qu’à la lecture de leurs interventions je sois le seul à m’inquiéter au sujet de « l’activité intellectuelle dans notre milieu ».
Bien sûr, étant moi-même un acteur politique engagé dans ce débat, je me méfie de mon propre jugement. Il se peut que ce soit parce que leurs prises de position sont contraires aux miennes que je fais une évaluation aussi sévère des interventions de plusieurs de mes collègues. Mais je revendique pour moi aussi le titre de chercheur, formé à l’école de Vincent Lemieux notamment. La communauté universitaire québécoise, dont je me considérerai toujours comme un membre, me tient à cœur. Aussi, sans blâmer personne, je soumets à cette communauté les éléments de preuve que j’apporte à l’appui de la sévérité de mon constat. Je demande seulement qu’on juge ma démonstration à son mérite.
Après avoir décrit dans ses grandes lignes le débat sur les procédures de sécession ainsi que le corpus des écrits universitaires dans trois quotidiens québécois francophones sur ce sujet (partie 1), je traiterai successivement des trois aspects fondamentaux du débat, soit la façon dont une procédure démocratique de sécession doit s’agencer avec le droit (partie 2), avec la négociation des frontières (partie 3) et finalement, avec le prérequis de clarté (partie 4).
1. Quel débat? Quel corpus?
La façon la plus simple de résumer le débat sur les règles de sécession, tel qu’il s’est posé dans les années qui ont suivi le référendum de 1995, est de partir du contraste entre les positions qui ont été défendues respectivement par le gouvernement du Québec et le gouvernement du Canada. Après avoir exposé les deux positions, je procéderai à un premier examen du corpus afin, notamment, de déterminer si les positions défendues par les universitaires ont penché davantage vers un gouvernement que vers l’autre.
1.1 Les positions du gouvernement du Québec et du gouvernement du Canada touchant la procédure de sécession
Le gouvernement du Québec, sous l’impulsion successive des premiers ministres péquistes Parizeau, Bouchard et Landry, a défendu la thèse que le Parti québécois a toujours avancée. Selon cette thèse, une simple victoire électorale lors des élections provinciales permettrait à un gouvernement du Parti québécois de faire l’indépendance du Québec au moyen d’un vote majoritaire à l’Assemblée nationale. La tenue d’un référendum n’est pas considérée comme nécessaire en droit, mais on admet que cette sanction populaire est une source de légitimité démocratique supplémentaire. C’est le gouvernement du Québec qui, fort de sa majorité à l’Assemblée nationale, formulerait la question référendaire. Un résultat majoritaire, si serré fût-il en faveur du projet du gouvernement, serait suffisant pour que l’Assemblée nationale du Québec puisse proclamer l’indépendance. Mais, avant que cette proclamation d’indépendance n’ait lieu, une négociation pourrait être engagée avec le gouvernement du Canada afin de faciliter la transition et en vue de conclure éventuellement une forme d’association économique ou de partenariat politique et économique. Cependant, à tout moment au cours de cette négociation, l’Assemblée nationale pourrait prendre sur elle de s’autoproclamer, unilatéralement, parlement d’un État indépendant. Sitôt faite, cette déclaration d’indépendance s’appliquerait à tout le territoire du Québec, dont les frontières seraient sacrées. Tous les citoyens et tous les gouvernements seraient alors tenus de considérer le gouvernement du Québec comme étant, effectivement, le gouvernement d’un État indépendant. La négociation pourrait se poursuivre, mais entre deux États indépendants.
Cette procédure de sécession est bien reflétée dans le projet de loi no 1, Loi sur l’avenir du Québec9, présenté par le gouvernement Parizeau à l’Assemblée nationale avant le référendum de 1995. Selon l’article 1, « L’Assemblée nationale est autorisée, dans le cadre de la présente loi, à proclamer la souveraineté du Québec ». Pour plus de certitude, l’article 2 précise : « À la date fixée dans la proclamation de l’Assemblée nationale, la déclaration de souveraineté inscrite au préambule prend effet et le Québec devient un pays souverain; ». L’article 26 ajoute que les négociations sur un traité de partenariat avec le Canada ne doivent pas dépasser un an, délai à l’intérieur duquel l’Assemblée nationale peut proclamer la souveraineté à tout moment s’il est constaté que les négociations sont infructueuses.
Telle est la conception que le gouvernement péquiste se fait de la procédure de sécession. Il la fonde sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Tantôt les leaders péquistes affirment que ce principe d’autodétermination confère un droit à la sécession reconnu dans le droit international, tantôt ils en font une règle démocratique qui transcende le droit formel.
Selon le gouvernement du Canada, il n’est pas un paragraphe, pas une ligne dans le droit international qui permette de confondre le droit à l’autodétermination des peuples avec un droit à la sécession dans un contexte démocratique. Quand le Procureur général du Québec a soutenu, devant la Cour supérieure du Québec, en avril 1996, dans la cause Bertrand c. Bégin, que le processus d’accession à l’indépendance « trouve sa sanction dans le droit international et la Cour supérieure n’a pas juridiction à cet égard »10 le gouvernement du Canada a jugé qu’il avait le devoir d’intervenir pour souligner cette erreur d’interprétation du droit. Le gouvernement du Canada est intervenu d’abord dans la cause Bertrand c. Bégin, puis au moyen d’un renvoi à la Cour suprême.
Quant à la thèse selon laquelle l’accession à l’indépendance serait une question purement politique et non juridique, le gouvernement du Canada soutient qu’elle est incompatible avec les principes élémentaires de la démocratie et de l’État de droit. Un gouvernement qui agit de façon contraire au droit tout en exigeant que ses citoyens se conforment à ses lois fait courir à la société des dangers inacceptables en démocratie.
Pour le gouvernement du Canada, tous les Canadiens sont détenteurs d’un droit de pleine appartenance au Canada. Un tel droit peut être remis en question uniquement par une volonté de sécession exprimée clairement par une majorité claire des électeurs d’une province. Le gouvernement du Canada juge qu'il a l’obligation de s’assurer qu’une telle volonté claire de sécession existe vraiment avant d’entreprendre une négociation sur la sécession. Sans cette assurance, il ne saurait négocier la scission du pays et la fin de ses obligations constitutionnelles envers une partie de la population canadienne. Une sécession ne peut donc être effectuée de façon unilatérale par le gouvernement d’une province; elle doit être négociée dans le cadre constitutionnel sur la base d’un appui clair à la sécession. La négociation devrait chercher à tenir compte, dans la mesure du possible, des intérêts de chacun, ce qui pourrait nécessiter une modification des frontières de la province visée par la sécession.
En ce qui a trait à la clarté de la procédure de sécession, le gouvernement du Canada est d’avis que tant la question référendaire de 1980 que celle de 1995 ont semé une confusion qui a eu pour effet de gonfler artificiellement les appuis à la sécession. Il estime que la sécession ne peut être négociée à la suite d'un vote sur une question dans laquelle la sécession est entremêlée de façon confuse à un vague projet d’association ou de partenariat avec le Canada. La majorité aussi doit être claire, notamment parce que la sécession est une décision grave et irréversible qui engage les générations futures.
Le gouvernement du Québec soutient que le gouvernement du Canada cherche à changer des règles qui, selon lui, auraient été acceptées par toutes les parties lors des référendums de 1980 et de 1995. Le gouvernement du Canada répond que jamais un Premier ministre du Canada n’a accepté de reconnaître une déclaration unilatérale d’indépendance faite par le gouvernement ou l’assemblée législative d’une province. En 1980, le Premier ministre Trudeau avait déclaré : « Si vous frappez à la porte de la souveraineté-association, il n’ y a pas de négociation possible. »11 Même chose en 1995, alors que M. Bouchard, au lendemain du référendum, s’est indigné que M. Chrétien se soit réservé le droit « de ne pas respecter un verdict favorable à la souveraineté en cas d’une majorité serrée pour le oui »12.
Quand la Cour suprême du Canada a rendu son avis sur le Renvoi sur la sécession du Québec13 le 20 août 1998, le gouvernement du Québec a soutenu que le gouvernement du Canada serait obligé par la Cour d’entreprendre une négociation sur la sécession si le gouvernement du Québec parvenait à gagner un référendum. Le gouvernement du Canada a répliqué que cette obligation n’existait, selon la Cour, qu’en cas d’un appui clair à la sécession, exprimé par une majorité claire des électeurs d’une province, sur une question claire sur la sécession. Le gouvernement du Canada a précisé que, toujours selon la Cour suprême, la négociation devrait se tenir dans le cadre constitutionnel canadien, sans que le gouvernement du Québec n’ait un droit de faire l’indépendance, et ce même après des négociations qui auraient été infructueuses de son point de vue14 En somme, la Cour a confirmé, selon le gouvernement du Canada, le prérequis de clarté et le principe de constitutionnalité.
La décision du gouvernement du Canada de donner effet à cet avis de la Cour suprême au moyen d’une loi a été vivement contestée par le gouvernement du Québec. La Loi de clarification15 (loi sur la clarté) interdit au gouvernement du Canada d’entreprendre une négociation sur la sécession d’une province à moins que la Chambre des communes n’ait constaté que la question référendaire a porté clairement sur la sécession et qu’une majorité claire s’est prononcée en faveur de la sécession. Le gouvernement du Québec a répliqué en faisant adopter sa propre loi par l’Assemblée nationale, le 7 décembre 200016. Cette loi énumère une liste de principes, parmi lesquels on ne retrouve cependant pas le principe de l’autodétermination externe ou droit à la sécession, d’après ce qu’en a dit à l’Assemblée nationale le ministre parrain : « Mais il n’est aucunement question par l’article 1 de lui [le peuple québécois] conférer un quelconque droit à la sécession. »17 En comparaison, comme on l’a vu, le projet de loi no 1, Loi sur l’avenir du Québec, présenté par le gouvernement Parizeau en 1995, énonçait une procédure de sécession unilatérale.
L’évolution du débat est bien reflétée dans l’écart patent qui existe entre la loi 99 adoptée par l’Assemblée nationale du Québec en 2000 et le projet de loi no 1, Loi sur l’avenir du Québec de 1995.
Telles sont, résumées dans leurs grands traits, les deux positions contraires défendues par le gouvernement du Québec et le gouvernement du Canada. Il est évident que ce débat important sollicite les expertises en sciences humaines et sociales ainsi qu’en droit. L’expertise juridique : quels sont les rapports entre le droit à l’autodétermination des peuples et le droit à la sécession? L’expertise en science politique : quelle est la pratique des États face aux tentatives de sécession unilatérale? qu’est-ce qu’une procédure de décision claire en matière de sécession? L’expertise pluridisciplinaire : comment harmoniser le droit et la politique afin qu’une sécession puisse se faire dans la paix, la justice et le respect de la démocratie?
1.2 Les universitaires sur la procédure de sécession : fréquence et orientation générale de leurs interventions
J’ai choisi de retracer les interventions des universitaires sur les procédures de sécession dans trois grands quotidiens francophones du Québec : Le Devoir, La Presse et Le Soleil. La période couverte s’étend du 25 janvier 1996 au 30 juin 2002. La première date correspond à mon entrée en politique, moment qui marque une accentuation du débat sur la procédure de sécession. Le 30 juin 2002 est tout bonnement la veille du jour où j’ai entrepris de rédiger ce texte.
La constitution du corpus18 s’est faite par le repérage informatique, à l’aide de certains mots-clés, de tous les textes publiés dans les trois quotidiens qui ont porté en totalité ou en partie sur la procédure de sécession. Si des textes ont pu m’échapper, je suis sûr qu’ils sont peu nombreux. J’ai retenu aussi bien les articles signés par un seul ou plusieurs auteurs que les pétitions appuyées par plusieurs signataires, suivant le principe qui veut que celui qui appose son nom à un texte prend la décision de l’appuyer dans son entièreté.
Je n’ai retenu dans le corpus que les auteurs qui se sont prononcés en tant qu’experts en sciences humaines, sociales et juridiques. Cela inclut non seulement des universitaires, mais aussi des auteurs qui se sont explicitement réclamés d’une discipline donnée, à titre de sociologues ou de politologues par exemple. Je ne me suis pas montré élitiste : les contributions des étudiants ont été prises en compte au même titre que celles des professeurs. Par contre, je n’ai pas retenu les textes écrits par des auteurs qui n’ont pas d’expertise dans une discipline particulière. Leurs textes ne figurent dans le corpus que s’ils les ont cosignés avec des universitaires ou des spécialistes d’une discipline donnée. Ce n’est pas que je juge sans importance les contributions de ceux qui interviennent à titre d’« intellectuels » plutôt que d’« experts », pour reprendre la distinction bien développée par André J. Bélanger19. Mais je ne m’intéresse ici qu’aux auteurs qui se réclament d’une rigueur scientifique propre à leur discipline et qui, sur cette base, se croient en mesure d’aider le grand public à mieux départager les domaines du vrai et du faux, du possible et de l’impossible, du probable et de l’improbable, du souhaitable et de l’indésirable.
Il est temps de donner des précisions sur le corpus ainsi constitué. Commençons par une description quantitative. Entre le 25 janvier 1996 et le 30 juin 2002, les trois quotidiens ont publié 117 textes différents signés par des experts et portant en tout ou en partie sur les règles de sécession. Certains de ces 117 textes ont été repris par plus d’un quotidien. Soixante-quinze auteurs différents ont signé ou cosigné ces textes. En fait, 12 auteurs ont signé en solo 60 textes à eux seuls. Le plus prolifique a été le professeur de philosophie Michel Seymour qui a publié à lui seul huit articles, en a cosigné un et a de plus signé une pétition.
Le rythme de publication de ces textes a suivi les temps forts et les périodes d’accalmie du débat dans l’actualité. De 1996 à 1998, année où la Cour suprême a rendu son avis, le rythme de publication de textes d’experts sur les règles de sécession ne ralentit pas dans nos grands quotidiens : 29 textes publiés en 1996, 28 en 1997 et 29 en 1998. L’année 1999 marque une pause : de janvier à novembre, seulement quatre textes d’experts sont publiés. L’intérêt reprend à la suite de la présentation à la Chambre des communes d’un avant-projet de loi sur la clarté20. De décembre 1999 à juin 2000, on dénombre 19 textes sur la question. Puis le débat s’atténue et les interventions des experts se font rares : entre juillet 2000 et juin 2002, en l’espace de deux ans donc, seulement 8 textes traitent en totalité ou en partie de la procédure de sécession.
Passons maintenant à une évaluation un peu plus qualitative du corpus. J’ai classé les textes selon que la position défendue m’apparaissait, grosso modo, soit « rapprochée » de celle du gouvernement du Canada, soit « éloignée » de celle-ci, soit neutre. Par neutre, j'entends une position qui, généralement, donne raison au gouvernement du Canada sur certains points et tort sur d’autres tout aussi essentiels, ou une position qui ne fait que présenter des faits que ni le gouvernement du Canada ni le gouvernement du Québec ne sont susceptibles de contester. Dans la grande majorité des cas, cet exercice de classification m’a été facile tant les positions défendues par les experts étaient bien tranchées. On contestera peut-être ma classification de certains textes, mais je ne crois pas que ces cas discutables soient nombreux.
Le tableau 1 reproduit les résultats de cet exercice selon que l’on prend pour unité de mesure les textes ou les auteurs. Sur 117 textes différents, 63 indiquent une position « éloignée » de celle du gouvernement du Canada, 33 une position « rapprochée » et 21 peuvent être classifiés comme neutres. En pourcentage, cela donne 54 % de positions « éloignées », 28 % « rapprochées » et 18 % neutres. La balance penche encore plus du côté des « éloignées » si l’on prend comme unité de mesure les auteurs. Le tableau 1 indique que seulement 15 auteurs sur 75 (20 %) ont défendu, au fil de leurs textes, des positions « rapprochées » de celle du gouvernement du Canada alors que 52, soit 69 %, ont défendu des positions éloignées.
Le tableau 2 reprend la classification des textes en « rapprochés », « éloignés » ou « neutres », mais selon le quotidien (le total dépasse 117 textes puisque certains ont été publiés dans plus d’un quotidien). On constate que Le Devoir a publié plus de textes d’experts que La Presse : 76 comparativement à 43. Le Soleil n’en a publié que 6. La proportion de textes exposant une position « éloignée » de celle du gouvernement du Canada est plus élevée dans Le Devoir que dans La Presse : 59 % comparativement à 44 %.
Si l’on compare la position des juristes et des politologues,les experts les plus sollicités dans ce débat, on constate une répartition plus équilibrée des positions chez les premiers que chez le seconds. Sur les 15 juristes qui se sont prononcés, on trouve 6 « éloignés », 8 « rapprochés » et 1 « neutre ». En comparaison, chez les politologues, la quasi-totalité, soit 19 sur 23, ont adopté des positions « éloignées », seulement 2 des positions « rapprochées » et 2 sont demeurés neutres.
En somme, je retiens surtout de ces données l’information contenue dans le tableau 1 montrant que les experts ont été plus de trois fois plus nombreux (52 contre 15) à défendre une position « éloignée » plutôt que « rapprochée » de celle du gouvernement du Canada. Cela témoigne d’une orientation différente de celle du grand public. En effet, s’il ressort des sondages que les Québécois n’étaient pas à l’aise dans ce débat et ont eu tendance à désapprouver sur le coup les initiatives fédérales devant la Cour suprême et le Parlement, il apparaît aussi que les Québécois dans leur majorité sont plutôt d’accord avec le contenu de la position du gouvernement du Canada. Ils tendent à être d’avis que le gouvernement du Québec n’a pas le droit de faire l’indépendance du Québec unilatéralement21 et que le gouvernement du Canada doit avoir son mot à dire sur la procédure de sécession22, y compris la question référendaire23 et la majorité requise24. Les Québécois tendent à considérer que la question référendaire de 1995 n’était pas claire25 et qu’une majorité de « 50 % plus un » serait insuffisante pour faire l’indépendance26. Ils sont enclins à trouver justifié, surtout dans le cas des Autochtones, que des populations territorialement concentrées puissent rester dans le Canada si c’est ce qu’elles souhaitent clairement27.
Cette différence de vues entre l’opinion publique québécoise et celle de la grande majorité des experts semble avoir provoqué, à la longue, un sentiment de frustration chez certains de ces derniers. Ainsi, le professeur Seymour a parlé d’« attitude “bonasse” typiquement québécoise »28!
Mais l’expert n’est pas astreint à une obligation d’osmose avec l'opinion publique au nom de la démocratie. Il se peut très bien que ses analyses l’aient conduit à défendre une position différente de celle d’un public moins bien informé. Toutefois, je ne crois pas que ce soit ce qui s’est passé dans le cas qui nous occupe. Plusieurs des universitaires qui ont pris position ne m’apparaissent pas avoir apporté une valeur ajoutée qui relève de leur expertise scientifique. Ou bien ils n’ont rien ajouté d’inédit au débat, ou bien ils ont défendu des positions originales mais sans informer le public qu’elles étaient hautement contestées dans les milieux de la recherche. Certains me semblent avoir apporté leur caution d’experts à des thèses nationalistes en vogue, sans s’appuyer sur des faits ou sur une réfutation rationnelle des arguments contraires. Ils n’ont cité à peu près personne et n’ont tenu compte ni des témoignages d’experts présentés devant la Cour suprême, ni des débats parlementaires, ni des lettres ouvertes entre ministres. Bien peu de cas étrangers ont été véritablement discutés.
Le résultat me semble assez préoccupant du point de vue de la capacité de notre communauté universitaire de jouer un rôle utile dans ce débat public. C’est ce que je vais démontrer en me livrant à une analyse plus qualitative du corpus.
2. Les rapports entre le droit et la sécession en démocratie
Le débat sur la procédure de sécession soulève des questions précises qui font appel à des expertises particulières. Je vais passer en revue, une à une, les plus importantes de ces questions afin d’analyser comment les universitaires-experts les ont traitées. La première d’entre elles est sans doute celle que le gouvernement du Canada a posée à la Cour suprême : « [...] en vertu du droit international, existe-t-il un droit à l’autodétermination qui procurerait à l’Assemblée nationale, la législature, ou le gouvernement du Québec le droit de procéder unilatéralement à la sécession du Québec du Canada? »29. La réponse à cette question étant, comme l’a dit la Cour suprême, négative, les experts se sont demandé si le gouvernement sécessionniste pourrait réussir à effectuer une sécession pacifique en démocratie en dehors du droit, soit en considérant la question comme purement politique, soit en faisant appel à la reconnaissance internationale.
2.1 Le droit à la sécession existe-t-il en démocratie?
Des universitaires sont intervenus dans les quotidiens en postulant qu’il y avait équivalence entre le droit à l’autodétermination des peuples et le droit à la sécession. Il faut dire que c’était là une croyance largement répandue dans le milieu politico-médiatique lorsque le débat sur la procédure de sécession s’est intensifié au début de l’année 1996. Persuadés à tort que le droit à l’autodétermination supposait le droit à la sécession, ces universitaires ont reproché au gouvernement du Canada, souvent en des termes assez émotifs, de nier que la sécession soit un droit reconnu en démocratie.
Par exemple, le premier texte universitaire consacré aux règles de sécession à paraître après mon entrée en politique, publié dans Le Devoir du 3 février 1996, a été signé par M. Henri Lamoureux. Celui-ci se présentait comme un « écrivain, professeur d’éthique sociale qui enseigne les principes de l’action collective à l’Université de Montréal, à l’UQAM et à l’Université de Sherbrooke »30. Il confond d’une phrase à l’autre le « droit à l’autodétermination » et le « droit à l’indépendance ». Il affirme que « M. Dion sait cela » et que mes déclarations publiques sur cette question comme sur la négociation des frontières ou la majorité requise ne sont que « pure provocation » et « divagations » qui « n’ont strictement rien à faire avec la science politique »31.
Heureusement, des juristes compétents en droit international ont apporté au débat l’éclairage requis. Le premier à l’avoir fait a été le professeur José Woehrling, de l’Université de Montréal. Dans les pages de La Presse, les 14 et 15 février 1996, il signe deux textes dans lesquels on retrouve presque tout ce que l’avis de la Cour suprême confirmera deux ans et demi plus tard. En citant les textes juridiques pertinents, le professeur Woehrling fait la distinction fondamentale entre l’autodétermination interne et l’autodétermination externe : « Dans l’opinion dominante, il n’est donc pas possible de faire découler le droit de sécession (ou de séparation) en contexte non colonial du droit des peuples à l’autodétermination. La pratique suivie par les Nations Unies vient confirmer ce point de vue. »32
Il s’est trouvé toutefois un autre juriste de l’Université de Montréal, le professeur Jacques-Yvan Morin, pour défendre un point de vue divergent. Le 6 janvier 1998, il signe dans Le Devoir un texte dans lequel il affirme que la distinction entre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (ou droit à l’autodétermination) et le droit à la sécession est le produit d’un droit onusien trop marqué par l’influence de régimes autoritaires ou despotiques. Si l’on s’en tient au droit occidental, tel qu’il s’exprime notamment dans l’Acte final d’Helsinki de 197533, il apparaît, selon le professeur Morin, que le droit des peuples en démocratie comprend effectivement le droit à la sécession. Il écrit : « Il serait tout de même paradoxal que le gouvernement fédéral obtînt de la Cour qu’elle se comportât comme un tribunal du Nigeria plutôt qu’en cour constitutionnelle de tradition occidentale. »34 Il aurait été souhaitable que le professeur Morin précise à quelle tradition occidentale il faisait allusion. On voit mal comment cette tradition pourrait être celle de la France, des États-Unis, de l’Italie, de l’Australie et de tous les autres États démocratiques qui se déclarent indivisibles dans leur Constitution ou leur jurisprudence.
De plus, il aurait fallu, selon moi, que le professeur Morin informe ses lecteurs du fait que son interprétation de l’Acte final d'Helsinki est contraire à celle qui domine dans la littérature pertinente. En effet, l’Acte final d'Helsinki, qui n’a pas été négocié uniquement entre démocraties, mais qui est le fruit d’un compromis entre des démocraties occidentales et les pays de l’Europe de l’Est de l’époque, a eu pour l’un de ses résultats, selon les experts, de confirmer le principe de l’intégrité territoriale des États. Le droit des peuples à déterminer leur statut politique y est défini de façon compatible avec le principe d’intégrité territoriale et les autres conventions internationales. Bien sûr, le professeur Morin a le droit de se dissocier d’un consensus entre experts35. Mais je maintiens qu’il aurait dû en informer les lecteurs du Devoir – ou de L’Action nationale36. La raison en est simple : c’est en fonction de la doctrine juridique établie que les tribunaux et les États interprètent l’Acte final d’Helsinki, et non en fonction d’une opinion isolée. De fait, dans son avis, la Cour suprême du Canada mentionne l’Acte final d’Helsinki parmi les textes juridiques qui circonscrivent le droit à l’autodétermination dans les limites accordées à l’intégrité territoriale des États37.
En quelques phrases, le politologue Jean-Pierre Derriennic a résumé les principes de droit qui s’appliquent à la sécession d’une façon qui, à mon avis, fait consensus auprès des sommités du domaine : « En droit international, le Québec n’a pas le droit de faire sécession, mais rien ne l’interdit. Le Canada a le droit à son intégrité territoriale, donc de refuser la sécession du Québec. Mais il peut l’accepter, et donc le Québec peut devenir indépendant. S’il le devient, il aura, à son tour, le droit à son intégrité territoriale, donc de refuser que certains se séparent de lui. »38
Il est à souligner que la distinction entre droit à l’autodétermination et droit à la sécession vaut autant pour les pays fédérés que pour les pays de régime unitaire. Le politologue François Rocher et l’historien Michel Sarra-Bournet suggèrent le contraire. Ils considèrent que, dans une fédération, la sécession est un droit dont les entités fédérées peuvent se prévaloir sur demande, au nom du respect de la diversité : « Si le fédéralisme repose sur une adhésion volontaire et le libre consentement des entités fédérées, le gouvernement fédéral ne peut disposer d’un droit de veto sur le droit de retrait qui, lui, est non négociable. »39
Il me semble que MM. Rocher et Sarra-Bournet auraient dû préciser de quelles fédérations ils voulaient parler. Je ne sais dans quelle fédération existe aujourd’hui un droit à la sécession sur demande, alors qu’on connaît des fédérations démocratiques qui se déclarent indivisibles, comme les États-Unis et l’Australie. Dans les milieux de la recherche, le point de vue dominant est que le fédéralisme repose sur une interdépendance des entités incompatible avec la sécession unilatérale. Ces experts incluent, par exemple, le professeur de droit international Luzius Wildhaber, aujourd’hui président de la Cour européenne des droits de l’homme. Il a expliqué, dans une lettre soumise en 1998 à la Cour suprême du Canada, pourquoi l’intégrité territoriale des États fédérés n’est pas moins garantie en droit que celles des États centralisés : « Ce serait injuste qu’il en soit autrement. On créerait une inégalité flagrante entre les États si on laissait les entités composant une fédération réclamer non seulement le “privilège” de se séparer, mais si on leur accordait en plus le droit de conserver l’intégrité de leur territoire. »40
Il est toujours possible que MM. Rocher et Sarra-Bournet aient raison contre l’avis dominant dans le monde de la recherche. Mais là encore, il me semble qu’il aurait été de rigueur qu’ils informent les lecteurs de La Presse du caractère marginal de leur position. Ils auraient dû leur dire qu’elle n’était pas conforme à la façon dont les tribunaux et les États considèrent l’intégrité territoriale des États fédérés.
Plusieurs experts ont soutenu que le droit n’était pas pertinent en l’occurrence puisque l’accession à l’indépendance serait un phénomène purement politique. Le sociologue André Turmel a posé une question qui exprime bien ce point de vue : « [...] de la légitimité des urnes et de la primauté du droit, laquelle doit prévaloir dans le cas de la souveraineté du Québec? »41. Mon sentiment est que ces universitaires ont adopté cette position sans jamais vraiment en évaluer les implications. Je crois que, s’ils avaient approfondi davantage le sujet, ils auraient été obligés de reconnaître que la démocratie ne peut s’exercer en dehors du droit. Par exemple, on ne peut faire appel à la « légitimité des urnes » en l’absence de règles juridiques qui précisent, notamment, qui peut voter, comment et sur quoi.
Que l’exercice de la démocratie doive s’appuyer sur le droit m’apparaît être une réalité bien admise en science politique. Je ne comprends pas les raisons qui ont conduit certains universitaires à se rallier à l’opinion qui voudrait que la procédure de sécession échappe à cette réalité.
Il n’est pas si facile d’évacuer le droit. Le gouvernement péquiste, qui régulièrement prétend que l’accession à l’indépendance est une question purement politique, ne manque pas d’annoncer son intention d’utiliser son autorité juridique pour rendre effective la sécession. Des universitaires me semblent avoir repris à leur compte cet argument de deux poids deux mesures qui consiste à nier la pertinence du droit tout en l’invoquant quand elle devient utile à la cause. Par exemple, le droit devient subitement pertinent dans l’hypothèse où certaines régions du Québec s’aviseraient au nom de « la légitimité des urnes » de se séparer d’un Québec indépendant : « Il faut rappeler et expliquer [...] que le droit international joue en faveur de l’intégrité territoriale d’un Québec souverain. »42
Il est très difficile d’imaginer comment une sécession démocratique pourrait se réaliser en dehors du droit. Le politologue Max Nemni se demande comment le gouvernement du Québec « forcerait [...] les citoyens fidèles au Canada à payer toutes leurs taxes à un gouvernement qu’ils percevraient comme hors-la-loi? »43. De même, le professeur Yves-Marie Morissette44 a bien expliqué les difficultés concrètes qui empêcheraient une déclaration unilatérale d’indépendance d’être effective sur le terrain. Il est bien possible que ces professeurs se trompent, mais encore aurait-il fallu tenter de réfuter leurs arguments, plutôt que de s’en tenir à répéter que la question est politique et non juridique.
L’État de droit est un principe essentiel à la démocratie. On me permettra de m’étonner que des universitaires aient pu rejeter ce principe sans en évaluer toutes les conséquences pour la société québécoise et l’ensemble du Canada.
La principale raison invoquée par plusieurs universitaires pour défendre une position non conforme au droit est que les dispositions constitutionnelles qui pourraient permettre la sécession du Québec sont, selon eux, trop exigeantes pour être réalistes. Il faudrait obtenir au moins l’assentiment de sept provinces représentant 50 % de la population canadienne. Ainsi, le constitutionnaliste Henri Brun parle de « l’impossible accord du fédéral et des autres provinces du Canada » et à la suite de plusieurs évoque les échecs des accords de Meech et de Charlottetown : « Si les cinq modestes conditions de l’Accord du lac Meech n’ont jamais pu recevoir cet accord, on peut imaginer ce qu’il en serait de l’idée de permettre au Québec de quitter le Canada. »45 Plusieurs, comme le professeur Christian Dufour, parlent de « prison constitutionnelle pour le Québec »46. Un étudiant à la maîtrise en science politique soutient que : « La grande majorité des parlementaires qui composent la Chambre des communes est d’avis que le Canada est et sera toujours indivisible. »47 Certains professeurs vont plus loin et accusent, sans preuve aucune, le gouvernement fédéral de planifier une intervention militaire pour stopper la sécession48.
Je m’étonne de la facilité avec laquelle tant d’universitaires se permettent d’écrire de telles choses sur le reste du Canada sans jamais avancer le moindre élément de preuve à l’appui. Aucun d’entre eux ne rapporte les opinions qui ont cours dans l’ensemble du Canada sur cette question. S’il existe dans notre pays plusieurs formations politiques résolues à s’opposer à toute réédition de l’Accord du lac Meech, on n’en connaît aucune qui se déclare disposée à garder les Québécois dans le Canada contre leur volonté clairement exprimée.
Le gouvernement du Canada a pour sa part réitéré, aussi bien avant que la Cour suprême ne rende son avis qu’après, que l’expression claire d’une volonté des Québécois de faire sécession entraînerait une négociation sur la sécession.
On peut toujours soutenir que toutes ces formations politiques mentent effrontément à la population. Mais il me semble qu’un universitaire devrait avancer des preuves à l’appui d’un tel procès d’intention. En l’absence de preuve, je ne vois aucune raison de mettre en doute la déclaration du Procureur général du Canada lorsqu’il a exposé devant la Chambre des communes les raisons du Renvoi à la Cour suprême, le 26 septembre 1996 : « Les principales personnalités politiques de toutes nos provinces et le public canadien ont convenu depuis longtemps que le pays ne restera pas uni à l’encontre de la volonté clairement exprimée des Québécois. »49
Je m’étonne aussi que ces universitaires ne semblent pas avoir saisi la distinction, que fera finalement le professeur Woehrling, entre la négociation de la sécession et la modification constitutionnelle qui lui donnerait effet. La négociation de la scission d’un État moderne soulèverait inévitablement de nombreuses questions épineuses. Mais si la négociation réussit, « [...] on voit mal comment le gouvernement fédéral ou une province pourrait encore refuser son consentement formel à la modification nécessaire pour mettre l’accord politique en œuvre »50.
Or, il est raisonnable de penser que les probabilités de s’entendre sur un accord de séparation sont plus grandes si on respecte le droit que si on le bafoue. Ceux qui pensent le contraire ont le fardeau de la preuve.
2.3 Les États se montrent-ils enclins à reconnaître des sécessions unilatérales?
Quelques universitaires ont suggéré qu’un gouvernement du Québec qui tenterait une sécession unilatérale aurait des chances raisonnables d’obtenir la reconnaissance des autres États contre l’avis du gouvernement canadien. Le professeur Brun, par exemple, insiste sur ce qu’il appelle « l’égide de la communauté internationale »51. Il est dommage qu’il n’ait pas commenté plus à fond la probabilité d’une telle reconnaissance internationale.
Le professeur Jacques-Yvan Morin, lui, admet qu’une telle reconnaissance serait difficile : « La partie sera rude. »52 En effet, selon le professeur Woehrling, « les États étrangers éprouveraient sûrement une certaine réticence à adopter la position inverse [à celle du gouvernement canadien], puisque ceci les amènerait à poser un geste qu’Ottawa considérerait comme inamical, voire hostile, et les ferait entrer en conflit avec l’État canadien »53. De même, selon M. Benoît Pelletier, à l’époque professeur de droit à l’Université d’Ottawa : « [...] la communauté internationale favorise nettement le maintien d’une stabilité territoriale, économique et sociale des États existant actuellement. »54 Le professeur Derriennic est plus direct : « [...] si le Canada s’oppose à la sécession et la déclare illégale, aucun pays ne la reconnaîtra formellement. »55
Dans son avis, la Cour suprême du Canada a évalué le rôle de la communauté internationale de façon prudente et réaliste56. En fait, elle s’en tient à l’évidence : il faudrait 1) que l’appui à la sécession soit clair au Québec, 2) que le gouvernement du Québec négocie dans le respect des principes constitutionnels et 3) qu’il se heurte à l’intransigeance injustifiée des autres participants, pour qu’il augmente « probablement »57, précise la Cour, ses chances d’être reconnu.
On comprend cette prudence de la Cour quand on connaît la réticence extrême de la communauté internationale à reconnaître des sécessions unilatérales. Comme l’a écrit le professeur James Crawford, de l’Université de Cambridge, dans le rapport d’expert qu’il a présenté à la Cour suprême du Canada, depuis 1945, hors du contexte colonial, « aucun État créé par sécession unilatérale n’a été admis aux Nations Unies à l’encontre de la volonté exprimée par le gouvernement de l’État prédécesseur »58.
Aucun des universitaires qui ont écrit dans les trois quotidiens n’a rapporté le moindre fait qui pourrait mettre en doute cette affirmation du professeur Crawford.
Il aurait été profitable pour tous que soient discutées dans nos quotidiens les raisons de cette réticence évidente des États à reconnaître des déclarations unilatérales d’indépendance. On aurait peut-être alors convenu que cette réticence n’est pas seulement inspirée par des considérations d’ordre et de stabilité. On aurait pu débattre, par exemple, de l’idée selon laquelle une philosophie de la démocratie qui serait fondée sur la logique de la sécession inciterait les groupes à se séparer plutôt qu'à s’efforcer de se rapprocher et de s’entendre : « [...] les institutions démocratiques sont le plus susceptibles de prospérer lorsque la sortie n’est pas aussi facile qu’un droit majoritaire à la sécession la rendrait. »59 [traduction]
3. Vaut-il mieux négocier ou ne pas négocier les frontières afin d’effectuer une sécession juste et pacifique?
La négociation de la scission d’un État démocratique moderne serait une tâche énorme, source « d’incertitude et de bouleversements profonds », et soulèverait « une multitude de questions très difficiles et très complexes », pour reprendre les termes de la Cour suprême60. Cependant, la question qui, de loin, a été la plus vivement débattue dans nos trois principaux quotidiens a été celle de la négociation des frontières du Québec. L’affirmation du gouvernement du Canada selon laquelle ces frontières seraient effectivement négociables dans le cadre du droit a indigné les partis sécessionnistes, indignation à laquelle de nombreux universitaires ont fait écho.
Je ne vois pas l’utilité de rapporter tous les anathèmes qui ont pu être formulés. Disons que le premier texte, celui de M. Lamoureux, a donné le ton en parlant de « despotisme politique précoce » et en accusant le gouvernement du Canada de chercher à « provoquer une réaction violente chez certains Québécois »61. De telles accusations ont fusé de toutes parts même si le gouvernement du Canada s’est toujours engagé à agir de façon pacifique et dans le respect du droit. Aucune de ces critiques n’a visé les ministres péquistes qui ont invoqué le recours à la force comme moyen de rendre effective la sécession sur l’ensemble du territoire québécois62.
D’autres universitaires, tout en gardant une sobriété de ton, n’en ont pas moins soutenu que le gouvernement du Canada, en soulevant la question des frontières, provoquait une « dangereuse polarisation »63 d’ordre ethnique : « La partition est essentiellement une question qui [ne] se règle ni par la loi, ni par la politique, mais par les chars d’assaut et les soldats »64, a affirmé le politologue Denis Saint-Martin.
Autrement dit, ces universitaires soutiennent que le risque de violence est moins élevé quand les autorités politiques font fi des demandes de modification de frontières que lorsqu’elles consentent à les examiner. L’assurance avec laquelle une telle thèse a été défendue étonne car, à une exception près, aucun de ces auteurs ne s’est référé à des exemples concrets de négociation des frontières en cas de sécession. On connaît pourtant des cas de sécession pacifique où des modifications frontalières ont été négociées (l’ex-Tchécoslovaquie en est un) et d’autres cas où la violence a éclaté quand on a refusé de négocier les frontières.
Le seul de ces auteurs qui ait rapporté des cas étrangers est le professeur Pierre Binette, qui enseigne l’histoire et la science politique à l’Université de Sherbrooke. Il s’attarde notamment sur le cas de l’Abkhazie, république qui s’est déclarée indépendante de la Géorgie en 1992. Un conflit armé s’en est suivi et l’Abkhazie n’a toujours pas obtenu sa reconnaissance internationale malgré une sécession de fait. Quelle conclusion en tire le professeur Binette? Qu’un partitionnisme ethnique de style abkhaze est « à l’origine de conflits et de violence »65. Pour ma part, je ne me risquerai pas à départager les torts dans cette affaire, mais je sais que des frontières n’ont pas été négociées et qu’il y a eu violence. Dans une telle situation, le professeur Binette recommanderait-il au gouvernement du Canada, ou au gouvernement d’un Québec indépendant, de se comporter comme l’a fait le gouvernement géorgien?
On ne peut discuter utilement de la position du gouvernement du Canada si on la déforme. Ce gouvernement ne préconise pas la négociation de frontières sur la base de fractionnements entre nations, peuples ou ethnies. Il dit simplement que l’expression claire des choix démocratiques des citoyens peut rendre préférable une modification négociée des frontières en cas de sécession. Les universitaires qui sont en désaccord avec cette position n’ont rien écrit à mon avis qui justifierait que les autorités politiques ferment a priori la porte à toute demande de modification des frontières.
Beaucoup plus utiles à mon avis ont été les commentaires de certains universitaires selon lesquels la modification des frontières peut être impraticable dans certains cas en ce qu’elle créerait des entités non fonctionnelles66. Je suis tout à fait d’accord et il est dommage que cet aspect pragmatique n’ait pas davantage retenu l’attention. Voilà un argument d’ordre pratique susceptible de garder les gens raisonnables lors de la turbulence d’une négociation sur la sécession. On ne les gardera pas raisonnables en les qualifiant d’extrémistes et en leur tenant un discours fait de deux poids deux mesures.
À propos de deux poids deux mesures, cela me semble être le cas de tous ces discours qui consistent à hiérarchiser les droits des citoyens en fonction de leurs appartenances collectives. Selon cette conception des choses, le territoire canadien pourrait être divisé mais pas celui du Québec parce que les Québécois formeraient une nation ou un peuple distinct au sein du Canada, alors qu’il n’y aurait pas de nations ou de peuples distincts au Québec, seulement des sous-groupes de la nation québécoise. De la sorte, allègue-t-on, des Québécois peuvent imposer à d’autres Québécois une sécession dont ils ne veulent pas, au nom du caractère indivisible du territoire de la nation québécoise. Le professeur de philosophie Michel Seymour s’est fait le champion de cette théorie. Il y revient constamment au fil de ses textes67.
Sur le fond, je considère que c’est avec beaucoup de légèreté que ces universitaires acceptent de hiérarchiser les droits des citoyens selon que certains d’entre eux peuvent être décrits comme formant un peuple et d’autres comme formant quelque chose de moins qu’un peuple. Mais je m’en tiendrai ici à un commentaire sur la méthode : il aurait été approprié, à mon avis, que ces universitaires discutent des raisons pour lesquelles ces tentatives de hiérarchisation des citoyens en nations et en sous-groupes de nations n’ont aucune pertinence en démocratie du point de vue du droit, comme l’a confirmé l’avis de la Cour suprême du Canada68. Peut-être que certains d’entre eux auraient fini par convenir, comme l’a souligné le professeur Derriennic, que « [...] si le fait pour un groupe humain d’être ou de ne pas être une nation permettait à certains de revendiquer des droits qui sont refusés à d’autres, tous les discours visant à montrer que certains sont des nations et que d’autres ne le sont pas seraient moralement répugnants »69.
On a reproché au gouvernement du Canada d’avoir inventé ce problème de la modification des frontières. Les universitaires qui lui ont fait ce reproche semblent ignorer qu’en 1980 comme en 1995 des populations autochtones du Québec ont tenu leurs propres consultations populaires et ont exprimé clairement en ces occasions leur volonté de rester dans le Canada. Puisque de telles préférences risqueraient de se manifester en cas de négociation d’une sécession, il apparaît raisonnable d’établir à l’avance les bases normatives et juridiques qui permettraient d’en tenir compte. À mon avis, les universitaires auraient apporté une meilleure contribution en ce sens si un plus grand nombre d’entre eux ne s’en étaient pas tenus à un discours de dénonciation. Comme l’a écrit le politologue Philip Resnick : « Advenant un Oui lors d’un troisième référendum québécois, les appels des concitoyens du reste du Canada pour leur venir en aide, jumelés à ceux d’autres Québécois qui voudraient rester Canadiens, pourraient nous plonger dans le marasme. [...] Je trouve donc utile et pertinent [...] que le nouveau ministre des Affaires intergouvernementales aborde dès maintenant la question de la partition; sans la souhaiter, il faut reconnaître qu’elle risque de se poser et que le gouvernement fédéral sera obligé d’en tenir compte. »70
La lecture des interventions de plusieurs universitaires donne la fausse impression que la position du gouvernement du Canada, selon laquelle il serait imprudent d’exclure à l’avance la négociation des frontières, serait scandaleuse par rapport aux vues qui prévalent dans le monde démocratique. Pourtant, cette position, qui est aussi celle de la Cour suprême, n’a rien d’original. On la trouve souvent exprimée dans la littérature scientifique traitant des sécessions. Elle s’inspire du principe démocratique selon lequel on doit s’efforcer en pareilles circonstances de satisfaire aux intérêts de tout le monde, dans les limites du possible : « Le proverbe selon lequel on ne doit pas faire aux autres ce que nous ne voulons pas qu’on nous fasse, s’applique dans ce cas. »71 [traduction]
4. La sécession et le prérequis de clarté
Il s’est trouvé des universitaires pour soutenir que toute majorité, si mince soit-elle, doit être considérée comme claire et suffisante pour faire une sécession. On peut citer notamment les professeurs Morin72 et Brun73 à ce sujet. Cependant, ils n’ont pas vraiment développé leur argument. Je ne répliquerai donc pas en reprenant toute l’argumentation qui amène à conclure qu’un référendum sur la sécession ne devrait être tenu que lorsqu’il permet de confirmer officiellement l’existence, dans la population, d’un consensus évident pour la sécession74.
Je veux plutôt souligner la prise de position des chercheurs d’allégeance indépendantiste Jean-Herman Guay, Pierre-Alain Cotnoir, Pierre Drouilly et Pierre Noreau : « Il faut que, pour le prochain référendum, on ne vise plus une majorité précaire, mais une majorité confortable, parce que cette troisième fois sera sans doute la dernière. »75 Ces auteurs ne sont pas loin d’admettre qu’on ne devrait jamais tenter de faire une sécession en démocratie à moins d’avoir l’assurance qu’elle reçoit un large appui dans la population. Je crois bien que c’est cette conclusion qu’un plus grand nombre de nos universitaires auraient exprimée dans nos quotidiens s’ils avaient fondé leurs prises de position sur les exemples de référendums qui ont été tenus lors de processus de sécession réussie hors du contexte colonial. Mais, pour une raison que je ne m’explique pas, ils n’ont pas traité de ces exemples ni inscrit leurs interventions dans une perspective comparative.
Un seul exemple a été mentionné à plusieurs reprises. Mais justement, il n’a été que mentionné au passage et non vraiment analysé. Il s’agit du cas de Terre-Neuve dont on a souligné l’entrée dans la Confédération canadienne à la suite d’un référendum dont le résultat a été serré76. Une analyse de ce cas aurait amené ces universitaires à relever que seulement 14 % des Terre-Neuviens se sont prononcés, en 1948, pour le maintien du lien avec la Grande-Bretagne.
Au sujet de la clarté de la question, là encore, peu d’universitaires ont prétendu que celle de 1995 était claire. Il s’en est trouvé cependant pour l’affirmer. Ils ont repris à leur compte l’argument des leaders indépendantistes selon lequel le fort taux de participation au référendum de 1995 serait en soi une preuve que les électeurs avaient compris l’enjeu77. On se serait attendu de la part d’universitaires à ce qu’ils appuient un tel argument sur des données empiriques. Il aurait été souhaitable qu’ils donnent leur avis sur les données de sondage bien connues qui montrent que quantité d’électeurs se sont présentés aux urnes en croyant, de bonne foi, que la souveraineté était liée à une entente de partenariat politique et économique avec le Canada. Par exemple, en octobre 1995, un sondage indiquait que seulement 46 % des électeurs avaient compris que la question signifiait que le Québec deviendrait indépendant même si les négociations sur le partenariat politique et économique devaient échouer78.
En sciences sociales appliquées, on enseigne qu’il est bien difficile d’être clair dans un sondage ou un référendum quand on pose deux questions dans une79. Dans le cas qui nous occupe, le point de vue du professeur de droit Patrice Garant, selon lequel une question claire devrait porter « uniquement et exclusivement sur la sécession »80, paraît conforme à cet enseignement.
Cela m’amène à commenter la façon dont certains universitaires ont abordé dans les quotidiens le thème du partenariat Québec-Canada. On relève, dans le corpus, deux tentatives visant à projeter un peu de clarté sur ce projet : celle du philosophe Michel Seymour81 et celle des sociologues Gilles Bourque et Jules Duchastel82. Il s’agit, dans les deux cas, d’échafaudages intellectuels compliqués selon lesquels le Canada serait obligé d’ajouter une superstructure à ses deux ordres de gouvernement. Les auteurs jonglent avec des mécanismes de décision qui ne sont pas tout à fait paritaires – pour rendre le projet acceptable au Canada, mais en même temps qui le sont suffisamment pour que le Québec préserve sa souveraineté. De plus, le professeur Seymour propose un partenariat tripartite avec les Autochtones, ce qui ajoute à la complexité83.
Le résultat de ces tentatives ambitieuses laisse sceptique. Le professeur Seymour lui-même concède que : « Au départ, peut-être, le partenariat sera minimal. »84 Il soutient même que « le projet de partenariat est accessoire au projet de souveraineté »85. Mais alors, pourquoi inclure ce qui est accessoire dans une question sur la sécession?
Le professeur Denis Monière et le journaliste Pierre de Bellefeuille ont vivement critiqué la tentative du professeur Seymour de donner chair au projet de partenariat. Le résultat leur paraît trop lourd pour être crédible : « une garantie de paralysie [...] cadenassée à double tour. »86 Le Canada aurait, selon eux, bien raison de rejeter cet arrangement biscornu et même le Québec y perdrait : « un Québec libre se tirerait mieux d’affaire sans un partenariat de structures. »87 Ils en concluent que la promesse du partenariat n’est finalement qu’un procédé malhonnête utilisé à des fins tactiques. En leurs mots : « Si certains souverainistes font miroiter la perspective du partenariat, c’est moins pour influencer le Canada que pour rassurer les Québécois craintifs devant un grand dérangement. Mais cela est proprement malhonnête, étant donné que, même dans le scénario le plus optimiste, un partenariat ne deviendra possible qu’à la suite d’un long cheminement de l’opinion canadienne. On ne peut donc rien promettre »88. c’est moi qui souligne).
Après une répudiation aussi éloquente du concept de partenariat, on s’attendrait à ce que MM. Monière et de Bellefeuille militent pour qu’on ne se serve plus jamais de ce procédé « malhonnête » dans la formulation d’une question référendaire. Après tout, ils semblent en appeler eux-mêmes à la clarté : « Le pays nommé Québec ne pourra naître que si ses habitants en sont majoritairement de fiers citoyens qui renoncent consciemment à l’identité canadienne. »89 Or, au contraire, les deux hommes tiennent au maintien du procédé malhonnête, puisque, dans un texte subséquent90, ils reprochent vertement au gouvernement du Canada de ne pas reconnaître comme valable une question référendaire qui supposerait une négociation sur la souveraineté-partenariat. La question leur est posée : comment un gouvernement démocratique pourrait-il négocier la fin de ses responsabilités constitutionnelles envers une partie de ses citoyens sur la base d’une question malhonnête?
L’anthropologue Claude Bariteau se montre un intellectuel indépendantiste beaucoup plus conséquent. Puisqu’il lui apparaît clair que les autres Canadiens ne s’empêtreront pas « d’une union à deux qui limiterait leur marge de manœuvre »91, et puisque le concept obscur de partenariat n’a finalement qu’une fonction attrape-votes, il faut renoncer à insérer cette notion floue dans une question référendaire : « Les Québécois, qui ont choisi l’indépendance, veulent entrer la tête haute dans l’histoire. Aussi refuseront-ils la démarche partenariste. »92 Bien que le professeur Bariteau ait dit pis que pendre du gouvernement du Canada – « le peuple québécois est sous attaque »93, je reçois comme un compliment son aveu selon lequel la loi sur la clarté constitue un argument en faveur de l’abandon de ce qu’il appelle les « mythes »94 du partenariat.
Conclusion
Je viens de porter un jugement critique sur la contribution de nombreux universitaires avec lesquels je suis en désaccord quant à la façon dont une sécession peut s’effectuer en démocratie. Mais ce n’est pas ce désaccord de fond qui a été mon sujet. J’ai plutôt rassemblé ce qui constitue à mon avis des illustrations préoccupantes de manque de rigueur dans la méthode, d’information incomplète, parfois même d’une certaine incapacité à discuter des arguments contraires sans verser dans l’insulte et l’anathème.
Trop souvent, des universitaires n’ont pas fondé leurs positions sur des faits empiriques ni ne les ont confrontées sur une base rationnelle à des arguments contraires pourtant bien reconnus dans la littérature pertinente. Parfois, certains ont donné l’impression de ne pas même se relire d’un texte à l’autre : par exemple, on ne peut pas sans se contredire à la fois qualifier une question référendaire de malhonnête et reprocher à un gouvernement de refuser d’en tenir compte.
Je répète que je ne sais pas si c’est le syndrome de l’« expert en tout » ou celui de l’« expert partisan », pour reprendre les concepts de Vincent Lemieux, qui sont à la source de ce manque de rigueur. Mais je suis persuadé que la contribution dans nos quotidiens de plusieurs universitaires aurait été de meilleure qualité s’ils avaient suivi les règles de méthode qu’ils enseignent sans doute dans leurs salles de cours.
Il a été dit que les leaders indépendantistes ont évité ou escamoté95 le débat de fond sur la procédure de sécession. Il est infiniment dommage que plusieurs universitaires aient fait de même.
Je risque en terminant trois suggestions dont la mise en pratique, selon moi, aiderait à faire en sorte que les interventions de l’universitaire dans les médias gagnent en utilité. Premièrement, il lui faudrait suivre le conseil des professeurs Fortmann et Roussel96 que j’ai cités en introduction : s’en tenir à son domaine de compétence, du moins quand il intervient comme expert et non comme simple citoyen.
Deuxièmement, il serait souhaitable que, de façon claire et concise, il explique au grand public dans quelle mesure le point de vue qu’il défend est bien admis dans le monde de la recherche. L’expert a le droit d’aller à contre-courant, mais il doit en informer ses lecteurs.
Enfin, il lui faudrait inscrire son intervention dans le débat qui a cours dans nos quotidiens. Ainsi le débat aurait un effet cumulatif. J’aimerais que nous formions une véritable communauté intellectuelle. Le débat que je viens de rapporter ne m’apparaît pas précisément avoir été un modèle de dialogue ouvert. On dirait plutôt une collection de monologues fermés où à peu près personne n’a cité ou discuté des textes des autres experts. Pourtant, presque tout le monde dans le Québec intellectuel francophone lit La Presse et Le Devoir (et le Le Soleil dans la région de Québec). Il ne nous en coûterait pas beaucoup de réfléchir sur ce que les autres experts ont présenté dans les pages de ces quotidiens avant d’y faire connaître nos positions. La qualité des débats en deviendrait meilleure sur le fond et peut-être, aussi, plus respectueuse dans la forme.
* * *
Tableau 1 : Prises de position « éloignées », « rapprochées » ou « neutres » par rapport à la position fédérale, selon le nombre de textes et selon le nombre d’auteurs
Unité de mesure |
Éloignées |
Rapprochées |
Neutres |
Total |
Textes |
63 (54 %) |
33 (28 %) |
21 (18 %) |
117 textes |
Auteurs |
52 (69 %) |
15 (20 %) |
8 (11 %) |
75 auteurs |
Tableau 2 : Prises de position « éloignées », « rapprochées » ou « neutres » par rapport à la position fédérale, selon le nombre de textes publiés dans chaque quotidien *
Quotidien |
Éloignées |
Rapprochées |
Neutres |
Total |
Le Devoir |
45 (59 %) |
19 (25 %) |
12 (16 %) |
76 textes |
La Presse |
19 (44 %) |
14 (33 %) |
10 (23 %) |
43 textes |
Le Soleil |
4 (67 %) |
2 (33 %) |
0 |
6 textes |
* Certains de ces textes ont été publiés dans plus d’un quotidien.