«LE FÉDÉRALISME DE CONCERTATION À L'ÈRE
DE LA MONDIALISATION»
NOTES POUR UNE
ALLOCUTION DEVANT
L'INSTITUT D'ADMINISTRATION PUBLIQUE DU CANADA
OTTAWA (ONTARIO)
LE 22 AVRIL 1999
Membre de votre association depuis mes études de maîtrise, j’ai eu l’honneur, alors que j’étais professeur de science politique, dans une autre vie donc, de préparer des présentations pour vos congrès nationaux, mais sans avoir jamais eu le plaisir de m’y rendre en personne. C’est que je n’ai jamais pu trouver les fonds nécessaires!
Qui sait, peut-être qu’une de mes motivations inconscientes pour me lancer en politique, il y a trois ans, était d’être invité gratuitement? En tout cas, ça a marché : cela fera deux fois en trois ans que j’aurai eu le plaisir de me produire devant vous.
Je suis particulièrement heureux d’être votre invité aujourd’hui étant donné la qualité des conférenciers et le sujet de la conférence. Vous vous penchez sur la gouvernance à la canadienne et me demandez de l’examiner sous l’angle de la marche de notre fédération, c’est-à-dire du point de vue des relations intergouvernementales, ce qui est un peu mon rayon.
L’hypothèse centrale qui me paraît guider vos travaux est que la gouvernance évolue vers des formes moins hiérarchiques, davantage fondées sur la collaboration et la confiance mutuelle. Vous voyez se dessiner de telles tendances au sein des appareils gouvernementaux, dans les relations entre les gouvernements et les secteurs privé et bénévole, et aussi dans les relations entre les gouvernements.
Il est intéressant de noter que le vérificateur général observe la même tendance dans le rapport qu’il vient de déposer : «Les mécanismes de collaboration, que l’on appelle aussi partenariats, sont de plus en plus utilisés pour gérer l’exécution des programmes fédéraux ainsi que la prestation des services et pour partager avec les partenaires les pouvoirs et les autorisations liés à la prise de décisions. Nous croyons qu’il peut s’agir là d’un moyen innovateur, rentable et efficient d’exécuter les programmes et de fournir les services.»
Je partage ce point de vue. Notre fédération évolue, dans le respect des compétences constitutionnelles de chaque ordre de gouvernement, vers davantage de collaboration, de concertation et non vers une forte centralisation au bénéfice du gouvernement fédéral, ou une forte décentralisation en faveur des gouvernements provinciaux.
Cet approfondissement de la collaboration intergouvernementale est d’ailleurs ce que souhaitent les Canadiens. Un sondage de la maison EKOS en date de novembre 1997 révèle qu’une majorité absolue des Canadiens (58 %) préfèrent une collaboration plus étroite des gouvernements sans transferts de pouvoirs majeurs, contre 25 % qui voudraient une décentralisation importante au bénéfice des gouvernements provinciaux et 15 % qui optent pour un transfert important d’activités vers le gouvernement fédéral. Même au Québec, les partisans de la coopération intergouvernementale (50 %) sont plus nombreux que ceux de la décentralisation (39 %) ou de la centralisation (7 %).
Je dois vous dire cependant que votre parti pris favorable à la coopération, que je partage, et qui, comme on vient de le voir, a la cote auprès des Canadiens, est contesté. Il l’est notamment par les adeptes de la centralisation, par ceux qui croient que le gouvernement du Canada doit récupérer plusieurs capacités d’action aujourd’hui aux mains des gouvernements provinciaux.
Après avoir présenté brièvement ces arguments centralisateurs, je veux vous démontrer que le gouvernement du Canada ne suit pas une telle voie. Son orientation est bel et bien celle de la coopération et de la concertation avec les gouvernements des provinces et des territoires. J’aborderai le sujet sous quatre angles : a) la politique budgétaire; b) les nouvelles politiques mises en place par le gouvernement fédéral ces dernières années; c) l’entente-cadre sur l’union sociale et d) la politique étrangère.
1. Une fédération trop décentralisée?
On entend dire depuis longtemps que le Canada est trop décentralisé, que le pouvoir des gouvernements provinciaux est excessif et empêche une gouvernance rationnelle. Cette critique à l’encontre du caractère décentralisé de notre fédération s’adapte aux goûts du jour, aux concepts à la mode sur le marché des idées, mais elle est toujours là, toujours aussi présente.
Dans les années soixante, durant les belles années du «keynésianisme», on disait que l’autonomie d’action des provinces empêchait le Canada d’adopter une planification économique rationnelle.
Aujourd’hui, le concept à la mode est celui de la mondialisation, c’est-à-dire l’internationalisation des marchés, l’importance des accords internationaux, la gestion supranationale. Les adeptes de la centralisation affirment maintenant que puisque les enjeux commerciaux, culturels et environnementaux en négociation sur la scène internationale prennent de plus en plus de place et d’importance et recoupent de plus en plus les compétences provinciales, le gouvernement fédéral n’a pas le choix : il doit centraliser, c’est-à-dire prendre à sa charge des responsabilités qui sont aujourd’hui provinciales.
Pour illustrer cette théorie, je pourrais prendre un auteur fédéraliste centralisateur, mais je vais plutôt choisir un cas plus paradoxal, celui de l’ancien premier ministre du Québec, M. Jacques Parizeau.
Contrairement aux autres porte-parole indépendantistes, M. Parizeau ne souscrit pas à la thèse intenable du caractère supposément centralisé du Canada. Il reconnaît que le Canada est décentralisé. Ainsi dans sa déclaration du 28 février dernier, il affirmait : «Le fédéralisme canadien est à peu près le plus décentralisé du monde, avec la Suisse.» Je crois avoir déjà dit cela à quelques reprises...
M. Parizeau soutient cependant que le Canada doit se centraliser parce que la décentralisation est un mode de gouvernance devenu irrationnel et inefficace, inadapté aux contraintes modernes. Il défend cette idée depuis la fin des années soixante. C’est lors de sa fameuse conférence de Banff du 17 octobre 1967 qu’il l’a énoncée pour la première fois.
Il y décrit un Canada tombé dans un «cul-de-sac» parce que «nous avons poussé déjà beaucoup trop loin» la décentralisation. Le pouvoir excessif des provinces empêche le gouvernement fédéral de faire respecter une «planification rationnelle» : «Nul pays ne devrait être autorisé à fragmenter son pouvoir de décision comme nous l’avons fait.»
Ainsi, le parallélisme est frappant entre cet indépendantiste québécois et les centralisateurs pro-Canada qui voient à tort dans la force de nos gouvernements provinciaux un empêchement à la gouvernance rationnelle.
En 1967, le concept à la mode qui rendait la centralisation supposément impérieuse était la planification économique. Trois décennies plus tard, on voit clairement que cette prophétie a été démentie par les faits : le Canada ne s’est pas centralisé et pourtant il est demeuré performant.
Car si le Canada est un pays qui ne marche pas, qu’on nous montre un pays qui marche! Bien sûr, nous avons des problèmes graves à résoudre : pauvreté, pollution, faiblesse économique dans certains secteurs. Mais comparons. Le Canada se classe actuellement au premier rang des pays selon l’indice de développement humain de l’ONU, troisième pour le climat des affaires selon l’Economist Intelligence Unit, cinquième pour la compétitivité de son économie selon le World Economic Forum, cinquième pour l’efficacité gouvernementale selon le National Bureau of Economic Research et sixième pour l’honnêteté de ses pratiques commerciales et gouvernementales selon Transparency International. Pas mal pour une fédération vouée à l’impasse pour cause de décentralisation!
Mais cela ne saurait durer, s’entêtent à nous dire les centralisateurs. La centralisation s’en vient, cette fois-ci c’est pour de bon, elle est poussée par la mondialisation. Écoutons encore M. Parizeau, qui a répété tout récemment, presque mot pour mot, son sombre diagnostic de 1967 mais en le liant cette fois à la mondialisation plutôt qu’à la planification économique :
«Il est absolument impératif et essentiel que le gouvernement fédéral, pour être capable de garder les pouvoirs d’un véritable gouvernement et de déterminer des politiques à suivre, centralise ce qui est une fédération extraordinairement décentralisée.» ( 28-02-99)
Le Canada va se centraliser, ou péricliter. Telle est la prophétie centralisatrice, immuable, inchangée depuis des décennies, bien que mise au goût du jour. Elle se révélera tout aussi fausse dans l’avenir qu’elle l’a été dans le passé. Nous allons plutôt assister au renforcement de la capacité de nos gouvernements de travailler ensemble. Notre fédération, décentralisée, fondée sur l’entraide de ses citoyens et la coopération de ses gouvernements, est tout à fait équipée pour faire face aux enjeux de ce qu’on appelle la mondialisation.
2. La politique budgétaire
Le gouvernement du Canada croit aux vertus du caractère décentralisé de notre fédération. Lors des deux derniers budgets Martin, ses premières cibles de réinvestissement ont été les transferts aux gouvernements provinciaux. Ces derniers se sont vu directement attribuer 38 % des nouvelles initiatives de dépenses du budget de 1998-1999 et 68 % du budget de 1999-2000.
D’ailleurs, durant la période de compressions, soit de 1993-1994 à 1998-1999, le ministre des Finances a procédé à des réductions moins importantes dans les transferts en espèces et en points d’impôt aux provinces (7,4 %) que dans les dépenses directes du gouvernement fédéral (10,8 %). La péréquation elle-même a échappé aux compressions, ce qui a aidé les provinces moins riches.
Plutôt qu’une centralisation, l’évolution de notre fédéralisme budgétaire reflète la volonté du gouvernement du Canada d’aider financièrement les gouvernements des provinces et des territoires de façon à ce que ceux-ci puissent accroître leur capacité d’action et mettre en place leurs politiques propres.
3. Les nouvelles politiques mises en place par le gouvernement fédéral
Le gouvernement fédéral est déterminé à mettre en place des politiques souples qui permettent de poursuivre des objectifs pancanadiens tout en tenant compte de la diversité du pays. C’est ainsi que le Programme d’infrastructure a été un modèle de collaboration fédérale-provinciale-municipale. La Prestation nationale pour enfant a été conçue de façon à ce que le gouvernement fédéral aide les gouvernements des provinces à expérimenter différentes politiques au lieu de les obliger à tous faire la même chose. Les nouvelles mesures plus fermes à l’endroit des jeunes contrevenants prévues dans la Loi concernant le système de justice pénale pour les adolescents seront facultatives, à la discrétion des procureurs généraux. La loi portant sur le commerce électronique et la protection des renseignements personnels viendra compléter, et non remplacer, les lois provinciales dans les provinces qui se doteront d’une législation similaire, comme c’est le cas, aujourd’hui, au Québec.
Le cadre de négociation des ententes sur la main-d’oeuvre permet aux gouvernements des provinces de choisir entre des modèles de cogestion ou d’autonomie plus large. L’entente sur l’harmonisation environnementale favorise la coopération dans un secteur où les deux ordres de gouvernement ont des responsabilités très lourdes.
Même le programme tant discuté des bourses du millénaire ne peut être décrit comme une mesure centralisatrice. Depuis longtemps, le gouvernement du Canada, sans se mêler aucunement d’éducation, aide financièrement les Canadiens pour qu’ils aient un meilleur accès aux institutions provinciales d’éducation. Par exemple, le gouvernement de M. Mulroney, dont M. Bouchard était membre, avait lancé les bourses du Canada. Aux États-Unis, 75 % de l’aide financière publique aux étudiants provient du gouvernement fédéral, en Allemagne c’est 65 %.
L’important est d’éviter tout dédoublement inutile, dans un esprit de concertation. Le Premier ministre du Canada s’est déclaré prêt à travailler selon la méthode proposée à l’unanimité par l’Assemblée nationale du Québec.
4. L’entente-cadre sur l’union sociale
L’entente-cadre sur l’union sociale reflète la nécessité pour les deux ordres de gouvernement de travailler ensemble, dans le respect de leurs compétences constitutionnelles. Elle devrait faciliter l’établissement d’objectifs communs en matière de santé, d’éducation postsecondaire et de services sociaux tout en s’appuyant sur la diversité des expériences.
En vertu de cette entente, les gouvernements s’engagent à travailler ensemble afin d’éliminer les entraves nuisibles ou déraisonnables à la mobilité des Canadiens partout au Canada. Ils échangeront leurs connaissances afin de mieux apprendre les uns des autres. Ils se consulteront sur leurs priorités respectives et sur les possibilités de coopération. Ils se donneront des préavis avant la mise en oeuvre de tout changement majeur et ils s’efforceront d’éviter les dédoublements tout en clarifiant leurs rôles et responsabilités. Ils recourront à un mécanisme de prévention et de règlement des différends fondé sur des négociations conjointes et la participation de tiers pour établir les faits ou pour obtenir des services de médiateurs. Ils s’engagent aussi à mieux collaborer avec les peuples autochtones partout au Canada.
L’entente-cadre fait peser sur le gouvernement fédéral de nouvelles exigences de coopération et de consultation dans l’exercice de son pouvoir de dépenser. Le Canada, qui est déjà la fédération où le pouvoir fédéral de dépenser est le moins utilisé et où les transferts de fonds aux provinces qui en découlent sont assortis de moins de conditions, se dote de mécanismes inédits pour fonder ce pouvoir de dépenser sur la coopération des gouvernements.
Où, dans tout ça, voit-on la centralisation annoncée sous les pressions de la mondialisation? On trouve plutôt une façon nouvelle et prometteuse de gérer l’interdépendance.
5. Politique étrangère et concertation intergouvernementale
La coopération de nos gouvernement fédéral, provinciaux et territoriaux est très active en matière de politique étrangère. Lors de toute négociation internationale, le gouvernement du Canada s’assure toujours que les positions de négociation du Canada reflètent les intérêts exprimés par les gouvernements provinciaux. Des mécanismes de consultation avec les gouvernements des provinces sont en place depuis de nombreuses années, fonctionnent de façon exemplaire, et pourraient faire l’envie des membres des autres fédérations.
Depuis plusieurs années des représentants des provinces sont invités de façon régulière, lorsque les rencontres touchent leurs domaines de compétence, au sein de délégations canadiennes à des réunions de l’ONU (par exemple sur l’environnement, la condition féminine, le développement social, etc.), à des réunions sectorielles de l’OCDE, ou aux conférences générales et sectorielles de l’UNESCO.
Les résultats de cette coopération intergouvernementale canadienne sont excellents sur la scène internationale. Tout au long des négociations de l’Uruguay Round qui ont mené à la création de l’Organisation mondiale du commerce, les négociateurs canadiens ont tenu les représentants des provinces pleinement informés et les ont consultés sur les positions de négociation du Canada. Cette approche, basée sur la collaboration et le pragmatisme, a permis à nos négociateurs d’obtenir une protection efficace pour les industries culturelles dans le cadre de l’Accord général sur le commerce des services (GATS).
Cette même coopération intergouvernementale a permis au Canada de négocier un ensemble de droits et d’obligations dans le cadre de l’Accord de libre-échange Canada-États-Unis, de l’ALÉNA et de l’Accord de libre-échange Canada-Chili, notamment des exceptions culturelles qui permettent aux gouvernements fédéral et provinciaux de maintenir ou d’adopter des politiques visant à promouvoir nos industries culturelles.
Conclusion
Je ne prétends pas que tout soit parfait dans notre fédération, loin de là. Il nous faut toujours chercher à améliorer la façon dont nos gouvernements coopèrent au pays comme sur la scène internationale.
Je dis simplement que la façon dont le Canada parvient à faire résonner d’une seule voix sa riche diversité est la formule du succès face à ce qu’on appelle la mondialisation.
Je dis qu’il y a peu de pays mieux placés que le nôtre pour affronter ce monde global. Le Canada est un pays respecté, jouissant d’une excellente réputation, qui repose sur la qualité de ses diplomates et de son immense réseau d’ambassades, un pays qui a su allier cohésion d’ensemble et grande diversité : des provinces et territoires dont les forces se complètent, deux langues officielles qui sont des langues internationales, deux systèmes juridiques, la common law et le Code civil, qui permettent de parler le langage juridique de la grande majorité des pays, des ouvertures sur l’Europe, les Amériques et l’Asie, une population multiculturelle qui donne prise sur tous les continents du globe.
Je dis qu’il ne faut pas rejeter le caractère décentralisé de notre fédération. Il faut au contraire s’appuyer sur notre exceptionnelle capacité de poursuivre, chez nous comme à l’étranger, des objectifs communs, forts de la diversité de nos expériences.
Notre fédération nous vaut parfois des frictions entre gouvernements, c’est vrai, des maux de tête pour les politiciens et les fonctionnaires fédéraux et provinciaux. Mais, en définitive, nous en tirons, par un effet de synergie, une meilleure promotion des intérêts économiques, culturels et autres de tous les Canadiens, dans notre pays comme à travers le monde.
La mondialisation est un argument additionnel pour la coopération entre gouvernements, pour la gouvernance à la canadienne.
L'allocution prononcée fait foi.
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