Allocution du Premier ministre Jean Chrétien à Shawinigan (Québec)
Quand on m'a demandé où je voulais prononcer mon premier discours durant la campagne référendaire, sans hésiter, j'ai répondu « chez moi ». La décision que nous prendrons dans trois semaines est d'une importance fondamentale pour chacun et chacune d'entre nous - Mauriciens, Québécois, Canadiens.
Je sentais donc le besoin de retourner à mes racines, de regarder un peu en arrière, de réfléchir sur mon cheminement personnel depuis ma jeunesse ici en Mauricie.
Vous ne savez pas combien ça me fait plaisir d'être parmi les miens ce soir - mes amis, mes voisins, ma famille. Vous me connaissez bien. Je suis le fils de Wellie Chrétien et de Marie Boisvert.
Mes parents m'ont appris à être fier de ma région, la Mauricie et je le suis. Ils m'ont appris à être fier d'être francophone et je le suis. Ils m'ont appris à être fier d'être Québécois et je le suis. Ils m'ont enfin appris à être fier de mon pays, le Canada, et j'en suis très fier. L'idée de rejeter une partie de mon identité ne m'a jamais effleuré l'esprit. Ne plus être Mauricien, Québécois ou Canadien est pour moi impensable.
Mes parents m'ont transmis les valeurs qui m'ont guidé toute ma vie - la famille, le travail, l'espoir d'une vie meilleure pour nos enfants, la tolérance, l'ouverture, le respect pour les opinions des autres, le partage et l'aide aux moins fortunés d'entre nous. Ce sont des valeurs de la Mauricie, des valeurs du Québec.
Mais plus tard dans ma vie j'ai eu l'occasion de voyager partout au Canada et j'ai appris que ces valeurs d'ici, ces valeurs du Québec, sont des valeurs communes à tous les Canadiens.
Mes parents croyaient fermement que le Canada est un pays plein de possibilités. Ils nous ont élevé, mes frères, mes soeurs et moi, avec la conviction qu'au Canada, on peut non seulement rêver, mais également réaliser ses rêves. On peut maîtriser son destin.
À vingt-neuf ans vous m'avez élu à la Chambre des Communes. À ce moment là j'étais un francophone unilingue, qui ne connaissait pas le Canada hors Québec. Vous m'avez envoyé vous représenter là où l'administration fédérale était presque exclusivement anglophone. Il y avait peu de Québécois francophones à la direction de la fonction publique. Les ministères à vocation économique dans le Cabinet étaient toujours dirigés par des anglophones.
Chez nous au Québec, une minorité anglophone contrôlait l'économie. Les francophones gagnaient moins que les anglophones. On n'avait pas de ministère de l'Éducation. Personne ne rêvait du jour où des entrepreneurs francophones du Québec pourraient vendre leurs produits et services à travers le monde.
Mes chers amis, c'était ça le Québec et le Canada, il y a trente ans. Le Canada a profondément changé depuis cette époque, parlons-en.
Le fait français est devenu une réalité à Ottawa. Les Québécois francophones occupent les postes les plus élevés de l'administration fédérale. Les ministères à vocation économique ne sont plus la chasse gardée des anglophones.
Selon la déclaration d'indépendance de M. Parizeau, et je cite : « persister à l'intérieur du Canada signifierait s'étioler et dénaturer notre identité même.» Fin de la citation.
Mes chers amis, est-ce que notre identité est dénaturée parce que le gouverneur général du Canada est Acadien, le juge en chef de la Cour Suprême du Canada est québécois, le Greffier du Conseil privé est une Québécoise, le ministre des Finances est québécois, le président de la Société d'expansion des exportations est québécois, le ministre des Affaires étrangères est québécois, le Premier ministre est québécois.
Ce n'est pas seulement d'occuper des postes importants à Ottawa qui compte. C'est de pouvoir s'en servir dans les meilleurs intérêts du Québec et de tout le Canada. Depuis trente ans, M. Parizeau accuse le gouvernement fédéral de tous les maux. C'est pourtant ce gouvernement qui voté la Loi sur les langues officielles.
Guidé par des principes de justice sociale, ce gouvernement a également développé un régime national d'assurance-maladie, le supplément de revenu garanti pour les aînés et élaboré un programme de péréquation qui permet d'atténuer les iniquités entre les différentes régions du Canada. Le Québec en a largement profité.
Dans le secteur culturel, c'est ce gouvernement qui a créé entre autres, la Société Radio-Canada, le Conseil des Arts et l'Office national du film. Des milliers d'artistes et d'artisans québécois du monde des communications en ont longtemps tiré leur gagne-pain.
Dans le secteur économique, il a créé l'Agence canadienne de développement international, qui a joué un rôle clé pour aider les entrepreneurs Québécois à trouver des marchés extérieurs. Il a négocié l'accord de libre-échange nord-américain, l'ALENA. La Société d'expansion des exportations, un autre produit de ce gouvernement, finance des compagnies québécoises pour créer des emplois chez nous et vendre nos produits et services à l'étranger. On peut dire qu'ensemble nous avons démontré qu'on est capable de bâtir un Québec fort dans un Canada uni.
La souplesse du cadre canadien a aussi permis au Québec de se doter de politiques et d'institutions distinctes : Hydro-Québec, produit de la nationalisation de l'électricité, la Caisse de dépôt et de placement, la Régie des rentes du Québec, la Société de développement industriel, la Société générale de financement et Radio-Québec, pour n'en nommer que quelques-unes.
Il y a de nombreuses façons d'être différent comme il y a de nombreuses façons d'être canadien et, à coup sûr, une façon d'être à la fois différent et canadien, c'est d'être québécois.
Aujourd'hui, chacun constate le contrôle que les Québécois francophones ont acquis sur leur économie. L'écart salarial entre les groupes linguistiques a disparu. Soixante pour cent des non-francophones du Québec parlent maintenant le français - et chez les moins de vingt-quatre ans, la proportion s'élève à près de quatre-vingt-dix pour cent. En fait, au Québec, la proportion de francophones n'a jamais été aussi élevée qu'aujourd'hui.
Le Québec et le Canada ont effectivement beaucoup changé depuis les années 60. Écoutez cette description du Québec moderne faite par un observateur averti :
« Ce que notre peuple a accompli en trente ans est remarquable. Une société qui n'avait pas de ministère de l'Éducation, produit maintenant une technologie tellement avancée que ce qu'on exporte maintenant le plus, c'est du matériel de télécommunications, et nos logiciels sont utilisés de Tokyo à Hollywood.
Une société dont on disait qu'elle n'avait pas le don des affaires a produit des géants industriels et financiers de renommée internationale. Une société qu'on disait sans histoire et sans littérature a maintenant des films, des chanteurs, des danseurs, des dramaturges et des écrivains qui font le tour du monde. On ne s'en étonne même plus. Une société qu'on disait frileuse et repliée sur elle-même, a encouragé comme nulle autre sur le continent, le libre-échange et l'ouverture des frontières. »
Mes chers amis, c'est M. Parizeau qui dit cela et il dit vrai. Mais il oublie de dire que ces progrès extraordinaires du Québec, ont été réalisés au sein du Canada. Il confirme qu'on est capable de bâtir un Québec fort dans un Canada uni.
Si on a pu réussir tout cela depuis trente ans, comment peut-on affirmer aujourd'hui que les changements ne sont pas possibles au sein du Canada?
Si, en trente ans, on a pu faire tout ça ensemble, imaginons ce qu'on peut réaliser ensemble au cours des trente prochaines années. Parce que, ensemble on est capable de bâtir un Québec fort dans un Canada uni.
Si le Canada et le Québec ont connu des changements remarquables depuis trente ans, le monde aussi a changé.
Si, par le passé, nous avons pu protéger nos marchés sans égard à la concurrence internationale, aujourd'hui nous ne pouvons plus le faire. Si par le passé, nous pouvions compter nos concurrents sur les doigts d'une seule main, aujourd'hui nous faisons face à une concurrence qui vient de tous les continents, de tous les coins du monde. Il y a trente ans on ne se préoccupait pas beaucoup de la concurrence des pays du Pacifique. Vous conviendrez avec moi que ce n'est pas en brisant le Canada qu'on pourra affronter cette concurrence.
Le Canada tient une place importante dans le monde et nous devons faire tout ce qui est possible pour construire sur ce que nous avons déjà bâti.
Depuis deux ans, à titre de Premier ministre du Canada, moi, francophone québécois de la Mauricie, j'ai vécu, en votre nom, des expériences extraordinaires sur la scène internationale. Je veux aujourd'hui les partager avec vous.
Au mois de juin 1994, sur les plages de la Normandie, en votre nom, j'ai rendu hommage aux soldats canadiens qui sont morts pour la liberté au cours de la dernière guerre mondiale. J'ai été témoin de la gratitude de la France pour les sacrifices des jeunes Canadiens, Québécois, Ontariens, des jeunes de l'Ouest et de l'Atlantique, qui ont démontré qu'ensemble, on est capable de faire notre marque dans le monde.
Et la même semaine, j'ai eu le privilège de visiter des troupes canadiennes qui portaient le casque bleu des Nations unies dans l'ex-Yougoslavie. Elles travaillaient dans des conditions difficiles pour aider une population déchirée et terrorisée.
Et j'ai réalisé encore une fois qu'ensemble et solidaires, on est capable de faire notre marque dans le monde.
Et au mois de mai de cette année, je me suis rendu aux Pays-Bas pour recevoir, en votre nom, comme Premier ministre du Canada les témoignages d'une population qui, il y a cinquante ans, a été libérée par des soldats canadiens. Leur gratitude est sans fin, ils n'ont pas oublié ce que les Canadiens peuvent faire ensemble.
Il y a un an, j'ai eu l'honneur de diriger une délégation de gens d'affaires canadiens et de premiers ministres provinciaux en Chine. Chacun se rappelle du succès d'équipe Canada. La mission d'équipe Canada représente un exemple de ce que nous pouvons accomplir ensemble. Il est dommage que M. Parizeau n'ait pas jugé bon de s'associer à ce succès.
Cette mission nous a montré que la collaboration fédérale-provinciale peut être très efficace lorsqu'on met nos énergies sur les vrais priorités des gens pour créer des emplois ici et ouvrir des horizons à tous les Canadiens. J'aurai d'ailleurs l'occasion de faire le point sur les retombées de cette mission la semaine prochaine à Montréal avec les membres d'équipe Canada et le Premier ministre chinois, Li Peng. Cette mission a démontré qu'ensemble on est capable de faire notre marque dans le monde.
Au mois de juin, j'ai eu l'occasion de présider les réunions du groupe des sept pays les plus industrialisés du monde, le G-7 dont le Canada fait partie. Depuis ses débuts, il y a eu 21 sommets du G-7 et c'est un Québécois qui a représenté le Canada pour 19 d'entre eux. C'est également un Québécois qui en a présidé trois. Encore une fois on a démontré qu'ensemble on est capable de faire notre marque dans le monde.
Immédiatement après le référendum, je me rendrai au Japon pour la réunion des chefs de gouvernement des pays du Pacifique. C'est là où l'expansion économique sera la plus rapide au cours des prochaines décennies. Et c'est en faisant partie du Canada que le Québec est présent. Ensemble, on est capable de faire notre marque dans le monde.
Mes chers amis, avec tous les autres Canadiens, nous Québécois, nous avons bâti un grand pays, le Canada. Un pays qui n'est pas parfait, c'est vrai; un pays qui doit continuer de s'adapter à la réalité moderne, c'est vrai; un pays qui peut et qui doit s'améliorer, bien sûr; mais un pays qui continue également de faire l'envie du monde entier. Nous avons toutes les raisons d'en être extrêmement fiers.
Et pourtant, certains veulent nous faire rompre avec ce passé d'une exceptionnelle richesse. Certains veulent séparer le Québec du Canada. Si nous les écoutions, vous et moi ne serions bientôt plus canadiens. C'est ça le véritable enjeu du référendum du trente octobre.
Ceux qui prônent la séparation du Québec ont le fardeau de la preuve :
Est-ce que la séparation améliorera le sort économique des Québécois?
Y-aura-t-il plus d'emplois dans un Québec séparé, de meilleures occasions d'affaires?
Est-ce que la séparation améliorera la protection sociale des Québécois?
Les retraités et les chômeurs seront-ils plus riches?
Est-ce qu'un Québec séparé protégera mieux la langue et la culture françaises?
Est-ce que l'appartenance au Canada nuit au commerce du Québec?
Est-ce que l'appartenance au Canada nuit aux emplois au Québec?
Est-ce que l'appartenance au Canada nuit à l'investissement au Québec?
Est-ce que l'appartenance au Canada nuit au système d'éducation du Québec?
Est-ce que c'est à l'avantage du Québec de ne plus faire partie d'un pays du Pacifique?
Le Québec serait-il économiquement plus concurrentiel s'il ne faisait plus partie d'un pays membre du G-7?
Est-ce que le million de francophones hors-Québec vivraient mieux dans un Canada sans le Québec?
Mesdames, Messieurs, les tenants de la séparation savent que nous Québécois francophones sommes profondément attachés au Canada. Alors au lieu de poser une question claire et nette, « voulez-vous que le Québec devienne un pays séparé du Canada », ils essaient de convaincre les Québécois qu'on pourrait à la fois séparer le Québec et bâtir un nouveau partenariat économique et politique avec ce qu'il resterait d'un Canada profondément meurtri par l'aventure.
Cette fois-ci, les tenants de la séparation veulent faire une offre au reste du Canada qui est conçue pour être refusée. Ils savent fort bien comme Paul Martin l'a démontré la semaine dernière, que leur offre, leur proposition, d'association économique n'a aucun sens.
Et pour essayer de masquer leur option, ils proposent aussi un partenariat politique. Ils veulent divorcer et se remarier. Mais les conditions qu'ils posent pour le remariage insultent l'intelligence.
La proposition de partenariat politique défie le plus élémentaire bon sens. Elle est irréaliste et illusoire et serait immédiatement rejetée par le reste du Canada.
Elle serait rejetée parce qu'elle imposerait un autre niveau de gouvernement au Canada, une représentation égale, même si le Canada fait trois fois la taille du Québec et un droit de veto qui mèneraient les deux pays brisés, à la paralysie. Mais ça, M. Parizeau ne l'admettra pas avant le 31 octobre. C'est la surprise des lendemains référendaires.
Donc le choix devant nous, lundi dans trois semaines, n'est pas le choix d'un Québec souverain assorti d'un nouveau partenariat avec le reste du Canada.
Le choix c'est un Québec séparé, qui ne fait plus partie du Canada, où il n'y a plus de Québécois à la Chambre des communes, où il n'y a plus de Québécois dans l'administration publique fédérale, où il n'y a plus de Québécois dans le gouvernement du Canada, où le Québec n'est plus une province du Canada, où les Québécois ne seront plus citoyens canadiens, où les Québécois n'auraient plus droit au passeport canadien.
Ça c'est l'option qui nous est proposée par M. Parizeau. C'est l'option qui s'appelle la séparation, le vrai mot que nos adversaires refusent d'utiliser parce qu'il est trop clair. C'est l'option qui affaiblirait inévitablement et sans aucun doute le Québec.
Il y a une autre option. C'est l'option qui nous permettra de poursuivre ensemble la construction d'un pays avec une histoire commune, des valeurs communes et des espoirs communs. C'est la meilleure garantie d'un Québec fort.
Cette option, c'est le Canada.
Vraiment, on a raison de dire NON à la séparation.
Vive le Québec... Vive le Canada.
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