Dîner du centenaire de Lester B. Pearson
Je veux vous parler aujourd'hui d'une élection -- l'élection de 1963, bien sûr, celle où je suis devenu député et où le Canada s'est donné d'un nouveau Premier ministre en la personne de Lester Pearson. À mon arrivée à Ottawa, je voulais changer le monde et mon pays. Mais Ottawa n'était pas la ville que l'on connaît maintenant. Je parlais peu l'anglais et je trouvais que c'était une petite ville très anglaise. Elle me semblait très différente de Shawinigan et il me paraissait difficile pour un francophone d'y être à l'aise.
Je n'avais que 29 ans à l'époque; j'étais avocat dans une petite ville de province, j'étais francophone et j'étais catholique. M. Pearson, comme je l'ai toujours appelé, avait 66 ans; il était le fils d'un pasteur méthodiste et prix Nobel de la paix. Il avait vécu dans les grandes ambassades et avait été invité à la table des Churchill, Roosevelt et de Gaulle. Il ne semblait pas être le genre de Premier ministre avec lequel j'irais un jour à la pêche. Le monde dans lequel il évoluait m'a d'abord semblé très éloigné du monde ouvrier de Shawinigan. Mais quand j'ai rencontré Mike Pearson, cette distance s'est vite évaporée.
Cet homme partageait ma vision de ce que le Canada pourrait et devrait être. Il m'a confié un jour que la plus grande erreur que nous ayons faite au Canada, c'était d'avoir laissé la reine Victoria choisir Ottawa plutôt que Montréal comme capitale du pays, car c'est une ville anglaise qui devenait ainsi notre capitale nationale. M. Pearson était aussi déterminé que je l'étais à réparer cette injustice. Très vite, on a de plus en plus entendu parler français sur la colline, au Cabinet et un peu partout en ville. À son instigation, Ottawa allait devenir la capitale bilingue qu'elle est aujourd'hui.
Sa riche expérience internationale avait appris à M. Pearson que la véritable valeur d'un pays libéral et démocratique se mesure à la façon dont il traite ses minorités et à la générosité avec laquelle il partage ses richesses. M. Pearson aimait le Canada passionnément. Il savait que le Canada n'avait pas toujours été ce qu'il aurait dû être. Il savait qu'on pouvait faire mieux, et je le savais aussi.
C'est ainsi qu'en 1963, les libéraux dirigés par Lester Pearson se sont lancés dans la grande aventure de faire du Canada le pays plus juste, plus généreux et plus tolérant qu'il est devenu aujourd'hui. L'aventure est loin d'avoir été facile. M. Pearson a eu des défis à relever, comme en ont tous les premiers ministres. Je vais résister ici à la tentation de comparer messieurs Duceppe et Manning à messieurs Caouette et Diefenbaker. Je résisterai également à la tentation de comparer le Paul Hellyer d'autrefois au Paul Hellyer d'aujourd'hui.
M. Pearson n'a pas eu la tâche facile. Il n'a pas eu la chance de prendre part aux joutes oratoires qui animent les Communes ces temps-ci. Notre situation de gouvernement minoritaire nous tenait constamment en haleine. Nous n'avions toujours qu'un point ou deux de plus que l'opposition dans les sondages. À un moment donné, M. Pearson est devenu aussi impopulaire que M. Diefenbaker... ce qui n'est pas peu dire.
Ceux qui s'indignent devant la cruauté des caricaturistes à mon égard feraient bien de se rappeler le sort qu'ils faisaient subir à M. Pearson à l'époque. Il avait toujours le noeud papillon de travers, les cheveux hirsutes, le complet froissé et les lunettes en train de lui glisser du nez. On aurait dit que le style de notre homme reflétait celui du gouvernement, mis à rude épreuve par les trafiquants de drogue, les séparatistes, les protestations contre la guerre, John Diefenbaker, sans parler des espions et des scandales à connotation sexuelle. (Il faut dire que la politique a perdu ce genre de piquant depuis la fin de la guerre froide.)
Il y avait même des dissensions ouvertes au sein du parti. Rappelons-nous par exemple cette jeune étoile montante qui était en désaccord avec la décision de M. Pearson au sujet des armes nucléaires et qui lui a écrit ceci : « Je suis très déçu et attristé de voir un homme renier ses anciens principes et fouler du pied les politiques qui lui ont valu tant de respect et d'admiration. » Heureusement, ce jeune libéral n'a pas donné suite à sa promesse de quitter le parti. Aujourd'hui, il est ministre des Affaires étrangères. Lloyd est toujours aussi idéaliste, mais il est devenu un peu moins dur pour son chef avec les années.
Les journalistes et les caricaturistes de l'époque qui s'en donnaient à cur joie avec toutes ces petites histoires passaient à côté de l'essentiel -- ils ne voyaient pas le pays nouveau que M. Pearson était en train de créer avec son gouvernement. Ils ne soupçonnaient pas à quel point ce pays allait s'améliorer avec les années.
J'étais là quand Mike Pearson a décidé de faire du Canada un pays bilingue et biculturel et d'avoir une administration fédérale reflétant les deux cultures.
J'étais là quand le gouvernement Pearson s'est mobilisé pour doter le pays d'un nouveau drapeau, même lorsque le débat prenait des allures de joute nocturne au Parlement. J'étais fier quand je l'ai vu arborer ses médailles de guerre, s'armer de courage et annoncer devant une Légion canadienne hostile que plus jamais le Canada n'allait participer à une guerre ou à une mission de paix sans ses propres symboles nationaux.
J'étais là quand nous avons dit que l'immigration au Canada se ferait sans que la couleur entre en ligne de compte. Regardez autour de vous et voyez le résultat de notre action; voyez comme le multiculturalisme nous a enrichis.
J'étais là quand Mike Pearson a fait adopter le Programme canadien de prêts aux étudiants et permis à tant de Canadiens d'avoir accès à l'éducation universitaire. Quand j'étais jeune garçon, les parents comme les miens devaient travailler d'arrache-pied, hypothéquer leur maison et économiser chaque sou pour envoyer avec un peu de chance un ou deux de leurs enfants à l'université. Un seul Canadien sur cinquante obtenait un diplôme d'études postsecondaires dans les années 50. Aujourd'hui, c'est plus d'un Canadien sur cinq -- le plus fort pourcentage dans le monde.
J'étais là quand Mike Pearson a établi la Commission royale d'enquête sur la situation de la femme, dont les idéaux s'accordaient si bien avec les vues de Maryon Pearson et celles de sa fille, Patricia Pearson Hannah. Les recommandations de cette commission allaient orienter les initiatives du gouvernement libéral pendant plusieurs dizaines d'années.
J'étais là quand le gouvernement Pearson a proposé le Régime de pensions du Canada pour donner aux travailleurs canadiens une sécurité dont la génération de mon père n'aurait même jamais osé rêver.
Et j'étais là quand le gouvernement de Mike Pearson s'est battu pour l'assurance-maladie -- malgré les protestations des puissants intérêts en cause, malgré les tentatives d'intimidation du gouvernement conservateur de l'Ontario, malgré l'opposition des provinces les mieux nanties et de beaucoup de gens riches. J'étais là le jour où fut adopté le programme social qui allait faire épargner des milliards de dollars aux Canadiens par rapport à ce que leurs voisins du Sud doivent payer, et qui allait sauver des milliers de vies. Le Président Clinton doit vouloir se secouer la tête quand il imagine à quel point ses compatriotes américains seraient plus riches et mieux portants s'ils avaient suivi l'exemple du Canada.
Oui, j'étais là quand le Canada est devenu le pays plus tolérant, plus civilisé et plus prospère que l'on connaît aujourd'hui. Si nous sommes aujourd'hui considérés comme le meilleur pays au monde par les Nations unies, c'est en raison de ce que nous avons fait à l'époque.
C'est Mike Pearson qui nous a amenés là où nous sommes aujourd'hui. Cet homme chaleureux, généreux et pourtant très ordinaire savait que les grands pays de ce monde prennent soin des êtres vulnérables, favorisent l'épanouissement de leurs talents les plus prometteurs, et cherchent à rallier les exclus. Telles étaient les valeurs de ce grand homme; ces valeurs libérales, et ce sont les miennes aujourd'hui.
Mike Pearson m'a donné la chance de faire mes preuves en politique. Sans lui, je ne serais pas arrivé où je suis aujourd'hui. Son héritage me tient profondément à cur, comme à tous les libéraux d'ailleurs. Nous honorons sa mémoire en ce jour qui marque le centième anniversaire de sa naissance. Mais cela ne suffit pas : nous devons nous employer chaque jour à préserver et à bonifier ce qu'il nous a laissé. Il y a le passé, mais il y a aussi l'avenir.
Les circonstances ont bien changé depuis l'époque du gouvernement Pearson. Nous devons trouver des solutions nouvelles aux problèmes nouveaux. Mais si les politiques doivent changer, nos valeurs, elles, doivent rester les mêmes. Nos principes libéraux résistent à l'épreuve du temps.
Mike Pearson m'a appris que le leadership s'exprime avant tout par le travail et la détermination. Que c'est une question de courage et d'engagement. Que les Canadiens et Canadiennes ne manquent pas de courage, et que le travail d'un leader consiste à leur présenter des choix honnêtes. Et de leur dire avec la même honnêteté : c'est ce que je ferai. Les choix ne sont pas toujours faciles, mais si vous êtes honnêtes, si vous croyez dans la direction que vous imprimez, et si vous terminez toujours le travail entrepris, alors là les gens embarqueront. Voilà ce qu'est le leadership. Et c'est ce que j'ai toujours tenté d'offrir. C'est ce que Mike Pearson m'a appris.
Le Canada se trouve à la croisée des chemins en cette fin de siècle. Nous pouvons continuer sur notre lancée en misant sur ce que nous avons réalisé comme pays depuis quatre ans. Nous pouvons poursuivre nos efforts en vue d'une société plus forte, plus unie et plus tolérante qui dit oui à la diversité et qui permet à nos deux langues officielles de coexister dans l'harmonie... nos efforts en vue d'un filet de sécurité aussi généreux que durable... nos efforts en vue de politiques budgétaires réalistes et responsables... nos efforts en vue de d'ouvrir des perspectives d'avenir, et non pas des obstacles et des dettes, à nos enfants et à nos petits-enfants... nos efforts en vue d'un rôle actif et indépendant dans les affaires internationales.
Ou nous pouvons opter pour d'autres orientations. Le processus démocratique permettra bientôt aux Canadiens de s'exprimer à ce sujet.
En ce qui me concerne, le choix est clair. J'ai toujours travaillé à faire triompher les valeurs libérales incarnées par Mike Pearson et je n'ai pas l'intention de m'arrêter.
Mike Pearson était de ces êtres qui ont su nous transformer. Notre pays s'est amélioré grâce à lui.
Je terminerai en citant un extrait de son éloge funèbre. « L'aube des lendemains meilleurs dans lesquels il croyait ne nous illumine pas encore, mais les accents de sa flûte résonnent sur son passage et nous le suivons en répondant à l'appel de la musique tantôt triste, tantôt joyeuse de l'humanité. »
Cette musique, les Canadiens et Canadiennes, de même que les hommes et les femmes qui forment ce gouvernement, l'entendent encore aujourd'hui.