Notes pour une allocution de
Madame Jocelyne Bourgon
Greffier du Conseil privé et secrétaire du Cabinet
Université Carleton
Ottawa (Ontario)
Le 13 mars 1998
Introduction
Je vous remercie de votre invitation et je me réjouis de loccasion qui mest offerte de me joindre à vous ce soir.
En prévision de cette soirée, je me suis entretenue brièvement avec votre doyen, monsieur Alan Maslove. À la fin de notre conversation, jai retenu trois questions, pouvant vous intéresser :
Le secteur public aura-t-il autant dimportance à lavenir? Nest-il pas un peu dépassé?
Dans quel état trouveriez-vous la fonction publique si vous y entriez aujourdhui?
À quel genre de carrière les serviteurs de lÉtat peuvent-ils sattendre à lavenir?
Ce sont toutes de bonnes questions et jai donc décidé den faire la base de mon allocution de ce soir.
1. Le secteur public est-il dépassé?
Après 15 années de compression des effectifs et de débats au sujet de la nécessité de réduire la taille du gouvernement, je comprends que lon puisse avoir limpression quil ne restera pas grand-chose dintéressant à faire dans le secteur public dans les années à venir.
Cependant, je ne partage pas cet avis. En fait, je pense que le gouvernement et les institutions du secteur public sont sur le point de devenir le centre de beaucoup dattention. Laissez-moi vous dire pourquoi.
Au cours de la dernière décennie, nous avons tous appris que la démocratie alliée à une économie de marché est le modèle incontesté dorganisation dune société. Personne ne sait comment faire fonctionner une économie prospère autrement quau moyen dun système déconomie de marché. Cest la façon la plus efficace dexploiter des ressources restreintes. Personne ne connaît de meilleure façon que la démocratie pour faire régner la paix au sein dune société et den assurer la cohésion. Cest la façon la plus efficace de servir lintérêt collectif.
Les pays, tels que le Canada, qui ont profité des deux systèmes à la fois ont dépassé tous les autres. Dans ces pays, il ne sagit pas de la domination dun secteur par lautre, mais plutôt de la recherche dun équilibre :
entre léconomie de marché et les institutions du secteur privé qui la soutiennent pour assurer la richesse, la croissance et laugmentation des salaires réels;
et la démocratie et les institutions du secteur public qui la soutiennent pour nous procurer le cadre juridique nécessaire à la paix, à la mise en commun des ressources pour répondre aux besoins collectifs et à la création du contexte permettant à léconomie de marché de prospérer.
Nous avons tous beaucoup entendu parler de la transformation de léconomie de marché dans le contexte de la mondialisation de léconomie. Eh bien, préparez-vous maintenant à entendre parler de limportance de la démocratie et du secteur public au sein dune société performante dans le contexte mondial. La Banque mondiale, lOrganisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) et le Fonds Monétaire International sont en voie de découvrir limportance du secteur public; ce nest quun début.
Dans un contexte mondial, les pays où règne la paix, qui disposent dune infrastructure moderne, dune main-doeuvre de classe internationale et dont les gouvernements sont prêts à investir dans le développement des personnes et dans la recherche et le développement auront un avantage comparatif important pour attirer des investissements.
Des rues et des quartiers sûrs, la qualité de lair, des eaux pures, des écoles adéquates, des établissements denseignement de calibre international et des soins de santé modernes auront une importance primordiale dans la course pour attirer et garder les gens de talent.
Dans une économie et une société fondées sur le savoir, on nhérite pas des avantages comparatifs, on les crée. Le savoir et les compétences napparaissent pas par hasard; ils exigent des investissements soutenus dans léducation, la formation et dans une infrastructure moderne de communications.
Tout cela implique un rôle clé pour lÉtat et ses institutions.
Ma réponse à la première question est donc la suivante : indépendamment de ce que le nouveau siècle aura en réserve pour nous, nous pouvons dores et déjà être certains que lÉtat et les institutions du secteur public auront un rôle primordial à jouer. Le débat au sujet de « la réduction de la taille du gouvernement » tire à sa fin. Nous assisterons désormais à un débat quant au rôle de lÉtat au sein dune société performante, cest-à-dire de la responsabilité des gouvernements à assurer au Canada et aux Canadiens les avantages comparatifs nécessaires pour aller chercher les investissements et les talents dans un contexte de concurrence à léchelle mondiale.
Nous entamons une période exaltante de la vie du secteur public au Canada et ailleurs dans le monde.
2. Dans quel état trouveriez-vous la fonction publique du Canada si vous y entriez aujourdhui?
Jespère que vous êtes maintenant tous persuadés que le secteur public continuera davoir un rôle essentiel à jouer à lavenir. Mais que trouveriez-vous si vous entriez à la fonction publique du Canada? Trouveriez-vous une institution bureaucratique rigide, bondée de fonctionnaires démoralisés, vieillissants, cyniques et sous-payés?
Je veux répondre à cette question en rendant hommage aux personnes qui servent actuellement à la fonction publique du Canada. Ces personnes ont supervisé la réorientation la plus fondamentale du rôle du secteur public canadien depuis la Seconde Guerre mondiale. Elles ont ramené la taille du secteur public du Canada en tant que pourcentage du produit intérieur brut (PIB) à son plus bas niveau depuis les années 1945 - 1950, de manière efficace et compétente. Elles ont en même temps entrepris de moderniser la prestation des services, de renforcer la capacité délaboration des politiques et de rajeunir linstitution.
Elles auront payé un prix personnel élevé pour parvenir à ces résultats, mais il ne fait aucun doute quelles laisseront à leurs successeurs une institution meilleure que celle quelles auront reçue en héritage.
Vous êtes des étudiants en administration publique. Vous avez étudié le « modèle britannique de réforme du secteur public », l« approche né-zélandaise », les « initiatives australiennes ». Tous les pays font face à des défis similaires et y réagissent à leur manière.
Mais que savez-vous du « modèle canadien » de réforme du secteur public? Que savez-vous des réformes qui ont été effectuées à la fonction publique du Canada au cours des quatre ou cinq dernières années? Jaimerais vous donner un aperçu du « modèle canadien » de réforme du secteur public en résumant les bases philosophiques et ses principes directeurs.
Pris isolément, ces principes ne sont pas typiquement canadiens. Dans leur ensemble, ils diffèrent suffisamment de lapproche adoptée par les autres pays pour mériter notre attention :
Le modèle canadien de réforme du secteur public reconnaît limportance dassurer des services gouvernementaux abordables, à la mesure de nos moyens collectifs, mais rejette lidée que le moins est garant du mieux.
Cest là un principe important, cela signifie que le but des réformes du secteur public nest pas de rendre ces services attrayants pour des acheteurs potentiels. Le but des réformes du secteur public du Canada est de le rendre abordable pour les Canadiens, de le moderniser et de le rendre efficace.
Le modèle canadien reconnaît limportance des partenariats et des alliances stratégiques.
Pour servir lintérêt public, il nest pas nécessaire que lÉtat assume tout ces rôles à la fois. Au contraire, lÉtat doit sappuyer sur la force dautres partenaires, soit le secteur privé, le secteur bénévole, les organismes sans but lucratif, ou les citoyens eux-mêmes.
Aujourdhui, on trouve dans tous les ministères des partenariats de toutes sortes, chacun ayant ses caractéristiques particulières et bâtissant des ponts inter sectoriels en vue datteindre des objectifs communs. Ces arrangements nexistaient pas il y a quelques années à peine.
Le modèle canadien réaffirme limportance des citoyens au-delà de leur rôle de consommateur et de client.
En dautres termes, cela signifie que le secteur public ne peut être géré comme une entreprise. La fonction publique du Canada doit être gérée en fonction des valeurs et des principes du secteur public. Comme vous le savez, dautres personnes au gouvernement, dans le secteur public ou dans le monde universitaire, ont adopté un point de vue très différent.
Le secteur public, tout comme le secteur privé, croit à la qualité du service et à lamélioration de lefficacité, mais pour des raisons qui lui sont propres. Le secteur public croit à lefficacité parce que chaque dollar épargné peut être affecté à fournir plus de services aux Canadiens ou à réduire leur fardeau fiscal. Il sagit ici de qualité par respect pour ceux que nous servons.
La réforme du secteur public canadien a accordé une importance égale au renforcement de lélaboration des politiques et à la modernisation de la prestation des services.
Je suis particulièrement fière des progrès accomplis dans ce domaine.
Au chapitre des services, on trouve aujourdhui à la fonction publique du Canada, des services intégrés entre ministères et organismes, des services intégrés entre gouvernements et un recours croissant à la technologie de linformation. Celle-ci permet de relier entre eux les Canadiens et leurs collectivités et de leur donner accès au savoir qui se trouve actuellement partagé entre trois paliers de gouvernement.
Au chapitre des politiques, on trouve aujourdhui un réseau interministériel regroupant les unités délaboration des politiques relevant de 30 ministères et organismes fédéraux. Elles partagent un plan de travail commun couvrant des questions telles que la croissance, le développement humain, la cohésion sociale, les défis mondiaux et ladaptation à la société du savoir. Leurs premières conclusions ont fait lobjet de discussions entre 300 analystes en politiques provenant de partout dans la fonction publique et de 40 organismes de recherche externes. Un progrès important. Les membres du réseau prévoient tenir une conférence nationale à lautomne de 1998. Le travail délaboration des politiques se porte bien dans la fonction publique du Canada.
La plupart des travaux de réforme du secteur public effectués dans dautres pays ont porté sur la prestation des services. Aujourdhui, certains de mes homologues sinquiètent de lavenir de leur fonction publique dans leur pays. Ils craignent que le rôle de la fonction publique se limite à lexécution de décisions et quil soit dépouillé de lélément essentiel dune fonction publique professionnelle non partisane, soit une forte capacité délaboration des politiques et une solide fonction de remise en question.
Le modèle canadien a nécessité le leadership des élus et des employés de lÉtat.
Là encore, lhistoire de la réforme du secteur public au Canada au cours des dernières années diffère de celle des autres pays. Au Royaume-Uni, en Australie et en Nouvelle-Zélande, les réformes du secteur public ont été le fruit dun leadership politique énergique. Dans le cas du Canada, le leadership fut partagé. Le leadership politique a permis de réorienter le rôle de lÉtat, dassurer un équilibre et de garder le cap. Le leadership des fonctionnaires a permis de mettre de lavant des propositions nouvelles, de concrétiser les projets et dexécuter les réformes en douceur.
Je réponds donc maintenant à la deuxième question. Les personnes qui joindront les rangs de la fonction publique du Canada dans les années à venir trouveront une institution qui vient à peine de terminer le plus profond réalignement de son rôle depuis des années, non sans que lon perçoive les signes de fatigue que cet effort a nécessité; elles trouveront une institution forte et durable qui expérimente et explore de nouvelles façons de faire; elles trouveront une institution résolument axée sur lavenir, soit de préparer le Canada et les Canadiens au nouveau millénaire.
3. À quel genre de carrière les fonctionnaires peuvent-ils sattendre à lavenir?
Contrairement à ce que certaines personnes peuvent penser, il ny a pas de pénurie de candidats qualifiés qui aspirent à une carrière à la fonction publique du Canada.
En fait, cest presque le contraire. De nombreux jeunes diplômés, hautement qualifiés et enthousiastes ont manifesté leur désir de se joindre à la fonction publique même pendant la période la plus difficile des compressions et de la décroissance. Nous avons reçu des milliers de candidatures à des concours visant à doter aussi peu que 40 postes de la catégorie professionnelle. Le problème des dernières années nétait pas tant dattirer de nouvelles recrues, mais de créer des ouvertures en même temps que gérer la décroissance.
Cette période est maintenant terminée et tous les ministères doivent maintenant préparer une stratégie de recrutement destinée à répondre à leurs besoins futurs.
Si nous navons pas eu de difficulté à attirer de nouvelles recrues, nous avons certainement éprouvé de sérieuses difficultés à retenir les services de fonctionnaires hautement qualifiés au sommet de leur profession. Nombre de ceux qui nous ont quittés voulaient rester; mais après sept années de gel des salaires, certains ne pouvaient tout simplement pas se permettre de rester. Ces problèmes ne sont pas résolus, mais nous faisons des progrès. Le gel des salaires a pris fin. Sept conventions collectives ont été signées, et la rémunération des cadres a été réajustée récemment.
Finalement, la génération des personnes qui sont entrées à la fonction publique pendant les années 60 est maintenant admissible à la retraite, de sorte que 30 % des cadres pourraient se retirer dici à lan 2000 et 70 % pourraient le faire dici à 2005. La fonction publique entre dans une période intensive de recrutement et de promotion. Au cours des 10 prochaines années, les perspectives de carrière seront donc très bonnes à la fonction publique du Canada.
Dans ce contexte, une carrière à la fonction publique continuera dêtre une carrière consacrée à servir le Canada et les Canadiens, leurs institutions démocratiques et lintérêt collectif. Et, après vingt-cinq années de service public, je demeure persuadée quaucune autre carrière ne peut offrir lenvergure, la diversité, la complexité et lintérêt quoffre la fonction publique. Tout cela ne change pas.
Certains aspects dune carrière à la fonction publique changent cependant; jen mentionnerai quelques-uns.
Approche globale du gouvernement.
Vous avez peut-être remarqué quaprès les élections, le gouvernement du Canada a modifié le nom de ses comités du Cabinet. Le Comité du Cabinet chargé des politiques économiques est devenu le Comité du Cabinet sur lunion économique du Canada, et le Comité du Cabinet chargé des politiques sociales est devenu le Comité du Cabinet sur lunion sociale du Canada. Vous ne pouvez cependant pas savoir que, de plus en plus souvent, ces deux comités siègent conjointement. Pourquoi, demanderez-vous?
Parce que les lignes de démarcation entre les politiques économiques et les politiques sociales sont en voie de disparaître et que, de plus en plus, une « approche globale du gouvernement » est la seule façon détablir des politiques appropriées. Dans la pratique, cela signifie quun ministère ne peut plus élaborer une proposition de politique même en consultation avec dautres, sans que cette proposition soit être conçue dès le départ par une équipe multidisciplinaire danalystes de politiques provenant de plusieurs ministères.
Les fonctionnaires et les gestionnaires du secteur public devront de plus en plus posséder des connaissances variées et une expérience diversifiée. La fonction publique devra leur fournir les débouchés pour diversifier leur carrière.
La fonction publique du Canada est un réseau complexe dorganisations verticales et horizontales.
La fonction publique est comparable à une organisation verticale en raison de la délégation de pouvoirs conférée du Parlement aux ministres, aux sous-ministres et ainsi de suite. Une structure de responsabilité horizontale se superpose à cette structure verticale. Voici deux exemples récents. Le travail sur les changements climatiques est dirigé par un sous-ministre adjoint du ministère de lAgriculture. Il fonctionne sous lautorité du sous-ministre de lEnvironnement et du sous-ministre des Ressources naturelles. Les membres de son équipe proviennent de quatre ou cinq ministères différents. Le groupe de travail rend compte à deux ministres qui président conjointement un comité de ministres.
Les négociations avec les provinces sur le renouvellement de lunion sociale du Canada sont dirigées par un sous-ministre adjoint du Secrétariat du Conseil du Trésor, et les membres de léquipe viennent de partout. Le groupe fait rapport au ministre de la Justice en sa qualité de présidente du Comité du Cabinet sur lunion sociale, qui regroupe 13 ministres.
Du point de vue dune carrière dans la fonction publique, ces exemples illustrent bien limportance de travailler efficacement en équipe, dutiliser lautorité formelle et informelle, de faire preuve de leadership à loccasion et dappuyer le leadership des autres lorsque les circonstances le demandent. Dans tous les cas, les membres de ces équipes apportent une contribution et une valeur ajoutée.
La fonction publique est une organisation axée sur le savoir; elle doit en outre devenir une organisation axée sur lapprentissage continu.
Cest un cliché, diront certains. Je ne suis pas daccord.
Il ny a pas si longtemps, la fonction publique se composait dun grand nombre demployés de soutien, de nombreux cols bleus, dun certain nombre de professionnels et de quelques gestionnaires. Nous employons maintenant peu de cols bleus; nos employés de soutien sont des spécialistes en technologie de linformation; nos professionnels sont des travailleurs du savoir, et nous avons un bon nombre de cadres. Les employés possèdent la plus importante ressource de lorganisation, soit le savoir-faire et la capacité dinnover. Avec tout le pouvoir du monde, les gestionnaires ne peuvent «commander» ni «contrôler» la créativité et linnovation. Ce contexte exige quon aborde la gestion de manière différente afin dinciter tout le monde à donner le meilleur deux-mêmes, et à obtenir des résultats. Il faut gérer les ressources humaines différemment.
Conclusion
La démocratie et les institutions du secteur public qui la soutiennent sont essentielles à une société performante. Dans un contexte mondial, lÉtat jouera un rôle clé pour créer les avantages comparatifs dun pays et ainsi attirer les talents et les investissements. La fonction publique du Canada vient de terminer la plus profonde réorientation de son rôle depuis les années 50. Elle a en même temps amélioré ses méthode de prestation des services et renforcé sa capacité délaboration des politiques. Entreprendre une carrière à la fonction publique, cest se vouer à servir lintérêt collectif. Cela veut dire faire face à des défis dune grande complexité, travailler avec des hommes et des femmes également talentueux et dévoués, apprendre, et se voir donner la chance dapporter une contribution au-delà de ce que chacun peut atteindre individuellement.
Le service public est un état dâme; la gestion est un coup de coeur. Si ceci vous interpelle, une carrière à la fonction publique vous appelle.