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Archives - Salle de presse

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« Les Canadiens ont raison de se regrouper autour de leur Charte »

Notes pour une allocution
de l’honorable Stéphane Dion
Président du Conseil privé et
ministre des Affaires intergouvernementales

Discours prononcé lors de la conférence
Les vingt ans de la Charte, organisée par l’Université York

Toronto (Ontario)

le 12 avril 2002

L'allocution prononcée fait foi


          Je me demande s’il y a un autre pays au monde que le Canada où l’enchâssement dans la Constitution d’une charte des droits a été considéré comme un facteur potentiel de désunion. Telle était pourtant une opinion largement répandue il y a 20 ans, quand le Premier ministre Trudeau et son ministre de la Justice, le très honorable Jean Chrétien, ont réussi à donner une charte des droits et libertés au peuple canadien.

          Aujourd’hui, à quelques jours du 20e anniversaire de cet événement, il faut bien constater l’attachement des Canadiens envers leur Charte. Les sondages le confirment. Par exemple, dans un sondage mené cette année par le Centre de recherche et d’information sur le Canada, à la question « De façon générale, pensez-vous que la Charte [...] est [...] une bonne chose [...] ou une mauvaise chose [...]», 92 % des Canadiens (dont 91 % des Québécois) étaient d’avis qu’il s’agissait d’une bonne chose.1

          Encore il y a dix ans, plusieurs observateurs et personnalités politiques voyaient dans la Charte une source de division grave au Canada. La Charte et l’interprétation qu’en ferait la Cour suprême, affirmait-on, entraient en conflit avec au moins trois dimensions essentielles de la réalité canadienne : notre tradition démocratique, notre structure fédérale et l’identité québécoise. Je vais examiner l’une après l’autre ces trois dimensions et démontrer qu’elles se sont finalement très bien adaptées à l’ajout d’une charte des droits et libertés au bénéfice de l’ensemble des Canadiens.

          J’espère ainsi vous fournir de la matière pour lancer les débats de ce colloque de très haut niveau sur « Les vingt ans de la Charte ». Je suppose que c’est ce qu’attendaient de moi le Département de science politique et le Collège MacLaughlin de l’Université York lorsqu’ils m’ont fait l’honneur de cette invitation.

1. La Charte et la démocratie

          Les chartes des droits existent pour protéger les individus et les minorités contre le pouvoir incontrôlé de l’État. Je comprends fort bien, toutefois, que l’on craigne que ce soit au pouvoir judiciaire que les chartes confèrent une autorité excessive au détriment du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Aucun démocrate ne saurait approuver que des juges non élus jouent les législateurs et les gouvernants en lieu et place des élus du peuple.

          Je peux vous assurer qu’en six ans d’expérience à la table du Cabinet je ne me suis jamais senti privé de mes responsabilités par les juges et leurs décisions. Je n’ai jamais eu le sentiment que les juges outrepassaient leur pouvoir et empiétaient sur celui des élus. Du reste, pour le gouvernement auquel j’appartiens, la nécessité d’agir en conformité avec la Charte et les décisions des tribunaux n’est certainement pas la contrainte qui pose le plus de problèmes. 

          La principale contrainte pour un ministre, vous le savez bien, est politique : s’il a une idée qu’il estime bonne, il ne peut la mettre en application sans obtenir au minimum l’accord du Premier ministre. Le travail de persuasion auprès des collègues du Cabinet, du Caucus, des hauts fonctionnaires et des milieux concernés dans la population est ce qui fait l’essentiel du quotidien d’un ministre.

          La deuxième contrainte est financière : ce qu’on s’entend bien entre ministres pour dépenser vos impôts quand le ministre des Finances et la présidente du Conseil du Trésor ne sont pas là! Mais, dès qu’ils arrivent à une réunion, la réalité nous rattrape et chacun se plie à la nécessaire discipline budgétaire.

          La troisième contrainte est constitutionnelle : elle vient du partage des responsabilités et pouvoirs constitutionnels entre les deux ordres de gouvernement. Ici, c’est votre humble serviteur plutôt que le ministre des Finances qui, parfois, doit jouer les trouble-fête. Le ministre des Affaires intergouvernementales, en collaboration avec le ministre de la Justice, veille à ce que chacun de ses collègues soit bien pénétré de l’importance de remplir le rôle constitutionnel qui revient au gouvernement fédéral en collaboration avec les provinces et dans le respect du rôle qui est le leur.

          La longue habitude d’une discipline liée au partage constitutionnel des pouvoirs et au contrôle qu’exercent les tribunaux à cet égard a probablement aidé les gouvernements de notre pays, tant au fédéral qu’au provincial, à accepter le contrôle juridique supplémentaire qui leur vient de la Charte depuis 1982. Certes, il a pu arriver qu’un premier ministre provincial se plaigne de « l’activisme » des tribunaux au lendemain d’une décision judiciaire qui lui déplaisait. Il me semble cependant que tous les gouvernements acceptent la nécessité de respecter la Charte comme une dimension légitime et positive de notre système politique.

          En fait, le parti politique le plus critique envers la Charte est celui qui forme actuellement l’Opposition officielle à la Chambre des communes. Mais même lui n’ose pas préconiser l’abrogation de la Charte, ce qui serait d’ailleurs un suicide politique, compte tenu de l’attachement des Canadiens envers cette institution qui protège leurs droits.

          Mon expérience au gouvernement m’apparaît tout à fait conforme à ce que plusieurs d’entre vous, à la suite des professeurs Peter Hogg et Allison Bushell, désignent comme un « dialogue » entre la Cour et les élus du peuple.2 Un « dialogue » au sens figuré s’entend, car un ministre ne peut intervenir auprès d’un juge! Mais il est vrai que nous prenons nos décisions en imaginant en partie les décisions que la Cour prendra. Et nous ne faisons pas que réagir aux décisions; nous jouons notre rôle au cours du processus d’élaboration des lois, en interprétant la Charte et en la rendant bien vivante. Dans les cas où l’une de nos lois est contestée devant la Cour et que cette dernière, après avoir écouté toutes les plaidoiries, dont la nôtre, nous dit que nous ne respectons pas la Charte, nous parvenons à trouver, à même les jugements, des pistes de solutions en vue d’apporter les correctifs nécessaires.

          En six ans comme ministre, soit depuis le 25 janvier 1996, à ma connaissance, il est arrivé à quatre reprises qu’une partie d’une loi fédérale a été invalidée par la Cour suprême.3 À plusieurs occasions, une disposition a été interprétée de manière à ce qu’elle puisse être conforme à la Charte, ou encore la Cour a déclaré une disposition inconstitutionnelle en partie seulement. Je peux dire que, dans chacun de ces cas, le gouvernement a respecté la décision de la Cour et, en deux occasions, il a apporté des modifications législatives pour répondre à la Cour.4

          Je sais cependant que certains d’entre vous ne sont pas convaincus par cette métaphore du dialogue. Certains estiment que les gouvernements sont démunis dans ce « dialogue », notamment parce qu’il ne leur est pas possible d’y mettre fin lorsque ce qu’ils entendent ne leur plaît pas. Une telle capacité de se soustraire à une décision de la Cour est pourtant prévue à l’article 33 de la Charte, la fameuse clause dérogatoire qui, comme vous le savez, permet au Parlement canadien ou à une législature provinciale de déclarer expressément dans une loi que la totalité ou une partie de la loi s’appliquera « nonobstant » certaines dispositions de la Charte; la dérogation est en vigueur pour cinq ans et peut être renouvelée par la suite. Dans les faits, on le sait, le prestige de la Charte est devenu si grand que tous les gouvernements hésitent fortement à utiliser cette clause dérogatoire.

          Je voudrais faire remarquer, à la suite de quelques-uns d’entre vous d’ailleurs, que les tribunaux ne contestent nullement le droit des gouvernements de recourir à l’article 33. La réticence manifeste des gouvernements à utiliser la clause dérogatoire n’a rien de juridique, elle est politique. Elle relève soit d’une opposition philosophique à l’idée d’agir nonobstant les droits confirmés des Canadiens – c’est le cas du gouvernement Chrétien –, soit du calcul qu’un tel recours législatif serait trop impopulaire auprès des électeurs. Mais, qu’il s’agisse de philosophie ou de calcul électoral, les gouvernements demeurent libres d’utiliser ou non la clause dérogatoire.

          Le professeur Christopher P. Manfredi, de l’Université McGill, a écrit que la clause dérogatoire est chargée d’opprobre depuis qu’elle a été identifiée, dans l’imaginaire des Canadiens, à l’utilisation qu’en a faite le gouvernement du Québec en 1988 afin d’interdire par une loi l’affichage commercial extérieur en anglais ou dans toute autre langue que le français. Selon le professeur Manfredi, ce geste très impopulaire au Canada anglais a terni l’article 33 au point de rendre presque impossible son utilisation : « Malheureusement, les dirigeants politiques qui ont tiré profit de l’inclusion par le Québec d’une clause dérogatoire dans la loi 178 pour condamner l’article 33 ne peuvent pas maintenant avoir recours à la dérogation dans des circonstances où celle-ci pourrait s’avérer bénéfique ».5 [Traduction]

          Je dois souligner que même au Québec l’interdiction légale des autres langues que le français n’a jamais été populaire. Elle a toujours soulevé l’opposition d’une majorité de Québécois dans les sondages. Si cette mesure avait été populaire au Québec, le gouvernement de cette province l’aurait peut-être maintenue en réutilisant la clause dérogatoire une fois échu le délai de cinq ans.

          En somme, si les gouvernements ne veulent pas utiliser l’article 33 dans leur dialogue avec la Cour, c’est qu’ils ne veulent pas l’utiliser non plus dans leur dialogue avec les Canadiens. Il s’agit d’une entrave politique, et non juridique.

          Comme le voulait Pierre Elliott Trudeau, la Charte est la propriété des Canadiens; elle renforce le pouvoir du peuple face à l’État. Il est vrai que ce pouvoir passe par la médiation des juges, mais cette médiation prend la forme d’un dialogue fructueux avec les élus du peuple. Après 20 années d’existence de la Charte, tel est le constat positif auquel en arrivent le gouvernement de Jean Chrétien, la grande majorité des Canadiens ainsi que, semble-t-il, la majorité de nos experts juridiques. Mais vous en délibérerez.

2. La Charte et le fédéralisme

          Il y a 20 ans, plusieurs Canadiens croyaient que la logique de la Charte allait être contraire à celle du fédéralisme et qu’au nom de l’égalité des droits les jugements et avis rendus par la Cour suprême du Canada allaient, peu à peu, entraîner l’uniformisation des lois au détriment de l’autonomie des provinces.

          Ce n’est pas ce qui s’est produit. Le professeur James Kelly, du Département de science politique de l’Université Brock, a calculé qu’il y avait peu de « cas où les tribunaux [avaient] annulé des lois provinciales et, plus important encore, [que] les annulations ne s’appliquaient pas dans les principaux champs de compétence provinciale »6 [Traduction]. En fait, les lois fédérales ont été plus souvent invalidées que les lois provinciales par la Cour suprême en vertu de la Charte : 35 fois comparativement à 20 fois entre 1982 et 20017. Je ne sais pas si un ministre fédéral doit s’en réjouir, mais le fait est que les dix gouvernements provinciaux ont été moins souvent visés que le gouvernement fédéral.

          Ainsi, c’est face aux deux ordres de gouvernement que les tribunaux ont renforcé les droits des Canadiens en s’appuyant sur la Charte. Mais ce faisant, les tribunaux ont préservé la logique du fédéralisme. Il l’ont même approfondie, en créant une jurisprudence « qui favorise la diversité et renforce l’autonomie provinciale »8 [Traduction], pour citer à nouveau le professeur Kelly.

          En effet, la Cour suprême a explicitement reconnu « la valeur de la diversité qui est à la base du partage des compétences »9. Elle a confirmé que « ce qui peut bien fonctionner dans une province (ou dans une partie de son territoire) peut tout simplement ne pas fonctionner dans une autre sans contrecarrer indûment le régime de la loi »10. Pour elle, « le principe du fédéralisme est une reconnaissance de la diversité des composantes de la Confédération et de l’autonomie dont les gouvernements provinciaux disposent pour assurer le développement de leur société dans leurs propres sphères de compétence ».11

          La Cour suprême a établi que les provinces pouvaient appliquer des solutions différentes à des problèmes politiques similaires sans que cela n’entraîne une discrimination : « Manifestement, dans un système fédéral, les distinctions entre les provinces ne donnent pas automatiquement naissance à une présomption de discrimination ».12

          Lorsque la Cour suprême a invalidé des lois provinciales, l’effet net fut souvent le renforcement de la diversité au sein de chacune de ces provinces. En reconnaissant aux minorités francophones des provinces anglophones le droit au contrôle de leurs écoles et de leurs commissions scolaires, ou en exigeant du gouvernement albertain qu’il interdise la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, ou encore en reconnaissant des droits aux peuples autochtones, la Cour n’a pas uniformisé le Canada, elle en a au contraire consolidé l’hétérogénéité.

          Notre Charte et notre fédéralisme sont bien assortis. Voilà le constat positif que je fais à partir de mes propres observations ainsi que de vos travaux, notamment ceux des professeurs James Kelly, Janet Hiebert et Katherine Swinton.13 J’ai bien hâte de prendre connaissance des résultats de vos délibérations sur ce sujet.

3. La Charte et le Québec

          Il a souvent été dit que la Charte canadienne des droits et libertés allait renforcer la thèse sécessionniste au Québec. Ce point de vue a été défendu tant par des auteurs indépendantistes14 que fédéralistes15. Je n’y ai jamais cru. J’ai toujours senti que la grande majorité des Québécois étaient d’accord avec le contenu de la Charte, laquelle ne diffère d’ailleurs pas tellement en substance de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

          La croyance que la Charte allait être rejetée au Québec tient beaucoup au contexte dans lequel elle a été enchâssée : celui du rapatriement. Le fait que l’Assemblée nationale du Québec n’a jamais accepté d’appuyer les modifications constitutionnelles de 1982 a pu laisser croire que le peuple québécois n’en approuvait pas la pièce maîtresse : la Charte elle-même.

          La virulence vengeresse avec laquelle les chefs indépendantistes ressassent sans fin leur version du rapatriement prend une place démesurée dans le débat. Encore un peu et ils nous feront croire que la « Nuit des longs couteaux » fait universellement référence à une négociation constitutionnelle canadienne en 1981 plutôt qu’à un règlement de compte sanglant entre nazis en 1934.

          Quoi qu’on pense de la façon dont notre Constitution a été modifiée, qu’on accepte la version des uns ou celle des autres (lire par exemple l’échange de lettres entre les premiers ministres Lougheed de l’Alberta et Lévesque du Québec16), il faut se rappeler que, d’après les sondages, les Québécois étaient plutôt d’accord avec le contenu de ces modifications constitutionnelles. À l’époque, l’action constitutionnelle du Premier ministre Trudeau ne lui a pas valu la défaveur de ses compatriotes du Québec. Sa cote de popularité est même restée supérieure à celle de M. Lévesque.17

          Mais surtout, on doit convenir qu’après 20 ans c’est moins la façon dont un changement a été fait qui importe que les effets dudit changement. C’est là d’ailleurs l’opinion de M. Claude Ryan, lui qui, vous vous en souvenez, avait refusé d’appuyer le rapatriement à titre de chef de l’Opposition officielle à l’Assemblée nationale et s’y refuserait toujours aujourd’hui. Je cite M. Ryan, dans un livre qu’il a publié à la veille du référendum de 1995 : « Pas plus aujourd’hui qu’hier, je n’approuve la manière dont cette opération fut réalisée. Treize ans plus tard, il convient néanmoins d’examiner avec plus de détachement la teneur objective des changements effectués en 1982. Avec le recul, force est de reconnaître que la Charte canadienne des droits et libertés, en particulier, est un texte digne d’une société civilisée. Elle garantit la protection des droits individuels contre les abus des législateurs et des gouvernants sans mettre en péril, mais en limitant mieux, l’autorité des élus ».18

          M. Ryan est aussi d’avis que la Cour a su interpréter la Charte « avec distinction, impartialité et humanité »19. Cela semble être l’avis de la grande majorité des Québécois comme de leurs concitoyens des autres provinces et territoires. Le sondage du Centre de recherche et d’information sur le Canada que j’ai déjà cité permet de constater que les Québécois, comme les autres Canadiens, sont généralement d’accord avec des décisions importantes que la Cour a rendues au fil des ans au regard de la Charte. Comme l’écrivent les auteurs de cette enquête : « Il semblerait que la Charte et le rôle des tribunaux ne constituent pas des enjeux suscitant un clivage régional. De surcroît, dans toutes les régions, des majorités importantes soutiennent les principes de la Charte relatifs au bilinguisme et aux droits des minorités à l’enseignement dans leur propre langue, au multiculturalisme, aux " limites raisonnables" à la liberté d’expression, et à l’interdiction des perquisitions sans mandat par la police. La Charte énonce véritablement des valeurs fondamentales sur lesquelles il y a consensus au sein de la population canadienne ».20

          Il est frappant de constater à quel point l’appui des Canadiens aux décisions de la Cour ne laisse pas transparaître de désaccords entre les Québécois et les autres Canadiens. Leurs opinions sont similaires, bien qu’à des degrés divers, y compris sur la question linguistique. Par exemple, si 91 % des Québécois sont d’accord pour dire que les Canadiens francophones vivant dans les provinces majoritairement anglophones devraient avoir droit à des services en français du gouvernement fédéral, 73 % des Canadiens vivant à l’extérieur du Québec sont aussi de cet avis. Vous comprendrez qu’à titre de ministre responsable de la coordination des langues officielles au gouvernement du Canada, je me réjouis de ce consensus dans un domaine où la Charte a permis aux tribunaux de jouer un rôle très actif et très positif au fil des ans.

          C’est bien à tort que certains ont pu voir une contradiction entre la Charte et le caractère distinct ou unique de la société québécoise. Deux anciens juges en chef de la Cour suprême, le regretté Brian Dickson21 et le très honorable Antonio Lamer22, ainsi que l’actuelle juge en chef, la très honorable Beverley McLachlin, ont déclaré que la Cour prenait en compte ce caractère unique dans ses décisions. Pour citer la juge en chef McLachlin : « Je pense que c’est clair, selon plusieurs de nos décisions, que nous essayons d’être sensibles à toutes les régions du Canada mais, bien sûr, le Québec a une histoire extrêmement unique (...) ».23

          On peut aussi citer la Cour elle-même : « Le principe du fédéralisme facilite la poursuite d’objectifs collectifs par des minorités culturelles ou linguistiques qui constituent la majorité dans une province donnée. C’est le cas au Québec, où la majorité de la population est francophone et qui possède une culture distincte ».24

Conclusion

          La Charte canadienne des droits et libertés a l’appui des Canadiens qui, à juste titre, voient en elle le renforcement de leurs droits. Le dialogue fructueux entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique qu’elle a permis d’établir a enrichi notre démocratie. Elle a fait naître une jurisprudence qui a approfondi la pratique du fédéralisme au Canada. Elle a reflété la riche diversité de notre pays et respecté l’identité québécoise. Sur tous ces plans, le bilan de la Charte est très positif, contrairement aux craintes exprimées au départ.

          Et la Charte a renforcé l’identité canadienne. Cela n’est pas censé être une bonne chose selon des intellectuels nationalistes du Québec. Le professeur Guy Laforest, notamment, a beaucoup écrit à ce propos.25 Mais, s’il est vrai que l’unité d’un pays peut se solidifier autour d’une cause aussi noble que le respect des droits universels, où est le mal? Comme l’a écrit encore une fois M. Claude Ryan : « Que cette charte ait été conçue en même temps comme un instrument apte à asseoir l’unité du pays sur des bases plus solides, il n’y a pas lieu de s’en inquiéter. Il y a plutôt lieu d’en être fier ».26

          En raison de mes responsabilités particulières en ce qui concerne l’unité canadienne, on me demande souvent ce que cela signifie que d’être Canadien – outre le fait de ne pas être Américain. Ma réponse est la suivante : pour moi, être Canadien, c’est s’efforcer d’être le plus universel possible, c’est tenter de faire de notre pays celui où les droits de tous sont les mieux respectés, le pays où chaque être humain a les meilleures chances d’être traité en être humain, quelle que soit sa religion ou la couleur de sa peau.

          Je ne dis pas que nous avons réussi à faire du Canada ce pays, je dis que nous devons toujours nous y efforcer et que cette quête est le plus beau fondement de ce que nous sommes. Notre charte des droits et libertés nous offre un puissant moyen pour y parvenir. Nous avons tout à fait raison de nous regrouper autour d’elle.

          Mais de cela aussi, je vous laisse délibérer.


NOTES

  1. La Charte : ciment de l’unité canadienne ou ferment de discorde?, sondage concernant l’attitude des Canadiens envers la Charte canadienne des droits et libertés, Centre de recherche et d’information sur le Canada, 11 avril 2002, p. 8.

  2. Hogg, Peter W. et Bushell, Allison A., « The Charter Dialogue between Courts and Legislatures » dans Osgoode Hall Law Journal, vol. 35, 1997, pp. 75-124. Voir aussi : Roach, Kent, « The Myths of Judicial Activism » dans Supreme Court Law Review, 14, 2001, pp. 297-330.

  3. R. c. Ruzic, [2001] 1 R.C.S. 687; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; Thomson Newspapers Co. c. Canada, (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877; et Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358.

  4. Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877.

  5. Manfredi, Christopher P., Judicial Power and the Charter - Canada and the Paradox of Liberal Constitutionalism, Oxford University Press, 2001, p. 194. Voir aussi : Monahan, Patrick, Meech Lake: The Inside Story, University of Toronto Press, 1991, p. 169.

  6. Kelly, James B., « The Impact of Charter Review on Canadian Federalism and Provincial Autonomy: Re-examining the Centralization Thesis », communication présentée au Congrès annuel de l’Association canadienne de science politique, Université de Sherbrooke, juin 1999, p. 30.

  7. Kelly, James B., « The Supreme Court and the Charter: Advancing Federal Diversity », communication présentée au colloque Managing Tensions: Evaluating the Institutions of the Federation, School of Policy Studies, Université Queen’s, Kingston, novembre 2001, p. 11.

  8. Kelly, James B., op. cit., p. 31.

  9. R. c. s. (s), [1990] 2. R.C.S. 254.

  10. R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, au par. 193.

  11. Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 au par. 58.

  12. Haig c. Canada (Directeur général des élections), [1993] 2 R.C.S. 995.

  13. Hiebert, Janet, « The Charter and Federalism: Revisiting the Nation-Building Thesis » dans Canada: the State of the Federation, sous la direction de Douglas M. Brown et Janet Hiebert, Kingston, Institut des relations intergouvernementales, Université Queen’s, 1995, pp. 153-178; Swinton, Katherine E., The Supreme Court and Canadian Federalism: The Laskin-Dickson Years, Toronto, Carswell Publishing, 1990, pp. 342-343.

  14. Fournier, Pierre, « The Future of Quebec Nationalism » dans And No One Cheered (Federalism, Democracy and the Constitution Act) sous la direction de Keith Banting et Richard Simeon, Toronto, Methuen, 1983, pp. 154-173.

  15. Stark, Andrew, « English-Canadian Opposition to Quebec Nationalism » dans Banting, Keith G., Dion, Stéphane et Stark, Andrew, The Collapse of Canada?, sous la direction de R. Kent Weaver, Washington, The Brookings Institution, 1992, pp. 123-158

  16. Le rapatriement de la Constitution : la correspondance de Lougheed et Lévesque, Institut des relations intergouvernementales, Université Queen’s, Kingston, 1999, 43 pages.

  17. En novembre 1981, 47 % des Québécois étaient satisfaits du comportement de Pierre Trudeau lors de la conférence constitutionnelle, alors que 38 % étaient insatisfaits. Les pourcentages à propos de René Lévesque étaient respectivement de 44 % et 40 %. (CROP pour The Gazette). En mars 1982, la majorité des Québécois (48 % contre 32 %) désapprouvaient l’attitude du gouvernement Lévesque pour son refus de signer l’accord constitutionnel (CROP), et en juin de la même année, 49 % considéraient la loi constitutionnelle comme une bonne chose et seulement 16 % pensaient le contraire (Gallup). Enfin, en septembre et octobre 1983, 42 % des Québécois étaient « plutôt satisfaits » du travail de Pierre Trudeau comme Premier ministre du Canada alors que 32 % étaient « plutôt satisfaits » du travail de René Lévesque comme premier ministre du Québec (SORECOM pour Le Soleil).

  18. Ryan, Claude, Regards sur le fédéralisme, Montréal, Boréal, 1995, p. 9.

  19. Ibid, p. 176.

  20. La Charte : ciment de l’unité canadienne ou ferment de discorde?, op. cit. p. 30. Voir aussi le sondage Environics de janvier 2002 réalisé pour l’Association for Canadian Studies, ainsi que le sondage Ipsos-Reid CTV-Globe and Mail, 6 avril 2002.

  21. À l’occasion d’un discours prononcé le 1er juin 1996 devant les membres du Military and Hospitaller Order of Saint Lazarus of Jerusalem, Winnipeg.

  22. Dans une entrevue accordée au Toronto Star, le 28 août 1999.

  23. La Presse, le 6 novembre 1999, p. B 12.

  24. Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998], 2 R.C.S. 217 au par. 59.

  25. Laforest, Guy, « La culture politique canadienne et la Charte des droits et libertés » dans Trudeau et la fin d’un rêve canadien, Sillery, Septentrion, 1992, pp. 173-205.

  26. Ryan, Claude, op. cit., p. 138.

 

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Mise à jour : 2002-04-12 Avis importants