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Lettre à monsieur Bernard Landry

 

Le 26 août 1997

Monsieur Bernard Landry
Vice-Premier ministre et ministre d’État
de l’Économie et des Finances
12, rue St-Louis
1er étage
Québec (Québec)
G1R 5L3

Monsieur le Vice-Premier ministre,

Les citoyens qui nous ont élus sont en droit d’obtenir de nous une discussion franche etrigoureuse à propos des procédures de sécession. C’est pourquoi je me réjouis de ce quevous m’ayez écrit, au nom de votre gouvernement, en réponse à ma lettre du 11 aoûtdernier. Il est à espérer que cette amorce de dialogue entre nous marque la fin d’uneattitude regrettable de votre gouvernement, qui a consisté à chercher à discréditer vosinterlocuteurs en vue d’éviter le débat de fond.

Maintenant que nos deux lettres ont été largement reproduites par les médias et queplusieurs de nos concitoyens ont eu le temps d’en prendre connaissance, permettez que jepousse plus loin.

Je ne vous accuse pas, moi, d’être un mauvais démocrate. Je vous reproche simplementd’avoir peu réfléchi à vos arguments. Je constate surtout que vous n’avez pas répondu àmes trois objections quant à la procédure que vous entendez suivre pour faire du Québecun État indépendant. Je reprends ces trois objections dans l’ordre où vous les avezévoquées dans votre lettre : les règles de majorité, la question des territoires et lesconséquences d’une déclaration unilatérale d’indépendance.

Premièrement, j’ai fait valoir que dans tous les cas de sécession où un référendum a ététenu, celui-ci a toujours été l’occasion de confirmer l’existence d’un consensus clair. Vousn’avez pas nié ce fait. Plutôt, vous avez soutenu qu’une majorité simple dans un référendum au Québec suffirait pour déclarer l’indépendance, en prenant argument de la procédure par laquelle a été créée la fédération canadienne et de celle par laquelle Terre-Neuve y est entrée. Vous concluez qu’il serait absurde qu’il soit plus difficile de sortir du Canada que d’y entrer. Ce n’est nullement absurde.

Il est constant dans les sociétés humaines qu’on doive prendre plus de précautions pourdissoudre une association que pour la créer. C’est ce que font les démocraties à tous lesniveaux de la vie sociale. Par exemple, les lois sont rédigées de façon à ce qu’il soit plusfacile de se marier que de divorcer ou de créer des sociétés en droit privé que de lesdissoudre. Le Congrès américain envisage d’adopter une loi qui offrirait à Porto Rico dedevenir un État américain sur la base d’un résultat référendaire de «50% plus un», à lacondition qu’il s’agisse clairement d’une entrée définitive et sans retour dans une unionfédérale qui se proclame «indestructible».

Les démocraties se montrent plus exigeantes envers les règles de séparation que les règlesd’union parce que les risques d’injustice sont bien plus grands en cas de séparation. Il fauten effet trouver une façon juste de briser les liens que le temps a forgés en termes desolidarité et d’allégeances, tout en partageant les biens qui ont été acquis en commun. Ilvaut mieux s’assurer que les populations souhaitent réellement la rupture avant de se lancerdans de telles opérations.

Aujourd’hui, l’ensemble du Canada appartient aux Québécois comme aux autresCanadiens. Les Québécois sont en droit d’avoir l’assurance qu’ils ne perdront pas leCanada à moins d’y avoir renoncé très clairement. Nos gouvernements agiraient de façonirresponsable s’ils devaient tenter de négocier la rupture sans une solide confirmation quec’est bien ce que les Québécois veulent.

Deuxièmement, j’ai souligné l’absence de fondement juridique qui rendrait les frontièresquébécoises inviolables mais non celles du Canada. Encore une fois, vous ne m’avez pascontredit.

Plutôt, vous demandez que toute possibilité de modification des frontières du Québec encas de négociation d’une sécession soit exclue a priori. Le gouvernement du Canada estcontre la partition du territoire canadien et donc contre la partition du territoire québécois.Mais il se peut que dans les circonstances difficiles de la négociation d’une sécession, unaccord sur la modification des frontières devienne la moins mauvaise des solutions. Nosconcitoyens doivent savoir que ces choses-là peuvent arriver.

Troisièmement, j’ai noté l’absence de norme juridique, internationale ou autre, qui créeraitun droit à une déclaration unilatérale d’indépendance dans un pays démocratique comme leCanada. Selon la presque totalité des experts consultés, un tel fondement juridique n’existepas. Vous ne semblez pas l’avoir trouvé non plus. Nous avons référé cette question précise à la Cour suprême car il est important de connaître l’avis du plus haut tribunal du pays. La position que nous défendons devant la Cour nous apparaît conforme non seulement au droit international mais aussi à la pratique internationale.

Vous rappelez que le Canada a reconnu, avec la communauté internationale, l’apparitionde nombreux nouveaux États depuis la Seconde Guerre mondiale. Et vous demandezpourquoi le gouvernement du Canada ne se déclare pas prêt à reconnaître de la mêmefaçon une déclaration unilatérale d’indépendance envisagée par votre gouvernement en casd’échec de négociations dont vous auriez fixé seul le cadre. La réponse est qu’aucungouvernement au Canada ne peut s’engager à reconnaître une sécession à l’avance, dansl’abstrait, sans en connaître les conditions concrètes. Cette position nous paraît la seuleraisonnable et conforme à la pratique internationale habituelle, qui veut qu’aucune entitéconstituante d’un État ne devrait être reconnue comme étant indépendante de lui contre savolonté. Depuis 1945, aucun État créé par sécession n’a été admis aux Nations unies sansl’approbation du gouvernement de l’État prédécesseur.

Sans l’appui du gouvernement canadien, une déclaration d’indépendance faite par votregouvernement n’obtiendrait pas la reconnaissance de la communauté internationale.Celle-ci considérerait votre tentative de sécession comme une affaire canadienne à traiterselon nos traditions démocratiques et juridiques. Vous savez bien que «le grand jeu»diplomatique de monsieur Parizeau n’y aurait rien changé la dernière fois.

La froideur de la communauté internationale envers les déclarations unilatéralesd’indépendance n’a rien d’une argutie juridique. Elle est vue comme une condition dusystème de gouvernement légal et ordonné sans lequel nos sociétés ne peuvent fonctionner.Imaginez le chaos si votre gouvernement, de façon unilatérale, disait aux Québécois qu’ilsdoivent faire abstraction des tribunaux, de la Constitution, du gouvernement fédéral et de lacommunauté internationale, pour ne plus reconnaître que votre autorité, vos lois, vosrèglements et vos impôts. Votre déclaration unilatérale d’indépendance diviserait la sociétéquébécoise de façon tout à fait irresponsable. Elle constituerait une rupture totale avec lestraditions démocratiques de notre société. Il est très dangereux en démocratie pour ungouvernement de se mettre lui-même dans l’illégalité et d’exiger quand même l’obéissancede ses citoyens.

Il faut à tout prix éviter d’en venir là. Vous voulez l’indépendance du Québec. Je veuxpréserver l’unité du Canada. Mais nous avons tous deux, j’en ai la conviction, le souci quenotre désaccord trouve une solution dans la paix, l’ordre et le respect des droits despersonnes.

Monsieur le Vice-Premier ministre, vous pensez qu’être Canadien vous empêche d’êtrepleinement Québécois. Je pense qu’être à la fois Québécois et Canadien compte parmi lesplus belles chances que la vie m’ait données. Vous voulez choisir entre le Québec et leCanada et m’obliger à choisir alors que je n’en ai aucune envie. Au minimum, je suis endroit d’exiger une procédure de décision claire, légale et équitable non seulement pour moi,mais aussi pour les sept millions d’êtres humains qui sont Québécois et Canadiens et pourles vingt-deux autres millions d’êtres humains qui ont le bonheur d’avoir le Québec commepartie intégrante de leur pays.

Pour que nous puissions tous convenir de cette procédure, il faut en débattre avec le calmeet la pondération souhaités par nos concitoyens.

Veuillez agréer, Monsieur le Vice-Premier ministre, l’expression de mes sentiments lesmeilleurs.

Stéphane Dion