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Discours

2007 | 2005

26/04/2005

Vers une compréhension commune des obligations de la Couronne et des peuples autochtones

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1- Contexte historique contemporain : un changement de paradigme
2- De nouvelles obligations pour la Couronne : un corollaire de la reconnaissance de nouveaux droits
A- Une restriction au pouvoir des législateurs et des gouvernements
B- Des obligations imposées par les tribunaux en l’absence
de discussions politiques

B.1- Un rapport de fiduciaire qui entraîne une obligation de fiduciaire
B.2- L’honneur de la Couronne

3- Des obligations pour les deux parties (gouvernements et Autochtones) aux litiges
4- Le mode judiciaire : l’affrontement d’intérêts contradictoires ou conflictuels
5- La nécessité d’une perspective plus large
6- Des intérêts divergents et convergents
7- La Commission des revendications des Indiens : un pont entre deux perspectives différentes

8- Notes de bas de page

Vers une compréhension commune des obligations de la Couronne et des peuples autochtones

Renée Dupuis, présidente
Commission des revendications des Indiens
les 26 et 27 avril 2005

« Defining Crown and Aboriginal Duties »
Conférence - Pacific Business & Law Institute, Ottawa

« Todo ver a otro est verse vivir en otro.
Voir l’autre, c’est se voir vivre dans l’autre. »

- Maria Zambrano

Je remercie les organisateurs de la conférence de me donner l’occasion d’apporter ma contribution à nos discussions d’aujourd’hui. Le titre de la 1re journée de cette conférence renvoie à la définition des obligations de la Couronne et des peuples autochtones1 : un travail à la pièce entrepris par la Cour suprême du Canada en l’absence de consensus politique sur ces questions depuis 1982.


1- Contexte historique contemporain : un changement de paradigme

Un bref retour en arrière s’impose pour comprendre le thème qui nous réunit aujourd’hui. L’année 1969 donne lieu à la publication du Livre blanc énonçant la « politique indienne » du gouvernement fédéral et à des déclarations du premier ministre de l’époque, à savoir qu’il n’existait pas au Canada, des « droits aboriginaux » et que les traités historiques conclus avec les peuples autochtones étaient des documents destinés à être effacés, et par conséquent à ne plus produire d’effets.

Le jugement de la Cour suprême du Canada dans la cause de Calder2 portant sur le titre aborigène des Indiens Nisga’a de la Colombie-Britannique, renverse la jurisprudence antérieure sur le titre aborigène des Autochtones au Canada. Un autre jugement en première instance3 impliquant le titre aborigène des Premières nations cries du Québec est rendu la même année et aura des répercussions majeures au Canada.

Le jugement Calder a amené le gouvernement fédéral à revoir sa position sur la question des droits des peuples autochtones dans une déclaration parue en 1973, annonçant sa volonté de négocier, désormais, les titres aborigènes.4 Le gouvernement précisera ses intentions en publiant deux politiques, une en 1981 sur les revendications globales et une autre en 1982 sur les revendications particulières.5

On connaît les discussions qui ont entouré l’opération du rapatriement de la Constitution canadienne dans les années 1980 et les interventions politiques et juridiques des Premières nations au Canada et en Grande-Bretagne pour assurer l’inclusion dans le nouveau texte constitutionnel de protections particulières pour leurs droits.
La Loi constitutionnelle de 19826 est adoptée, laquelle prévoit :

La reconnaissance constitutionnelle de l’existence de peuples autochtones au Canada (Indiens, Inuits et Métis), et
La reconnaissance et confirmation de leurs droits collectifs particuliers : droits existants ancestraux et issus de traités.
La participation (sans droit de vote) des peuples autochtones aux discussions constitutionnelles sur des sujets les concernant.

Ces trois éléments constituent des précédents dans notre régime politique et juridique qui se démarquent nettement des contextes juridique et politique antérieurs. De nouvelles stratégies et actions politiques s’imposent alors aux gouvernements, mais également aux peuples autochtones.

La série de conférences constitutionnelles destinées à préciser le contenu et la portée des nouveaux droits prévus à la Loi constitutionnelle de 1982 n’a pas permis de dégager de consensus. Le texte de l’Accord de Charlottetown qui prévoyait certaines dispositions sur le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale a finalement été rejeté par référendum en 1992. Les négociations constitutionnelles n’ont pas repris depuis cette date, non plus que des discussions globales politiques bilatérales (peuples autochtones-gouvernement fédéral) ou multilatérales (peuples autochtones-gouvernement fédéral-gouvernements provinciaux).

Entre-temps, les législateurs (fédéral et provinciaux) ont continué d’appliquer les lois aux auctochtones comme si les droits des peuples autochtones n’avaient pas été reconnus, ce qui a eu pour conséquence que de nombreux litiges ont été soumis aux tribunaux. C’est donc à la Cour suprême du Canada qu’est revenue la tâche de définir, à la pièce, les droits des peuples autochtones, et en corollaire, les obligations de la Couronne.

Un changement de paradigme est intervenu durant le dernier quart du XXe siècle dans la politique canadienne relative aux Autochtones, laquelle est largement fondée sur les postulats hérités des politiques impériales des siècles précédents : non-reconnaissance des droits ancestraux, extinction du titre aborigène, extinction graduelle des effets juridiques des traités, régime de tutelle de la Loi sur les Indiens, pour n’en nommer que quelques-uns. Ce changement commande la réévaluation de la politique à l’égard des peuples autochtones, une responsabilité qui incombe d’abord, mais pas exclusivement comme nous le verrons, aux gouvernements.

2- De nouvelles obligations pour la Couronne : un corollaire de la reconnaissance de nouveaux droits

Les obligations de la Couronne ont été essentiellement transformées depuis 1982. La reconnaissance constitutionnelle de l’existence de peuples autochtones au Canada et la reconnaissance de leurs droits collectifs particuliers ont changé la nature de la protection de leurs droits. De nouveaux droits sont reconnus et ils sont mieux protégés que dans le passé. Il s’ensuit que les obligations de la Couronne ont été essentiellement modifiées.

A- Une restriction au pouvoir des législateurs et des gouvernements

Les législateurs et les gouvernements ont accepté de restreindre quelque peu leur autorité respective en acceptant de protéger constitutionnellement des droits particuliers aux peuples autochtones. Cela vaut autant pour les actions passées que futures. Pour le passé, une révision de la législation existante doit examiner si les lois et règlements portent atteinte aux droits ancestraux et issus de traités existants et dans quelle mesure, le cas échéant, des modifications à ces textes sont nécessaires. Cette révision devrait éclairer l’analyse des exigences requises pour faire en sorte que les actions futures des législateurs et des gouvernements ne portent pas atteinte à ces droits constitutionnels ou soient justifiées, le cas échéant.

Rappelons, par analogie, que l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, adoptée dans la même loi constitutionnelle en 1982, a été promulgué trois ans plus tard, justement pour permettre une telle révision de la législation existante et minimiser la multiplication de recours judiciaires pour tester la législation existante en regard de la nouvelle protection constitutionnelle accordée aux droits protégés par la Charte.

L’arrêt Sparrow a rappelé que « la Constitution d’un pays est l’expression de la volonté d’un peuple d’être gouverné conformément à certains principes considérés comme fondamentaux et à certaines prescriptions qui restreignent les pouvoirs du corps législatif et du gouvernement. »7


B- Des obligations imposées par les tribunaux en l’absence de discussions politiques

Dans le contexte actuel, c’est donc par défaut que les tribunaux sont appelés à définir tout le cadre constitutionnel établi en 1982, en l’absence d’un processus politique de discussions et de négociations politiques établi à cette fin. La Cour suprême du Canada a d’ailleurs senti le besoin de préciser que :

les droits constitutionnels des peuples autochtones représentent un « fondement solide à partir duquel des négociations ultérieures peuvent être entreprises »8 et

qu’ils constituent un « engagement solennel qui doit avoir un sens utile. »9 Ce ne sont pas seulement des principes abstraits, mais plutôt des droits qui doivent trouver une application concrète dans la réalité contemporaine.

B.1- Un rapport de fiduciaire qui entraîne une obligation de fiduciaire

Les obligations de la Couronne ont été modifiées par des jugements des tribunaux et notamment par les arrêts Guerin10 et Sparrow. Le jugement de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Guerin qui a, pour la première fois, qualifié le rapport entre la Couronne et les Indiens de rapport de fiduciaire, a radicalement ajouté à la responsabilité de la Couronne.

Dans l’arrêt Guerin, le juge Dickson a fondé ce rapport de fiduciaire sur l’inaliénabilité des droits des Indiens, sauf par cession à la Couronne, contenue dans la Proclamation royale de 1763, pierre angulaire de la politique impériale britannique relative aux terres occupées par les peuples autochtones en Amérique du Nord. Dans les faits particuliers de cette cause, la Cour a conclu que ce rapport a créé une obligation de fiduciaire, exécutoire en justice, laquelle rend le Parlement et le gouvernement (fédéral et provinciaux) imputables en regard de leur responsabilité à l’endroit des Premières nations.

S’appuyant notamment sur sa décision dans l’affaire Guerin, la Cour a élargi la portée de ce concept dans l’arrêt Sparrow. Dans cet arrêt, la Cour a fait de la responsabilité de la Couronne d’agir en qualité de fiduciaire à l’égard de tous les peuples autochtones (et non plus seulement à l’égard des Indiens dans le contexte restreint des cessions prévues par la Loi sur les Indiens) le principe général d’interprétation du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

Par ailleurs, tous les aspects de la responsabilité de fiduciaire de la Couronne n’entraînent pas automatiquement une obligation de fiduciaire. Par exemple, l’arrêt de la Cour portant sur l’obligation de la Couronne d’assurer la participation aux discussions constitutionnelles concernant les peuples autochtones dans la cause de l’Association des femmes autochtones du Canada, a conclu que le droit des peuples autochtones de participer aux discussions constitutionnelles « ne découle d’aucun droit existant –ancestral ou issu de traités - protégé par l’article 35 ». Dans cet arrêt, la Cour en vient à la conclusion que le gouvernement fédéral n’avait aucune obligation « de lancer une invitation aux intimées et de les financer directement. »11

De plus, dans l’affaire du Renvoi relatif à la sécession du Québec, la Cour suprême a conclu que les préoccupations des peuples autochtones au sujet des effets sur leurs droits constitutionnels d’une éventuelle sécession du Québec seraient prises en considération par les gouvernements fédéral et québécois dans des négociations « au cours desquelles les intérêts des autochtones seraient pris en compte. »12

B.2- L’honneur de la Couronne

Tant dans l’examen de la question de l’obligation de fiduciaire de la Couronne à l’égard des peuples autochtones que dans l’examen des droits ancestraux et des droits issus de traités, la Cour a estimé que l’honneur de la Couronne est en cause et qu’aucune apparence de « manœuvres malhonnêtes » ne doit être tolérée à cause de la responsabilité qui découle des rapports de fiduciaire de la Couronne.

3- Des obligations pour les deux parties (gouvernements et Autochtones) aux litiges

À partir de certains jugements, la Cour suprême ne se limite plus à trancher les litiges en se contentant de définir les droits des Autochtones et les obligations de la Couronne. Elle est passée d’un mode de définition des droits des peuples autochtones à un mode de création d’obligations pour les Autochtones. En fait, elle en vient à imposer des obligations aux deux parties : la Couronne et les Autochtones.

Il est important de rappeler que ces obligations sont énoncées par le tribunal dans le contexte de litiges judiciaires. Elles n’épuisent donc pas le champ des obligations respectives des parties et constituent plutôt un ensemble de règles minimales qui serviront de référence pour l’avenir. Elles ne limitent pas la capacité des parties gouvernementales et autochtones de s’entendre sur un éventail beaucoup plus vaste d’obligations réciproques. Les obligations créées par la jurisprudence récente servent de cadre de référence pour la conduite des négociations ultérieures entre la Couronne et les Autochtones. C’est aussi le cadre de référence minimal que le tribunal utilisera pour juger de la conduite respective des parties quand il aura à trancher les litiges ultérieurs.

Certaines obligations sont imposées également aux deux parties : l’obligation d’agir de bonne foi et de faire des compromis de part et d’autre, par exemple.13 D’autres s’adressent à l’une ou l’autre des parties : l’obligation pour la Couronne de tenir des consultations significatives, ce qui ne confère par nécessairement un droit de veto aux Autochtones.14 Les Autochtones, eux, ne doivent pas compromettre les efforts de la Couronne ni adopter des positions déraisonnables qui empêcheraient le gouvernement d’agir.15

4- Le mode judiciaire : l’affrontement d’intérêts contradictoires ou conflictuels

L’affrontement d’intérêts conflictuels devant les tribunaux est centré sur les points de vue respectifs que les parties ont de leurs droits. L’affrontement peut avoir lieu avant ou après que les parties aient tenté sans succès de concilier leurs positions respectives ou alors que leurs positions sont irréconciliables sur un problème de droit nouveau qui mérite d’être tranché, selon une ou les deux parties. Dans ce contexte, chaque partie s’attend à ce qu’un tiers extérieur tranche en faveur de son interprétation du droit.

Le processus judiciaire n’est pas conçu pour favoriser la conciliation des intérêts en présence. Les initiatives de médiation des litiges amorcées dans un passé récent ne lui enlèvent en rien son caractère d’affrontement. Au contraire, le déroulement du procès renforce, dans les conflits entre les Autochtones et les gouvernements, l’impression de déséquilibre entre les deux parties, sans compter l’inévitable résultat selon lequel une partie gagne et l’autre perd sa cause. Cela n’est pas pour favoriser les relations ultérieures entre les gouvernements et les Autochtones qui sont, de toute manière, appelés à interagir ensemble par la suite, contrairement à la situation qui prévaut dans plusieurs litiges privés où les parties ne seront pas mises en présence à l’issue du procès.

De plus, la portée de tout jugement est forcément limitée, malgré la valeur de précédent des jugements des cours supérieures.

Le processus judiciaire n’est pas exclusif, c’est-à-dire qu’il n’empêche pas et ne devrait certainement pas remplacer l’avancement des discussions et négociations entre les acteurs intervenant sur le plan politique.

D’ailleurs, la Cour suprême du Canada ne cesse de rappeler que c’est la négociation qui peut réaliser la conciliation de la préexistence des sociétés autochtones et de la souveraineté de la Couronne plutôt que l’arène judiciaire, encore qu’elle a précisé qu’elle n’hésitera pas à intervenir pour « renforcer » le processus de négociation.16

Par ailleurs, la Cour a rappelé récemment que rien n’empêche les gouvernements d’adopter des procédures réglementaires pour encadrer les consultations et autres discussions avec les peuples autochtones, ce qui aurait pour effet de renforcer le processus de réconciliation et de réduire les recours aux tribunaux.17 La Cour a d’ailleurs reconnu dans Delgamuukw qu’elle a élargi de manière importante, depuis l’arrêt Gladstone, les objectifs législatifs qui peuvent justifier une atteinte aux droits ancestraux, objectifs qui peuvent être rattachés à la conciliation de l’occupation antérieure de l’Amérique du Nord par les peuples autochtones avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne.

5- La nécessité d’une perspective plus large La jusrisprudence élaborée au fil des litiges soumis aux tribunaux ne peut constituer la réponse à la question plus globale qui se pose à notre société. Les débats juridiques et judiciaires ne sont pas inintéressants, au contraire. Mais les jugements des tribunaux ne font que dégager dans leurs ordonnances quelle est la marge de manœuvre dans chaque cas donné de chacun des intérêts contradictoires en présence devant eux. Ils ne peuvent pas faire office de politiques sociales.

Le forum judiciaire ne peut toutefois pas répondre à une question plus fondamentale qui se pose à notre société suite au changement de paradigme créé par la reconnaissance constitutionnelle de droits collectifs particuliers aux peuples autochtones. Quelle est notre vision de ce que nous voulons accomplir à cet égard? Quelle est la place des peuples autochtones au sein de la société canadienne? Quelle place souhaitent-ils y occuper? Quels moyens et quel rythme prendrons-nous pour y parvenir? En fait, les grands objectifs sociopolitiques n’ont toujours pas été redéfinis depuis le changement radical intervenu en 1982.

Les questions autochtones ne peuvent demeurer confinées au forum judiciaire où elles sont discutées depuis depuis 1992
Un dialogue social élargi doit être instauré, qui doit dépasser le cercle politique. Ce dialogue permettra l’expression des points de vue respectifs des gouvernements et des peuples autochtones. Il permettra également de rendre compte de la diversité des peuples autochtones en donnant aux diverses voix des peuples autochtones un forum où se faire entendre.

L’absence de consensus des discussions constitutionnelles et politiques des années 1980 jusqu’à 1992 ne devrait pas empêcher la remise en marche de discussions sur ces deux plans. En ce sens, l’établissement d’un forum permanent pourrait se charger des discussions et négociations sur les grands principes applicables sur le plan national. Ce forum permanent aurait d’abord une valeur symbolique, en ce sens qu’on reconnaîtrait ainsi la nécessité d’un lieu d’échanges intégré à la vie politique et constitutionnelle de ce pays. De plus, il permettrait l’expression des perspectives des différentes parties en présence. Il permettrait également d’éviter l’impression que les séries de conférences antérieures ont laissée, à savoir que le temps pressait pour arriver à un consensus alors qu’on ne faisait qu’amorcer un processus tout à fait nouveau.

Toutes les discussions et négociations sur les questions découlant des grands principes applicables sur le plan national devraient être menées à une plus petite échelle, de manière à favoriser une plus grande flexibilité dans les négociations, selon les diverses Premières nations et le contexte qui leur est particulier. Des mécanismes de négociations à une échelle provinciale, régionale, tribale ou locale pourraient être créés, pour que des liens s’établissent entre des communautés et leurs représentants qui s’ignorent souvent à l’heure actuelle. Des mécanismes existants de collaboration entre des Premières nations et d’autres gouvernements autochtones ou non pourraient par ailleurs être adaptés en ce sens. Des ponts structurels entre les communautés autochtones et les communautés environnantes axés sur l’établissement de relations fondées sur le respect de tous les participants pourraient de fait diminuer le dédoublement actuel de ressources et d’énergie. Beaucoup d’initiatives actuelles qui reposent sur des individus, devraient trouver un soutien institutionnel.

Un des avantages secondaires de ces initiatives serait de mieux informer la population en général du contenu et de l’évolution des discussions, ce qui serait une nette amélioration sur la relative ignorance dans laquelle la population est tenue dans ce domaine, ce qui favorise les préjugés de part et d’autre plutôt qu’une meilleure compréhension de ces enjeux.

6- Des intérêts divergents et convergents L’identification de grands objectifs sociopolitiques devrait donner l’occasion à toutes les parties de clarifier les intérêts en présence. Elle devrait aussi provoquer une réflexion sur les intérêts communs aux parties, tout en identifiant leurs intérêts divergents respectifs. Autrement dit, l’adoption de grands objectifs devrait être une occasion de dépasser les discussions limitées aux positions respectives des parties sur leurs droits.

Les négociations constitutionnelles menées durant les 30 dernières années ont permis de comprendre toute la complexité des intérêts en présence. Du côté des gouvernements, il est souvent apparu que les intérêts du gouvernement fédéral ne rejoignaient pas les intérêts des gouvernements provinciaux (ou d’une partie d’entre ceux-ci). De même, les peuples autochtones ont souvent adopté des positions opposées, quand ce n’était pas au sein même des Premières nations. Les négociations des revendications globales ont révélé des positions communes entre une province et un groupe de Premières nations et opposées aux positions du gouvernement fédéral. On n’a pas toujours pris le temps de commencer par clarifier ce qui peut constituer les objectifs ou les intérêts qui pouvaient être communs aux parties en présence.

Par exemple, la réduction du fossé entre les conditions de vie des Autochtones et celles de l’ensemble de la population qui déterminent l’indice de développement humain de l’ONU pourrait constituer un objectif commun dans plusieurs négociations actuelles. La discussion préalable sur de tels objectifs aurait pour effet de favoriser le développement d’une vision intégrée plutôt que la fixation sur des visions parallèles conflictuelles, comme on le voit trop souvent dans le contexte actuel.

7- La Commission des revendications des Indiens : un pont entre deux perspectives différentes

La Commission des revendications des Indiens est une commission d’enquête créée, en 1991, dans le cadre d’un plan en cinq points adopté par le gouvernement fédéral après la crise de Kanesatake-Oka. Son mandat d’enquête et de médiation porte sur les revendications particulières, soit celles portant sur les violations des droits issus d’un traité historique ou la violation d’une loi en regard des biens d’une Première nation. Dans la réalisation de son mandat, la Commission a adopté un mode de fonctionnement qui lui permet de faire le pont entre deux perspectives souvent opposées, ce qui est toujours le cas dans les enquêtes, mais pas nécessairement en médiation.

En général, les enquêtes de la commission mettent deux parties en présence : le gouvernement fédéral et une Première nation. Par contre, il arrive que certaines enquêtes impliquent plusieurs parties autochtones dont les intérêts sont conflictuels, en plus du gouvernement fédéral. Dans la plupart des cas, les enquêtes permettent pour la première fois aux parties de se rencontrer et de discuter des questions qui les opposent et de leur point de vue respectif sur chacune de ces questions. Les parties sont dès le départ appelées à élaborer un consensus sur les questions qui feront l’objet de l’enquête, à défaut de quoi le comité d’enquête les définit.

Dans tous les cas, la procédure d’audience publique dans la communauté permet non seulement à la Première nation de présenter sa « cause », mais elle donne aux membres de la communauté (anciens et autres) une occasion de se faire entendre directement comme témoins à l’enquête.

Cette particularité de la procédure de la Commission a plusieurs volets :

1. elle sert à recueillir l’histoire orale de la communauté sur un aspect important de la vie d’une communauté, histoire orale dont la Cour suprême a reconnu la valeur de preuve depuis 1997
2. elle reconnaît la valeur des témoignages des anciens et des autres témoins de la communauté
3. la transcription de cette preuve devient partie de l’histoire écrite de la communauté, ce qui en facilite l’accès par les autres membres de la communauté et le rayonnement au-delà de la communauté
4. elle permet à la communauté d’exprimer de vive voix son point de vue en face de représentants du gouvernement fédéral
5. elle permet aux représentants du gouvernement fédéral d’entrer en contact avec la réalité sociopolitique et géographique de la communauté et d’entendre les témoins de la communauté
6. la communauté peut, pour la première fois, se faire entendre et défendre son point de vue devant une instance indépendante et neutre.

Par ailleurs, dans plusieurs cas, les plaidoiries qui suivent l’audience publique permettent aux deux parties de faire connaître publiquement, pour la première fois, leurs positions juridiques, puisque le processus en première instance est interne au ministère des Affaires indiennes et se fait sur dossier. Il ne faut pas sous-estimer la valeur pédagogique de cette partie du processus de l’enquête. C’est en effet la première fois que des membres de la Première nation entendent un avocat du gouvernement fédéral exposer devant eux les raisons pour lesquelles le gouvernement ne se reconnaît aucune obligation légale dans leur revendication. Par ailleurs, ce peut être la première occasion où l’avocat représentant le gouvernement fédéral entend des arguments juridiques de la Première nation qui l’amènent à recommander au gouvernement de reconsidérer le rejet de la revendication.

La Commission est très attentive à identifier et à proposer la médiation à toutes les étapes d’une enquête, non seulement par souci d’efficacité, mais parce que cela facilite le rapprochement, à défaut d’accord, entre les parties.

Dans les cas de médiation de consentement des parties, l’expérience de la commission est riche d’enseignements. Même si les parties s’entendent pour recourir à la médiation, il va sans dire que cela n’implique pas que leurs positions sur leurs droits respectifs convergents. Certains dossiers de médiation sont très complexes, soit à cause du grand nombre de parties en cause (gouvernements fédéral et provincial, plusieurs Premières nations) ou à cause du grand nombre de revendications particulières en litige avec une même Première nation.

À titre d’instance indépendante et impartiale, la Commission joue un rôle crucial de médiation pour créer un espace de négociation productif et attentif au déséquilibre potentiel entre les parties en présence. La Commission préconise des communications ouvertes entre les parties.

La médiation permet également, souvent pour la première fois, aux représentants de la Première nation de s’approprier tout le cheminement de leur dossier dans le processus de règlement de la revendication, plutôt que de s’en remettre à son procureur, comme c’est le cas dans le processus judiciaire.

Le soin de déterminer les modalités de cette médiation est laissé aux parties. L’accent est mis dès le départ et tout au long du travail sur l’identification et la clarification des intérêts dans le but de développer des consensus sur des points de procédure et des points substantiels. Beaucoup de travail peut être accompli conjointement : définition des sujets d’études et d’analyses, recrutement et définition des mandats d’experts, entre autres, ce qui permet aux parties de se familiariser et d’établir une relation de respect mutuel, entraînant des économies de ressources et d’énergie. L’expertise de la Commission au fil des ans permet de conseiller efficacement les parties dans le choix d’experts, d’assumer la coordination d’études ou d’évaluation techniques, par exemple, ce qui rend ces négociations plus efficaces pour toutes les parties. Les questions sont abordées ouvertement, ce qui favorise le règlement des impasses, et finalement des revendications. Ce cadre de négociation favorise une meilleure compréhension des personnes et des enjeux.

En conclusion, la Commission des revendications est un exemple d’institutions qui servent de pont entre le gouvernement fédéral et les Premières nations. Ce type d’institutions n’est pas légion au Canada. Les enseignements des 14 premières années d’expérience de la Commission pourraient servir de guide à une réflexion plus large sur cette question et la Commission sera heureuse d’y participer.

8- Notes de bas de page

1Dans le présent texte, le terme « Premières nations » est généralement employé sauf quand il est fait référence aux autres termes utilisés dans les textes législatifs ou administratifs et les jugements.

2Calder c. Colombie-Britannique (Procureur général) [1973] R.C.S. 313.

3Le Chef Max « One-Onti » Gros-Louis et autres c. La Société de développement de la Baie James, [1974] R.P. 38.

4Déclaration de l’honorable Jean Chrétien, ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, au sujet des revendications des Indiens et des Inuits, 8 août 1973.

5En toute justice : Une politique des revendications globales, Ottawa, 1981 et Dossier en souffrance : Une politique des revendications des Autochtones - Revendications particulières, Ottawa, 1982.

6Article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

7R. c. Sparrow [1990] 1 R.C.S. 1075, à la page 1106, citant sa décision dans l’affaire Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba.

8Sparrow, ibid à la p. 1105.

9Sparrow, ibid à la p. 1108.

10Guerin c. R. [1984] 2 R.C.S. 335.

11Association des femmes autochtones du Canada c. R. [1994] 3 R.C.S. 627, à la p. 664.

12Renvoi relatif à la sécession du Québec [1998] 2 R.C.S. 217, au par. 139.

13Delgamuukw c. Colombie-Britannique [ 1997] 3 R.C.S. 1010, au par. 186; Nation Haida c. Colombie-Britannique, 2004 CSC 73 au par. 50.

14Voir notamment les arrêts Delgamuukw, Nation Haida et Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie-Britannique (Directeur d’évaluation de projet) 2004 CSC 74.

15Nation Haida, ibid, au par. 42.

16Delgamuukw, 1997 au par. 186.

17Nation Haida, op.cit. au par. 51.