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Bonheur d'occasion

Il n'y a pas d'imagination, a dit Pierre MacOrlan: il y a la réalité observée d'une certaine façon.

Mme Gabrielle Roy devait le savoir et le croire en écrivant son roman en deux tomes “Bonheur d'occasion”, que les Editions Pascal viennent de publier, et qui est bien l'une des oeuvres les plus étonnantes de la littérature canadienne. Etonnante et tellement inattendue! On quitte les champs et les clochers de village, on oublie la traite des vaches et le majestueux Saint-Laurent; on entre en ville, mais sans s'y arrêter aux hôtels cosmopolites, aux salons littéraires; on pousse jusqu'à Saint-Henri, au coeur d'une population canadienne-française dont on a loué souvent à la fois la rudesse et la chrétienne résignation; et là se présente, après 525 pages fouillées, observées, vraies, ce bonheur d'occasion qui a tout le visage et le sens d'un tragique destin.

L'ouvrage est d'autant plus nouveau dans notre littérature qu'il n'est pas de la littérature. Entendons-nous: “Bonheur d'occasion” est fort bien écrit, composé savamment, sans une page de trop. Mais son sujet, son thème, ses personnages ne sont pas imaginaires. Ils sont là devant nos yeux; l'auteur les a vus, étudiés, décrits avec un art, assez proche de celui du peintre qui, de dégoût, a renoncé à l'anecdote pour rechercher d'abord l'humanité.

La famille d'Azarius Lacasse vit au croisement de voies de chemin de fer, de rails de tramways, de circuits d'autobus, dans l'atmosphère empuantie de la suie, des odeurs d'usines, des relents de la rue: le père fainéant de la malchance; la mère, Rose-Alma, occupée d'année en année à élever un nouvel enfant; l'ainée, Florentine, commise à un 5-10-$1; l'ainé, rongé par l'idée de s'enrôler pour assurer quelque argent à la maisonnée. Et il y a deux autres personnages importants: les amoureux de Florentine, Jean Lévesque, qui la lâche, et Emmanuel Létourneau, qui l'épousera en ignorant bien des choses avant son départ pour “l'autre côté”. Dans les rues, au restaurant du coin, chez les Lacasse, chez les Létourneau, tranches de vie succèdent aux tranches de vie, mais sans discontinuité, et dans un langage qui est proprement le langage de tous les jours, pas un “canayen” littéraire, pas un parler de paysan à la George Sand.

La façon dont ces gens envisagent la vie, l'amour, les autres grands sentiments, les courants d'idées coulant dans les préoccupations du peuple, n'est pas que la façon de les envisager dans un quartier particulier de la métropole canadienne. Le tableau s'élargit, s'agrandit sans que le lecteur le discerne tout d'abord; puis il se rend compte que c'est là le fond d'une race qui se laisse surprendre et décrire sans avoir conscience qu'on lui prête la moindre attention. Un seul passage, le lyrisme d'Azarius au sujet de la France qui va tomber, si beau soit-il, “fait littéraire”.

La fin du roman, c'est l'enrôlement des gars de Saint-Henri, pas par patriotisme, pas pour secourir la France, pas pour sauver l'Empire, pas pour protéger nos côtes, mais, tout simplement, pour apporter du pain à la maison... Bonheur d'occasion, acheté bien cher... Il aura du moins inspiré à une femme de coeur un livre grand et beau.

Jean Béraud

Source : La Presse, 21 juillet 1945.

Avec la permission du journal La Presse.


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