Gabrielle Roy ou la Condition humaine
Il est peu d'écrivains de chez nous dont l'oeuvre soit mieux connue, tant au Canada, français comme anglais, qu'à l'étranger, que celle de Gabrielle Roy qui vient de mourir à Québec des suites d'une attaque cardiaque. «Bonheur d'occasion» lui a mérité, pour la première fois dans l'histoire de notre littérature, l'enviable prix Fémina. Mis au cinéma, son roman a été retenu pour représenter officiellement le Canada au Festival de Moscou, et sera projeté, l'automne prochain, sur nos écrans. Ce livre, l'un des treize qu'elle a publiée, demeure l'oeuvre principale de cette femme discrète, sensible et rayonnante, autant par la pureté de son style que par la fraîcheur de ses sentiments.
Aucun auteur de notre pays n'a touché le coeur d'autant de lecteurs par suite de la sympathie dont elle auréole ses personnages que par le réalisme des descriptions des milieux où ils évoluent, qu'il s'agisse des Prairies de l'Ouest ou des quartiers ouvriers de Saint-Henri.
D'éloquents hommages ont été rendus à juste titre aux prestigieux talents de Gabrielle Roy. Elle ne cherchait pas les honneurs, elle en a été comblée. La rencontrer, c'était être conquis par sa gentillesse. Pour avoir eu ce privilège à diverses reprises, nous nous gardons bien, cependant, de croire que nous l'avons bien connue, tant elle tenait à sa vie privée et tant à son charme se mêlait un peu de mystère. Pour ces motifs notre témoignage demeurera anecdotique.
Jusqu'à son apparition sur la scène littéraire, la plupart de nos écrivains restaient attachés aux traditions ancestrales, au terroir, au folklore, sujets rendus populaires par le juge Adjutor Rivard et l'abbé Lionel Groulx. Le vent tourna avec Gabrielle. La jeune Manitobaine, née à Saint-Boniface, s'est trouvée, dès son adolescence, au confluent des deux cultures, française et anglaise, auquel se mêlaient les alluvions de plusieurs civilisations, charriées par la vague d'immigrants à la recherche d'un meilleur sort sur les terres encore vierges des Prairies. Ce voisinage pour un esprit aussi éveillé que le sien ne pouvait que susciter tout un monde de sentiments et de couleurs qui contrastaient avec le cadre un peu stéréotypé de l'existence dans les vieilles provinces. Une autre Manitobaine, Maria Ostenso, publiait à l'époque un roman intitulé «Les Oies sauvages» qui ne manqua pas d'influencer la génération d'alors et qui préparait l'éclosion de «La petite poule d'eau».
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La société elle-même avait changé. En 1919, éclatait à Winnipeg une grève qui mit aux prises la police et les travailleurs et dont les répercussions agitèrent tout le pays. Ce mouvement de revendications sociales était dirigé par le Rév. W.S. Woodsworth, un membre du clergé protestant qui devint le chef du Parti travailliste, berceau du parti NPD d'aujourd'hui. Accusé de sédition, il fut emprisonné au milieu de la colère populaire. Comment rester indifférente dans une lutte qui transformait sa ville en champ de bataille pour une cause qui lui paraissait juste puisqu'il s'agissait du sort malheureux du faible contre la force.
Gabrielle se lia d'amitié avec la fille du chef travailliste, Grace, qui partageait les opinions revendicatrices de son père et devait, un jour, épouser l'un des lieutenants de M. Woodsworth, le syndicaliste Angus MacInnis, devenu député sous la bannière du nouveau parti. Les deux jeunes femmes se voyaient souvent, soit à Ottawa, soit à Winnipeg, deux âmes faites pour se comprendre. Sous ses apparences timides et réservées, la future romancière se passionna pour les idées nouvelles et les combats qui se livraient sur la place publique contre les injustices et les abus de pouvoir.
Ce brusque choc avec les réalités devait mûrir son talent, sans tuer en elle, cependant, la pulsion de son idéal, la recherche de la beauté et de la bonté qui caractérisent son oeuvre. Le théâtre l'attira tout d'abord. Chaque année le Cercle Molière, de Winnipeg, envoyait à Ottawa sa troupe pour participer au concours d'art dramatique, institué par lord Besborough, gouverneur général du Canada. Gabrielle faisait partie de la distribution et remporta de nombreux succès. Elle poursuivit en Angleterre ses études dramatiques, mais les répétitions et les déplacements de la vie d'artiste entravaient sa liberté. Pour notre grand honneur et notre bonheur elle opta pour la carrière d'écrivain.
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Nous l'avons retrouvée à Paris où son mari, le Dr. Marcel Carbotte, poursuivait ses recherches de spécialiste dans les hôpitaux de la métropole. Sa santé lui causait des ennuis. Elle menait une existence retirée à Saint-Germain-en-Laye dans un paisible hôtel d'où elle pouvait suivre quand même, loin du brouhaha de la capitale, le mouvement littéraire et artistique. Quelques autres et nous lui apportions les rumeurs de la grande ville, des nouvelles des Canadiens de passage, des écrivains, des journalistes, des cinéastes que nos occupations nous faisaient fréquenter. Au fond de ses yeux tristes, on était sûr de retrouver le point d'or d'un sourire. Elle rêvait de revenir au pays, bien qu'heureuse dans sa paisible retraite.
Souvent dans ses livres elle a exprimé la pensée des humbles. Elle ne croyait pas que, pour faire «peuple», il fallait recourir à un langage ordurier ou blasphématoire, ou, encore, à parler «joual». Un tel abus de langage, en plus de caricaturer notre pensée nous cause un tort irréparable auprès de nos compatriotes de langue anglaise, tout comme auprès des étrangers. Ses réflexions à ce sujet restaient toujours nuancées et discrètes, presque amusées.
Un beau dimanche, nous la trouvâmes alitée sur une chaise longue. Comme d'habitude elle nous invita à vider notre sac à nouvelles. Un comédien bien connu au Québec, M. Paul Gury (Le Gouriadec) avait réalisé un film en choisissant comme thème «Un homme et son péché» d'Henri Grignon. Par souci du pittoresque il avait jugé bon de faire parler ses personnages dans le langage du cru. Le but de son voyage à Paris était de présenter son film à la presse cinématographique, ce qui nous semblait une démarche périlleuse. En effet, au bout de quelques minutes de projection les journalistes quittaient les lieux. «Nous ne comprenons rien», dirent-ils à l'unisson.
-- «Mais, enfin, demanda notre hôtesse, qu'est-ce qu'ils ne comprenaient pas?»
-- «Par exemple, dis-je, Alexis dit à Séraphin «a récorte s'ra pas vargeuse, c't'année». La jeune femme s'esclaffa et s'exclama «C'est curieux, mais, moi, je comprends». Et nous de même, mais il était évident que cette «parlure» n'était pas familière à des oreilles parisiennes.
Discrétion, lucidité, tendresse, lumière, tel est le ton des livres de Gabrielle Roy qui restent des modèles pour la littérature canadienne-française, parce que l'auteur a su se pencher avec amour sur l'humanité et qu'elle rejoint ainsi la grande lignée des écrivains qui ont atteint l'universalité.
Fulgence Charpentier
Source : Le Droit, Ottawa, 23 juillet 1983.
Avec la permission du journal Le Droit.
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