LE THÉÂTRE*
(Lettre de Samuel Marchbanks à un jeune auteur)
Monsieur,
Vous voulez devenir dramaturge canadien et vous me demandez des conseils sur la
façon de s'y prendre. Eh bien, il vous importe de connaître, d'abord, les conditions
physiques du théâtre canadien puisque, vous ne l'ignorez pas, c'est la salle de
spectacles qui a toujours fini par donner son caractère à tout grand théâtre. Le
théâtre grec doit sa grandeur aux hémicycles de marbre aménagés en plein air; le
drame élisabéthain tient son mouvement de la grande souplesse du plateau des salles
élisabéthaines; la tragédie classique de France a tiré son caractère de perfection
d'exquis théâtres éclairés à la bougie. Vous voyez ce que je veux dire?
Or, en quoi consiste la salle de spectacles canadienne? Neuf fois sur dix, monsieur,
c'est la salle d'une école, sentant la craie et le mioche, et décorée dans un style
primitif de béton. Le plateau, situé à un bout de la salle, consiste en une pièce
petite et surélevée. J'entends bien une pièce. Lorsqu'on s'élance précipitamment dans
la coulisse, on va donner du nez contre le mur. Il n'y a pas de remise à décors, pas de
loges pour les acteurs, et l'éclairage est destiné plutôt à réchauffer le plateau
qu'à l'éclairer.
Écrivez donc vos pièces en fonction d'un tel plateau. Qu'elles n'exigent jamais de
processions d'éléphants ni de danses où évolueront les almées dans le harem du
calife. Fuyez les couchers de soleil et les tempêtes en mer. Faites autant de scènes que
possible qui se passent dans des caves et autres endroits du même genre. Et ne placez
jamais simultanément plus de trois personnages sur le plateau, sans quoi le plus faible
d'entre eux ira, à la suite d'un coup de coude, rejoindre les spectateurs. Adieu et bonne
chance! »
Le 4 mars, 1950
(S. Marchbanks)
1. Il convient, croyons-nous, de commencer par rendre hommage aux nombreux
mémoires, sérieux et bien informés, que nous avons reçus à propos du théâtre. Ces
mémoires nous ont rappelé le rôle éminent qu'il a joué dans la longue histoire des
arts, ainsi que ses rapports avec d'autres arts libéraux, poésie, musique et danse, qui,
assez souvent, n'atteignent leur ultime perfection que lorsqu'ils sont associés à une
représentation
dramatique. De fait, la tragédie de l'Athènes du cinquième siècle exigeait et
concentrait en elle la gamme entière des ressources culturelles d'un peuple éminemment
doué pour la poésie, la musique, la chorégraphie, la pensée philosophique et
religieuse. Du théâtre tragique et de ses thèmes supra-humains sont issus les arts du
sculpteur, du peintre et de l'architecte athéniens, d'une façon qui ne devait se
répéter qu'une seule fois, lors de cette deuxième floraison historique de l'esprit
humain dans l'Italie de la Renaissance. Le théâtre a été dans le passé et il peut
redevenir non seulement le symbole le plus frappant de la culture d'une nation, mais
encore la synthèse des éléments les plus nobles de sa grandeur spirituelle et
artistique.
2. Point n'est besoin d'insister: bon nombre des plus grandes réalisations
artistiques de l'homme, d'Eschyle à Bach et d'Euripide à Wagner, ont pris la forme du
drame. Cet auguste héritage reste, dans l'ensemble, inconnu des Canadiens pour qui le
théâtre, se réduit aux tournées irrégulières que font, dans quatre ou cinq grandes
villes, des troupes d'outre-frontière ainsi qu'aux efforts louables, mais harassants et
mal encouragés, de nos rares troupes professionnelles, et de ces troupes d'amateurs qui,
en butte à des difficultés sans nombre, ont accompli une tâche remarquable, le plus
souvent pour leur propre plaisir. Au Canada, il n'y a rien, ni dans le domaine de la
réalisation scénique, ni dans celui de la littérature dramatique, de comparable à ce
qui s'accomplit dans d'autres pays avec lesquels il nous plaît de revendiquer une
parenté intellectuelle et l'égalité culturelle.
3. Même si les observations qui nous ont été faites, d'un bout à
l'autre du pays, démontrent abondamment que la fortune et la qualité du théâtre au
Canada varient beaucoup d'une région à l'autre, et bien qu'il soit manifeste que le
théâtre suscite un vif intérêt, nous avons constaté que, partout au pays, il semble y
avoir accord presque général sur les points critiques que voici :
a) Le Canada ne manque pas de talent dramatique, que ce soit chez les auteurs, les
réalisateurs ou les acteurs; mais, pour l'instant, ces talents ne reçoivent que peu
d'encouragement et ne trouvent aucun débouché, si ce n'est à Radio-Canada qui, en ce
moment, constitue le plus grand stimulant du théâtre canadien et peut-être le seul.
Cependant, le théâtre radiophonique remplace mal le véritable théâtre.
b) Il n'existe pas, au Canada, d'institutions où l'on puisse poursuivre des études
supérieures en art dramatique. C'est pourquoi nos jeunes acteurs, réalisateurs et
techniciens de talent, que l'excellente initiative du Festival dramatique national met en
vedette, doivent quitter le pays pour parfaire leurs études. Ils ne reviennent que
rarement chez nous.
c)Au Canada, sauf dans quelques grands centres, le théâtre professionnel agonise.
Faute de salles, de salles convenables ou même de salles quelconques, les troupes
d'amateurs sont, de leur côté, fort désavantagées.
d) Il n'y a pas, au Canada, de Théâtre national ni rien, pour le moment, qui en fasse
prévoir la naissance. Bien que les témoins entendus et d'autres autorités en la
matière entretiennent des vues divergentes sur la nature d'un Théâtre national au
Canada, et son mode d'établissement, on convient d'une façon générale qu'il devrait
faire partie de nos richesses culturelles. Nous nous proposons
d'étudier ces points l'un après l'autre.
4. Malgré la multitude des difficultés et des obstacles, la situation du
théâtre au Canada n'offre pas un tableau entièrement sombre. Il reste encore, à
Montréal, Toronto, Ottawa et Vancouver, des troupes de théâtre actives qui, en tout
temps ou durant certaines périodes, peuvent donner des spectacles dignes de troupes
professionnelles et entretenir chez le public, dans une mesure plus ou moins grande, le
goût du véritable théâtre. En la personne de M. Gratien Gélinas, par exemple, nous
avons au Canada un homme de théâtre, qui, avec un rare succès, réunit, à un degré
égal, les qualités du dramaturge, du metteur en scène et de l'acteur. Les Compagnons de
saint-Laurent, qui maintiennent à la fois une école d'art dramatique et une troupe
professionnelle dont tout pays pourrait s'enorgueillir, sont connus à travers le Canada
et l'est des États-Unis. La Western Stage Society, troupe professionnelle sans but
lucratif dont le siège est à Saskatoon, a démontré ce qu'une troupe entreprenante peut
accomplir, même avec de faibles moyens. Durant les dix-huit premiers mois de son
existence, elle a fait deux fois le tour de la Saskatchewan, jouant, en 140 villes,
villages et hameaux, dans des salles de fortune. Le Canadian Repertory Theatre, à
Ottawa, présente une pièce par semaine pendant la saison, répondant ainsi au désir des
amateurs, et épargnant à Ottawa la peu flatteuse distinction d'être la seule capitale
importante à n'avoir pas de théâtre. Il y a d'autres troupes professionnelles ou
semi-professionnelles, à Toronto, notamment, qui jouent de temps à autre, et,
évidemment, il existe des centaines de groupements amateurs, dont certains ont une
réelle valeur.
5. L'aspect le plus encourageant peut-être qu'offre le théâtre au Canada
se trouve dans les réalisations de Radio-Canada, réalisations qui ont nettement établi
que, pour peu qu'on leur donne l'occasion de faire valoir leurs talents, nous ne manquons
ni d'auteurs dramatiques ni de réalisateurs ni d'acteurs. D'un bout à l'autre du pays,
nous avons entendu des organismes dramatiques, des personnes aptes à exprimer un avis
compétent en ce domaine, rendre un hommage chaleureux à l'ampleur, à l'originalité et
à la probité artistique des réalisations de Radio-Canada. À Vancouver, par exemple, on
nous a dit que, sans Radio-Canada, l'acteur canadien ne pourrait pas continuer à vivre de
sa profession; à Montréal, que Radio-Canada
avait provoqué une renaissance de l'art dramatique chez nous. Il est possible
que la société canadienne produise toujours plus de jeunes gens doués pour les arts,
les lettres et les sciences qu'elle n'en peut absorber, mais il est clair que, pour
l'instant, Radio-Canada est le seul débouché ouvert aux jeunes acteurs et auteurs
dramatiques qui tiennent à demeurer au pays, à la condition de pouvoir y gagner, même
modestement, leur vie.
6. Sans doute le théâtre fait-il l'objet, au Canada, d'un intérêt assez
répandu. Nous avons déjà signalé le nombre étonnant de nos sociétés d'amateurs;
et, lorsque des troupes plus ou moins bonnes viennent de l'étranger présenter des
pièces même médiocres, les places se vendent des semaines d'avance. Une compagnie
d'acteurs de première force pourrait, vraisemblablement, rester au Canada, en y faisant
de bonnes affaires, aussi longtemps qu'elle le voudrait. Sur la foi des nombreux mémoires
qui nous ont été présentés et pour avoir entendu parler de salles combles chaque fois
que, après un long silence du théâtre régulier, des acteurs, professionnels ou
amateurs, présentaient une pièce dans un centre quelconque, il nous paraît évident que
les Canadiens aiment sincèrement le théâtre.
7. Aucune initiative canadienne n'a mieux aidé le théâtre amateur que le
Festival dramatique national qui, sauf durant les années de guerre, a eu lieu chaque
année depuis 1933. Ce mouvement, qui s'étend à tout le pays, a suscité et soutenu
l'intérêt pour cet art. Il a, sans conteste, donné naissance à des centaines de
troupes, et contribué puissamment à la rencontre, dans la compréhension mutuelle et la
participation à un objectif commun, de compagnies d'acteurs venues de tous les coins du
pays, et dont la langue, les antécédents et les ressources n'étaient pas toujours les
mêmes, mais qu'unissait le plus puissant des liens : l'enthousiasme que suscite un but
commun et agréable à poursuivre. Que le Festival soit un important mouvement national,
qu'il soit un facteur précieux d'unité dans notre vie culturelle, de nombreux et
chaleureux témoignages l'ont confirmé de façon frappante.
8. Pour donner à son travail toute son efficacité, le Festival dramatique
national a besoin d'aide d'abord, afin de combler ses déficits périodiques et croissants
(que soldent présentement les dons de particuliers), ensuite afin d'accroître son
activité. Dans un bel élan de foi en leur tâche, les organisateurs du Festival ont
décidé, en 1950, d'employer des collaborateurs qui se consacreraient d'une façon
régulière, pendant toute l'année, aux travaux du Festival. Mais il leur faut aussi une
permanence pourvue d'une bibliothèque d'oeuvres dramatiques; ils doivent pouvoir recourir
aux services de régisseurs et de metteurs en scène et compter sur les appuis
nécessaires pour trouver des salles de représentation appropriées. En outre, au cours
de nos séances dans le pays, des troupes de théâtre nous ont signalé le problème
financier presque insoluble que pose le transport d'une compagnie d'acteurs sur de grandes
distances dans le but de participer au concours du
Festival. L'an dernier (1950), il avait lieu à Calgary; deux groupes seulement
de la Nouvelle-Écosse ont manifesté leur intention de s'y rendre et aucune compagnie
venant d'une région située à l'est de la ville de Québec n'y était représentée.
Beaucoup de sociétés dramatiques locales, nous apprend-on, hésitent maintenant à se
présenter au Festival, étant donné que, même si elles étaient primées au festival
régional, elles n'auraient pas les moyens de participer au concours national. Par
ailleurs, des compagnies locales d'amateurs estiment qu'elles ne peuvent pas concourir,
sur un pied d'égalité, avec des troupes d'acteurs professionnels. Sans doute, le
Festival fait-il connaître, chaque année, les meilleurs réalisations théâtrales au
Canada, mais avec le temps, il perd plus ou moins contact avec les petites sociétés
dramatiques qu'il a pourtant contribué à lancer, au début de son activité. D'autres
sociétés limitent le nombre de pièces qu'elles montent chez elles et ménagent ainsi
leurs fonds afin de participer au Festival si elles sont primées au concours régional,
de telle sorte que le Festival a pour effet indirect de réduire le nombre de pièces
montées dans certaines régions. On s'accorde à reconnaître, dans tous les milieux
intéressés, qu'il serait déplorable, du point de vue de la cohésion des efforts
culturels au Canada, que, pour des motifs d'ordre financier ou autres, des troupes
canadiennes dussent abandonner le Festival ou que le Festival dût restreindre ses
initiatives.
9. Au Canada, la littérature dramatique, malgré l'encouragement que
quelques dramaturges bien doués ont pu trouver à Radio-Canada, retarde beaucoup sur les
autres genres littéraires. On nous a dit que les écrivains négligent le théâtre à
cause de l'absence de compagnies dramatiques. De leur côté les troupes de théâtre sont
peu nombreuses par suite du manque de salles appropriées et celles-ci manquent parce que
nos gens, intoxiqués par le cinéma, ignorent de plus en plus le plaisir que procure le
vrai théâtre, de qualité professionnelle. Toujours et partout, on a constaté que, pour
écrire, le dramaturge doit être plongé dans un milieu de théâtre vigoureux et vivant.
Ce théâtre vivant, le drame radiophonique n'arrive pas à le remplacer et, de fait,
l'habitude d'écrire des textes destinés à la radiodiffusion peut gâcher le talent du
dramaturge qui, écrivant pour la scène, ne doit pas oublier de tenir compte du
mouvement, du geste et du jeu.
10. Bien que le domaine de l'éducation académique reste hors de la
compétence de la Commission, nous avons noté avec intérêt, que de plus en plus, les
programmes d'études dans la plupart des provinces, notamment celles de l'Ouest,
reconnaissent dans le théâtre un moyen précieux d'atteindre certains des objectifs de
la culture fondamentale de l'individu. Partout au pays, également, le théâtre et les
arts dramatiques retiennent, de plus en plus, l'attention des autorités de l'instruction
publique et des associations bénévoles qui s'intéressent à l'enseignement
postscolaire. Quelques universités canadiennes ont institué une chaire régulière d'art
dramatique et, à certaines écoles d'été comme la Banff School of Fine Arts, il
s'accomplit d'excellent travail. Mais, nulle part au Canada, il n'y a
d'enseignement supérieur pour l'auteur dramatique, le metteur en scène, le technicien ou
l'acteur. Il ne semble pas logique d'autre part de préconiser la création d'écoles
d'art dramatique quand les diplômés de telles écoles paraissent avoir maintenant si peu
d'occasions de vivre de leur art au Canada.
11. Nous avons parlé de la pénurie de salles de spectacles au Canada.
C'est là un sujet dont on nous a beaucoup entretenus dans tout le pays. Les troupes
d'amateurs, nous dit-on, voient leur activité limitée par la difficulté presque
insurmontable de trouver un local convenable pour les répétitions et un théâtre
acceptable pour y présenter leurs pièces. Cinq ou six compagnies d'amateurs seulement,
ont un théâtre à elles, doté d'un éclairage et d'autre matériel scénique
appropriés. Nos quelques troupes professionnelles ne s'aventurent que rarement en
tournée parce que les quelques salles de théâtre qui restent au Canada sont situées
dans des centres tellement éloignés les uns des autres que les frais de transport
seraient prohibitifs. Pour bien des raisons, économiques, sociologiques et esthétiques
le théâtre régulier, qui était florissant il y a trente ans d'un bout à l'autre du
pays, a disparu. (Soit dit en passant, il y a lieu de noter que les diverses troupes qui
donnaient des représentations dans les innombrables « Opera Houses » qu'on
appelait, en français, des académies de musique de la dernière génération
présentaient de tout, depuis les pièces de haute tenue jusqu'au « burlesque » et au
vaudeville, et que peu de ces compagnies de spectacle étaient canadiennes.) Les
théâtres locaux furent incapables de soutenir la concurrence du cinéma. Inutilisés
pendant une période plus ou moins longue, ils passèrent aux mains des grandes sociétés
cinématographiques qui, dans plusieurs cas, décidèrent que leurs plans de
transformation exigeaient la démolition du plateau. À maintes reprises, on nous a dit
que le théâtre pourrait ressusciter chez nous si seulement des subventions fédérales
permettaient d'ériger des salles de représentation convenables dans toutes les parties
du pays et d'acquitter une partie des frais de déplacement de nos troupes
professionnelles. En outre, nous a-t-on dit, l'aménagement d'un réseau de théâtres au
Canada permettrait à des troupes professionnelles compétentes venant de l'étranger de
faire des tournées chez nous, ce qui constituerait un stimulant pour les acteurs et
auteurs canadiens, et servirait utilement à indiquer l'écart énorme entre l'amateur, si
plein de bonne volonté soit-il, et le professionnel compétent qui a fait un
apprentissage consciencieux de son art sous une direction habile et sévère et sous
l'aiguillon d'une concurrence sans merci. Il est certain qu'en y mettant les fonds voulus,
on pourrait redonner au Canada bon nombre de salles de spectacles convenables. D'autre
part, qu'il doive en résulter nécessairement une renaissance du théâtre chez nous bien
des gens sont portés à en douter. Les Compagnons de saint Laurent s'accordent avec la Western
Stage Society pour affirmer qu'il ne serait ni nécessaire ni opportun de
construire, sur une grande échelle, théâtres et salles, mais qu'il y aurait
lieu d'accomplir un travail fort utile en adaptant les salles disponibles aux
représentations théâtrales, à condition qu'il existe un organisme central pour donner,
à ce sujet, les conseils requis.
12. Au cours de nos séances, la question d'un Théâtre national est,
plusieurs fois, revenue sur le tapis. Presque invariablement, on estimait que ce Théâtre
national ne devait pas consister en un immeuble imposant construit à Ottawa ou ailleurs,
mais qu'il devait être conçu plutôt sous la forme d'une ou plusieurs troupes qui
présenteraient des pièces, même dans les agglomérations les plus reculées du Canada
et qui, en outre, offriraient des conseils d'ordre professionnel aux sociétés
dramatiques locales formées par des amateurs. C'est là, semble-t-il, l'heureuse solution
adoptée dans l'Union sud-africaine, où les problèmes étaient essentiellement les
mêmes que les nôtres. D'après les propositions dont on nous a saisis, la troupe
régulière s'occuperait surtout d'apporter du théâtre à toutes les agglomérations
canadiennes disposant de salles de spectacles. On a également exprimé l'avis que
plusieurs villes canadiennes, à qui manque présentement une salle de théâtre
convenable, jugeraient possible et avantageux de se doter d'un local où la troupe
nationale présenterait régulièrement des pièces. En plus d'y donner des
représentations conformes à des normes professionnelles élevées, les acteurs de la
troupe nationale conseilleraient les sociétés dramatiques locales en matière de jeu et
de mise en scène. Il serait sans doute possible et utile que les amateurs de talent des
sociétés locales tiennent, aux côtés des gens du métier, des rôles secondaires ou
même des premiers rôles. Ces amateurs et leur entourage y trouveraient profit et
plaisir. Durant la morte-saison, les membres de la troupe régulière pourraient faire
office de directeurs de théâtres d'été ou de moniteurs dans les écoles d'art
dramatique. En outre, la troupe pourrait représenter convenablement le Canada aux
festivals dramatiques internationaux. Le mémoire du conseil d'administration du Festival
dramatique national ajoute que la formation d'une compagnie de ce genre « porterait les
auteurs à écrire pour le théâtre canadien et fournirait l'occasion de présenter des
pièces canadiennes » (2)
.
13. Si un tel but et aussi un tel débouché s'offrait aux jeunes Canadiens
doués pour les arts dramatiques, il serait bon, voire nécessaire, a-t-on dit, de
prendre, au Canada, des dispositions afin que les jeunes artistes de talent découverts au
Festival dramatique national et dans les groupements d'amateurs ou de professionnels,
puissent poursuivre des études spécialisées dans une école de perfectionnement. Une
fois établie, celle-ci devrait être associée étroitement à l'une de nos universités
afin que ses étudiants puissent, en même temps qu'ils suivraient leurs cours spéciaux
d'art dramatique, recevoir aussi cette formation générale que procure l'étude des
langues et des arts libéraux, et qui est essentielle à la réussite dans leur carrière.
La
même école devrait aussi donner des cours sur les arts apparentés au
théâtre, c'est-à-dire, l'opéra et le ballet.
14. Dans le projet d'une école du Théâtre national, on nous a proposé
aussi l'établissement d'un théâtre qui serait un service auxiliaire de cette école et
qui comprendrait des studios destinés à la formation supérieure et aux expériences de
mise en scène, de confection de costumes, de maquillage, d'éclairage et des autres
techniques du théâtre. Concevoir le Théâtre national simplement comme une salle de
spectacles aménagée dans la capitale ou dans l'un des grandes centres serait
désastreux, sans doute, mais il paraît évident, d'autre part, que la troupe nationale
de théâtre aurait besoin d'un centre d'opérations et que l'école de perfectionnement
devrait disposer de locaux convenables, pour ses cours et pour ses représentations. Le
théâtre de la troupe nationale servirait, à coup sûr, de modèle aux municipalités
qui se proposeraient de construire une salle à leurs frais. Son personnel aurait la
compétence voulue pour conseiller, dans toutes les questions de théâtre, les sociétés
dramatiques de tout le pays.
15. On a aussi prôné avec vigueur l'institution d'un Théâtre national,
dans l'espoir qu'il devienne le prolongement logique et essentiel du mouvement progressif
né du travail des sociétés bénévoles, mais qui, pour l'instant, ne mène vraiment
nulle part. Une telle initiative, a-t-on soutenu, servirait aussi de but et de débouché
aux jeunes gens de grande habileté qui, chaque année, apprennent les rudiments de leur
métier dans une troupe d'amateurs ou de professionnels, dans une université ou une
école d'été, ou qui se distinguent au Festival dramatique national et qui ensuite, sauf
pour ce qui est des rares exceptions qui obtiennent des engagements de Radio-Canada,
doivent s'exiler ou renoncer à faire une carrière dans le théâtre.
16. Nous ne devons pas, cependant, créer l'impression que tous les
Canadiens qui s'y entendent en fait de théâtre préconisent d'un commun accord
l'institution immédiate, par un moyen ou un autre, d'un Théâtre national. De fait, dans
l'étude spéciale sur le Théâtre au Canada qui a été préparée, à notre
demande, par un écrivain et acteur canadien bien connu, on nous a exposé, d'une façon
spirituelle et énergique à la fois, les dangers inhérents à l'établissement et au
fonctionnement d'un organisme consacré à l'avancement de la culture nationale sous le
contrôle immédiat de l'État. Cet écrivain, qui fait autorité en matière de
théâtre, et d'autres qui partagent son avis et dont l'autorité est identique, nous ont
exposé que, pour l'instant, le gouvernement du Canada devrait se borner à procurer, aux
troupes de théâtre, le moyen de parcourir, plus facilement et à meilleur compte, nos
vastes distances. On a prétendu aussi que le gouvernement fédéral pourrait, au cours de
l'une des conférences fédérales-provinciales, demander aux provinces d'étudier la
possibilité de soustraire les troupes de théâtre sans but lucratif à la taxe dont les
provinces frappent les amusements. On
nous a fait observer, de façon générale, qu'il y aurait lieu d'alléger le
fardeau qui pèse présentement sur le théâtre au Canada, mais qu'il ne devrait y avoir,
à cette fin, aucune affectation directe de deniers publics.
17. On soutenait dans ce sens que le mécénat de l'État peut, à moins
d'être entouré de sauvegardes particulières, avoir une influence contrecarrante. Ainsi,
par exemple, si, nous a-t-on dit, d'ici cinq ans, le gouvernement s'avisait de fonder un
Théâtre national, cette institution serait immanquablement la cible des critiques chaque
fois que l'économie des fonds de l'État servirait de cri de bataille électorale. Selon
cette opinion, l'état de dépendance vis-à-vis du gouvernement n'assurerait qu'une
existence précaire à un Théâtre national au Canada et rendrait impossibles les
réalisations majeures. Le jour viendra peut-être, a-t-on ajouté, où une troupe de
théâtre canadienne aura incontestablement acquis le droit de se dire nationale. À ce
moment-là, elle aura ses traditions, ses méthodes de travail, un style particulier, un
public fidèle et sympathique. Si, en pareille conjoncture, la nation choisit de la
subventionner, la troupe pourra alors accepter cet appui à des conditions honorables et
exiger qu'on lui permette de régler ses affaires en toute indépendance.
18. Comme nous l'avons déjà signalé, pour bien des gens, les mots «
Théâtre national » évoquent la construction d'un édifice, situé à Ottawa
probablement. À leur point de vue ce serait là une pure extravagance, à moins qu'un tel
édifice ne fût un centre d'où partiraient des compagnies ambulantes pour des tournées
dans le pays. Fut-il possible, nous a-t-on dit, de transporter entièrement le Shakespeare
Memorial Theatre, avec tout son matériel, de Stratford-on-Avon à Ottawa-sur-Rideau,
nous ne posséderions pas pour autant un Théâtre national. Mais, « si nous pouvons
organiser ne serait-ce qu'une seule compagnie qui, jouant sous la tente ou dans des salles
d'école, pourra faire rire ou pleurer les Canadiens en leur présentant les
chefs-d'uvre du passé et les grandes pièces du temps présent (y compris
quelques-unes de leurs propres pièces), nous aurons alors le noyau d'un théâtre
national » (3) .
19. Nous en sommes venus à partager une conviction qui nous a été
exprimée par des groupes dramatiques représentatifs de tout le pays et qui a trouvé son
expression la plus forte et la plus claire à nos séances de Vancouver. D'après cette
conviction, le théâtre a maintenant atteint chez nous une étape critique de son
évolution. Avec beaucoup de grâce et d'à-propos, on nous a rappelé que les affaires du
monde ont aussi leur flux et leur reflux et qu'il faut savoir profiter du flot montant
pour monter avec lui. Avec science et habileté, la preuve nous a été faite que, pour ce
qui est de l'intérêt populaire envers le théâtre, nous sommes présentement témoins,
au Canada, de la montée du flot. L'activité est grande parmi les sociétés et cercles
dramatiques locaux; les festivals dramatiques dont le Festival national est le plus
illustre exemple, sont en pleine floraison malgré de nombreuses
difficultés. Dans tout le pays, des écoles et universités enseignent l'art
dramatique et permettent aux intéressés d'acquérir de l'expérience; nos rares troupes
à demeure ont réussi à survivre; Radio-Canada a révélé dans une certaine mesure le
talent des nôtres pour les arts du théâtre, et il est probable que les ressources
encore inconnues de la télévision offriront de magnifiques occasions à nos auteurs
dramatiques, à nos acteurs, à nos réalisateurs.
20. Le moment nous paraît donc opportun pour que le gouvernement fédéral
assure, à ces divers mouvements du théâtre au Canada, l'aide raisonnable qui leur
permettra d'atteindre leur but et de connaître leur plein épanouissement. Nous
indiquerons, à la deuxième partie du présent Rapport, la forme appropriée et efficace
que, selon nous, cette aide doit revêtir. |