ISSN: 1918-5901 (English) -- 1918-591X (Français)

 

2012: Volume 5, Numéro 1, pp. 29-37

 

Un bilan de 40 ans de traductologie:
Entrevue avec Alexis Nouss

Propos recueillis par

Salah Basalamah

Université d’Ottawa, Canada

Texte intégral: PDF TDM: HTML PDF

Alexis Nuselovici (Nouss)
Professeur titulaire
Chair of Modern Cultural Studies
Cardiff, Royaume-Uni: School of European Languages, Translation and Politics,
Cardiff University.
Date: 22 février 2012.
Durée: 2 h. 1 m. 31 s.

Alexis Nouss est professeur titulaire et directeur du programme d’études culturelles modernes ainsi que du MA en études de traduction à l’Université de Cardiff au Royaume-Uni. Il a depuis près de vingt-cinq ans enseigné la traduction et la traductologie, de même qu’il a proposé des contributions disciplinaires à la fois parallèles et convergentes entre l’anthropologie, les études culturelles, la philosophie, les études postcoloniales, la musicologie et la littérature. Il est notamment l’auteur avec François Laplantine de Métissages. D’Arcimboldo à Zombie (2001), et a signé Plaidoyer pour un monde métis (2005) ainsi que Paul Celan: Les lieux d’un déplacement (2011).

Salah Basalamah: Compte tenu de votre expertise traductologique, j’aimerais vous entendre faire un sorte de bilan de la traductologie pour évaluer ce qui a été accompli et ce qu’il reste à faire, puisque on fête cette année les 40 ans de la fameuse conférence inaugurale de James Holmes en 1972 qui avait jeté les fondations de la discipline auxquelles on se réfère encore aujourd’hui. Pour couvrir l’ensemble de notre propos, je vous propose de concevoir cette discussion en fonction de trois axes chronologiques, mais qui seraient abordés plus ou moins simultanément: d’abord commencer avec un regard plutôt rétrospectif tout en évaluant la situation actuelle et en même temps de penser l’avenir de cette discipline. La traductologie est dit-on une nouvelle discipline. Pourtant, la traduction se pratique depuis l’aube de l’histoire de l’humanité. Qu’est-ce qui a changé en 40 ans?

Alexis Nouss: Pour répondre directement à votre question, je dirais “rien” pour la traduction, “tout” pour la traductologie. Rien pour la traduction dans la mesure où on continue à traduire sans prendre en compte les acquis éventuels de la traductologie. Preuve en est que l’opposition majoritaire des praticiens de la traduction à la traductologie est un fait connu; les traducteurs qui traduisent n’ont pas besoin de la traductologie. Ils ont une méthode, bonne ou mauvaise, nous pouvons la critiquer ou l’améliorer dans le champ de la traductologie. Mais vraiment, avons-nous amélioré la manière de traduire? Non, rien n’a changé. Il y a des bons traducteurs et des mauvais, comme il y en avait avant. Je dirais donc que rien n’a changé pour la traduction. Mais tout a changé pour la traductologie tout simplement parce qu’elle est née. Il y a quelque chose qui est né. La question que je poserais: est-ce une discipline? Et la question que vous me posez nous invite à nous interroger sur ce qu’est une discipline. Est-ce une discipline universitaire ou peut-elle exister à l’extérieur de l’université? Il est intéressant de noter que si une discipline n’a pas besoin d’université pour exister, la traductologie a existé depuis qu’on a décidé de théoriser l’acte de traduire. Si en revanche, une discipline n’est définie que par son institutionnalisation universitaire, elle existe donc depuis ces quarante ans, depuis cet évènement “fondateur”. La question mérite d’être posée. Je crois qu’il y a un champ du savoir puisqu’il y a un objet qui s’appelle la traduction et un certain nombre de positionnements pour réfléchir sur cet objet ou à partir de celui-ci. De même que le vivant est un autre champ du savoir. Le vivant est un objet, et autour de lui on peut réfléchir du côté de la biologie, la philosophie, la religion, du droit, etc.; cela forme le champ du savoir du vivant. C’est dire qu’il y a l’objet (la traduction) et un certain nombre de positions épistémologiques qui permettent de réfléchir à cet objet et d’essayer de comprendre ce qu’il est. En effet, c’est une discipline, si on prend ce mot dans le sens de champ du savoir, mais sans influence notable sur la pratique de la traduction. Donc ce qui a changé, c’est qu’une discipline universitaire est apparue et que l’on baptise Translation Studies, Übersetzungwissenschaft, traductologie, etc.

SB:      Est-ce que c’est la raison pour laquelle aujourd’hui on s’intéresse beaucoup plus à l’impact ou à l’influence de la traduction dans le monde sur les plans culturel, linguistique voire artistique? Est-ce que c’est beaucoup plus ce qui se passe autour de la traduction qui intéresse la traductologie aujourd’hui que l’objet d’étude lui-même?

AN:     Non, je pense qu’il y a un certain nombre d’esprits qui prennent conscience de la vertu heuristique de la traduction pour décrire un certain nombre de fonctionnements contemporains. Cela dépasse la traductologie. Il s’avère qu’il y a là un outil heuristique qui s’appelle traduction de la même manière qu’à la fin du 19ème siècle, par exemple, le vivant était un outil heuristique qui permettait de décrire un certain nombre de phénomènes. Or, vous avez raison de le dire, la traduction apparaît dans divers domaines, depuis la médecine jusqu’à l’économie en passant par le domaine artistique, etc. Pour décrire un certain nombre de phénomènes dans ces domaines-là, on n’a pas eu besoin de la traductologie. D’ailleurs, on cite très peu les traductologues en dehors de la traductologie. Là, il serait intéressant simplement de faire une recherche sur l’internet pour voir le nombre de citations ou le nombre de fois où “traduction” est utilisé et si c’est mis en rapport avec ce qu’elle signifie pour nous les théoriciens de la traduction. Je ne le crois pas; on continue dans le domaine francophone à citer Berman en traductologie, évidemment, ou en histoire littéraire, voire en histoire des idées, mais très rarement en dehors de ces domaines-là. Donc la traductologie n’a pas aidé à la prise de conscience globale de la vertu heuristique de la traduction. Je crois que la traduction est en train de prendre la place que tenait le langage depuis la fin du 19ème siècle jusqu’à la première moitié du 20ème siècle. C’est-à-dire que beaucoup de phénomènes étaient décrits dans la perspective du langage.

SB:      Mais pensez-vous que la traductologie peut saisir cet objet discursif de la traduction qui semble circuler en dehors de la traductologie et d’en faire un nouvel objet d’étude plutôt que justement de consommer le divorce entre le monde de la traduction comme praxis et la traductologie comme réflexion abstraite sur un objet qu’elle ne saisit plus?

AN:     Meschonnic faisait la différence entre la traduction restreinte et généralisée; il préconisait la nécessité de réfléchir sur la traduction restreinte, c’est-à-dire la traduction textuelle ou interlinguistique. Je le suis dans cette division, c’est-à-dire que je crois qu’il faut être très clair: il y a un usage restreint et un usage généralisé. Mais ce qui me semble intéressant, c’est d’appliquer ce que nous avons élaboré à partir de l’usage restreint à l’usage généralisé. Parce qu’effectivement, ce que je constate, c’est que l’usage généralisé est extrêmement flou. On utilise la notion de traduction comme un outil heuristique, mais on n’en fait pas un objet de savoir, c’est-à-dire en quoi parler de traduction à partir d’un phénomène donné aide-t-il à mieux comprendre ce phénomène-là? Or si on appliquait les acquis de la traductologie, c’est-à-dire notre travail sur l’usage restreint, à l’usage généralisé, on approfondirait ce qu’on peut tirer justement de l’usage généralisé de la traduction pour décrire ces phénomènes-là. C’est donc effectivement de la traduction, mais c’est de la traduction généralisée comprise à partir de l’usage restreint—c’est justement parce qu’il s’agit d’un usage restreint qu’on a pu étudier ce dernier de manière beaucoup plus efficace, c’est évident. Quand on fait une expérience dans un laboratoire, on est beaucoup plus efficace que si on le fait sur le terrain, parce qu’on peut reconstituer certains phénomènes et donc appliquer les paramètres d’étude et d’observation qui sont beaucoup plus difficiles à faire sur le terrain. Ainsi, ce qu’on a conçu comme savoir sur la traduction dans son usage restreint pourrait être appliqué à son usage généralisé.

SB:      Vous avez commencé à dire en quoi la traductologie a failli d’une certaine manière puisque au lieu de nourrir le monde de la traduction, elle s’est plutôt contentée de se développer comme discipline institutionnalisée et de créer un nouveau discours sur la traduction sans pour autant apporter quelque chose. Cela dit, comment expliquez-vous cependant le succès et la prospérité de la traductologie depuis son avènement puisque aujourd’hui le nombre de revues de traductologie, de colloques, de réunions et de séminaires est entrain de se multiplier?

AN:     De manière très simple, par une crise qui existait, il y a une quarantaine d’années au sein des départements d’études littéraires et de linguistique. Ces départements étaient en crise, donc un certain nombre d’universitaires se sentaient menacés; ils se sont emparés de l’objet traduction pour créer un nouvel espace disciplinaire, là au sens strictement universitaire, afin de prolonger leur appartenance au milieu universitaire. Il me semble que tous les gens qui travaillent au sein de l’université dans le domaine traductologique seraient au chômage s’ils n’étaient pas dans ce domaine-là. À mon sens—et c’est ça qui est intéressant dans le point de vue sociologique, c’est-à-dire la sociologie des sciences humaines—la traductologie est apparue pour ouvrir un nouvel espace là où l’espace institutionnel universitaire dévolu à certaines disciplines était devenu trop étroit. C’est une espèce de colonialisme universitaire. On s’est emparé d’une nouvelle terre pour y installer des appareillages d’exploitation, c’est-à-dire formation d’étudiants, licences, maîtrises, doctorats, revues, subventions, colloques, etc. Il y a là vraiment un effet structurel, c’est-à-dire qu’un certain nombre d’universitaires avaient besoin de créer un nouvel espace, puisqu’il n’y avait plus de place dans celui qui était le leur. En fait, ce qui me dérange c’est que la traductologie passe son temps à se regarder le nombril sans pour autant faire un examen de conscience. Voyez la différence entre les deux attitudes: se regarder le nombril, c’est du narcissisme, mais notre nombril, fût-il extrêmement laid, on peut s’en contenter. On n’ira pas chercher à améliorer les choses; un examen de conscience a pour but d’améliorer les choses. C’est le nombrilisme, c’est du narcissisme pur. L’examen de conscience, c’est de l’introspection.

SB:      Mais cette examen de conscience devrait, à votre avis, nous amener vers quelle attitude et orienter la traductologie vers quelle direction?

AN:     Vers une redéfinition de son rôle en dehors de l’université. Ou l’acceptation qu’il ne s’agit que d’une discipline universitaire—et ça c’est un constat qui ne peut que déplaire à ceux qui ont une conscience. Ou une redéfinition du rôle de la traductologie dans la société, d’une part par rapport à la pratique de traduire et d’autre part par rapport au réel social, car je crois que la traduction a son rôle à jouer. L’accueil d’immigrants ne peut pas se concevoir sans la traduction. Or, on ignore complètement cet aspect-là, on ne se soucie guère du fait que les migrants risquent de ne pas parler la langue du pays d’accueil. Les structures sont tout simplement absentes. Ce que je sais de la Grande-Bretagne et de la France, c’est que dans la majeure partie des cas, il n’y a ni interprètes ni traducteurs dans les centres d’accueil d’immigrants. Je ne parle même pas des demandeurs d’asile, parce que là on frise le scandale absolu. Parce que demander l’asile devrait pouvoir se faire dans toutes les langues par définition, puisqu’on demande l’asile, donc on vient d’ailleurs; or on nous demande, en quelque sorte, de demander l’asile dans la langue du pays d’accueil. C’est-à-dire d’avoir déjà trouvé cet asile, d’avoir trouvé un asile linguistique pour demander l’asile politique. Or, quand on demande l’asile, on n’a pas à attendre de nous que nous ayons déjà l’asile linguistique. Ce serait cette influence sur le réel social. Mais il y a un troisième niveau—et cela est quelque chose qui nous est très chère à vous et à moi—je crois qu’il y a également une responsabilité, ce que vous avez appelé “la responsabilité citoyenne de la traduction”. Il y a une responsabilité politique en effet. Je pense que, justement parce que nous avons travaillé sur l’objet restreint, sur l’usage restreint, et que nous avons étudié comment s’opère la traduction, quand désormais on généralise l’usage, on voit que certaines cultures sont en conflit par défaut de traduction, par exemple la culture palestinienne et la culture israélienne. Je parle de cultures, pas de territoires, parce qu’il me semble qu’il y a un déficit de traduction. C’est un objet très large, ce serait de la traduction au sens généralisé. Mais puisque nous avons compris comment l’objet de la traduction opère dans un niveau restreint, alors pourquoi ne pas aider les cultures en présence qui sont dans une situation conflictuelle à améliorer leurs processus de traduction? Tels seraient donc pour moi les apports d’un examen de conscience; ce serait de voir quel est le rôle de la traduction en dehors du milieu universitaire.

SB:      Vous avez évoqué une sociologie des sciences humaines et, par extension, de la traductologie. Mais pour faire une sociologie de la discipline, il faut pouvoir se regarder soi-même, donc son nombril en quelque sorte. Comment réconciliez-vous cet examen de conscience, ce devoir d’observation de soi avec le narcissisme que vous avez diagnostiqué?

AN:     Les deux vont de pair. C’est le grand acquis de la sociologie contemporaine. Pour observer un objet, que ce soit en sociologie ou en anthropologie, il faut d’abord savoir où on se situe. Pour le sociologue ou pour l’anthropologue moderne, on doit d’abord faire une auto-sociologie ou une auto-anthropologie afin de connaître les catégories de pensées qui sont les siennes, afin de ne pas les projeter sur l’objet qu’il est en train d’étudier. À mon sens, il n’y a pas de contradiction; une sociologie de la traductologie, ce serait réfléchir sur “qu’est-ce que la traductologie en terme sociologique et quels en sont ses agents?” Daniel Siméoni avait commencé à travailler sur les traducteurs. Mais ce qui était à mon sens remarquable chez Siméoni c’est, je crois, l’étape suivante: il aurait en effet commencé à réfléchir sur la sociologie de la traductologie. On a réfléchi sur la sociologie des traducteurs, mais pas sur la sociologie de la traductologie. Or, il me semble que ce serait évident. Et là, la conclusion pourrait être: est-ce une discipline au sens plein ou n’est-ce qu’une discipline universitaire? Il faudrait étudier quelles sont, par exemple, les maisons d’édition qui soutiennent les collections de traductologie. Sont-elles strictement universitaires, est-ce qu’il y en a d’autres? Où paraissent les ouvrages de traductologie? En ce sens, cette sociologie-là passe aussi par l’étude de ce rôle démesuré, par cette hégémonie de la traductologie anglophone. Il y aurait ainsi la nécessité de faire une critique, de voir exactement ce qu’il en est. Quand certains veulent conquérir les territoires asiatiques et créer des institutions de traductologie internationales du côté de l’Asie, etc. C’est en quelle langue que ça se passe? Est-ce que c’est toujours en anglais, par exemple? Quelle est la proportion de parutions en anglais et en langues autres? Il y a cette nécessité d’une sociologie de la traductologie, voire même d’organisation d’états généraux de la traductologie qui devrait se faire internationalement. Je ne vois pas du tout comment ça pourrait être fait; ce doit être d’une complexité folle. Mais pour moi, la nécessité est véritablement de se situer par rapport à la pratique de la traduction et par rapport au réel social. Ce que, à mon sens, la traductologie ne fait pas du tout.

SB:      Vous avez évoqué la crise de la traductologie, par rapport à son objet, par rapport à ceux qu’elle aurait dû servir peut-être. Est-ce que vous pouvez aussi nous parler de la crise que vous voyez également au niveau des sciences humaines et la traductologie en rapport aux sciences humaines plus généralement?

AN:     Ce qu’il y a d’intéressant c’est que la traductologie, justement parce que c’est une jeune discipline (40 ans c’est peu), peut nous servir de point d’observation pour comprendre, ce que de manière générale, on peut nommer la crise des sciences humaines, et plus encore, ce que j’ose appeler, paraphrasant Freud “le malaise dans l’université”. Il y a un malaise dans l’université dans la mesure où les sciences humaines ne servent au mieux que de façade, l’argent c’est du côté des sciences dures, des sciences exactes, du côté de l’informatique, la pharmacologie, la biochimie, etc. Les sciences humaines sont en crise: on a de plus en plus de difficulté à faire financer les recherches. Je sais que c’est le cas au Canada; c’est largement le cas dans les institutions de subventionnement en Grande-Bretagne ou en France. S’il y a de moins en moins d’argent pour les sciences humaines, cela prouve bien que la place des sciences humaines au sein de l’université est discutée. Et pourquoi est-elle discutée? Pourquoi l’université donnerait raison à la dernière ligne de Michel Foucault dans Les mots et les choses: “on peut bien parier que l’homme s’effacerait comme à la limite de la mer un visage de sable”? Actuellement, le visage de l’être humain est en train de s’effacer du milieu universitaire puisque les départements se ferment de plus en plus. Donc il y a une crise et je crois qu’elle est liée à ce lien avec le réel social. Pendant trois siècles (18, 19, 20ème), les sciences humaines avaient une influence sur le réel social, et leur place dans les universités était légitime puisqu’elles permettaient un certain nombre d’observations et de réflexions sur le réel social et la manière dont on pouvait l’influencer. Désormais, on estime que les sciences humaines n’ont plus rien à apporter au réel social. Je crois qu’on a raison de le dire puisque la manière dont les sciences humaines observent le réel social semble obsolète par rapport à ce qu’il est devenu. Par exemple, la communication qui se fait par internet échappe complètement à toutes les grilles de ce que les sciences de la communication ont jusqu’ici mis de l’avant. À mon sens, une nouvelle méthodologie devrait être travaillée par rapport à cet outil de la communication par internet. Je crois qu’il y a déficit; les sciences humaines ne parviennent plus à donner leur avis, ou du moins un avis qui serait respectable, sur le réel. Et en cela, la crise qu’elle traverse au sein de l’université peut s’expliquer. Puisque je place la traduction comme une pratique, et donc réfléchir sur la traduction c’est réfléchir sur une pratique et par là sur un réel social, cela nous permettrait d’observer comment réarticuler ce lien entre l’université et l’influence éventuelle sur le réel social.

SB:      Pour ce qui est de la situation actuelle, est-ce que vous voyez tout de même une tâche spécifique à la traductologie au sein des sciences humaines? Est-ce que vous voyez une dynamique particulière qu’elle pourrait initier pour remettre l’université au sein de la société?

AN:     Je suis très heureux de cette question puisque ma réponse est très précise. La traduction joue un rôle heuristique. C’est incontestable. Vous même, vous faites actuellement une étude sur les lieux discursifs où apparaît la traduction. Alors comment le comprendre? Ce serait à l’ensemble des sciences humaines de travailler de manière transdisciplinaire à comprendre pourquoi la traduction possède cette vertu heuristique actuellement. C’est-à-dire créer de nouvelles structures institutionnelles où psychologie, sociologie, linguistique, philosophie, histoire, voire même géographie, etc. travaillent ensemble à comprendre ce rôle, cette vertu heuristique acquise par la traduction dans les sociétés contemporaines. Ce à quoi je suis très sensible, dans le domaine anglo-saxon, en Grande-Bretagne par exemple, c’est le regroupement autour de l’axe European Studies où les profs sont soit des linguistes, des gens de Cultural Studies, soit des économistes, des politologues, soit des historiens, etc. Ils travaillent tous autour d’un même objet, qui est l’objet “Europe”. Je pense qu’il y aurait là une occasion extraordinaire de prendre place dans le réel; autrement dit, la traduction est là, elle existe dans nos sociétés: qu’est-ce qu’on en fait? Et puis il s’agit aussi de redéfinir les sciences humaines, sans prétendre à ce que ce soit la solution pour sortir de la crise des sciences humaines, mais ce serait une expérience à tenter pour voir comment celles-ci pourraient désormais travailler et légitimer leur rôle. On arriverait peut-être à un découpage qui ne serait plus du tout disciplinaire, à la différence des sciences exactes, quoique même ces dernières maintenant travaillent ensemble. Travailler ensemble pour avoir un nouveau redécoupage du domaine des sciences humaines en fonction de champs du savoir autour de la traduction par exemple. Autour de la migration. Ou encore autour de l’exclusion. Vous voyez, trois exemples, on ne parlerait que de ça, de migration, d’exclusion et de traduction. Si les sciences humaines désormais devaient travailler autour d’objets d’étude et non plus en fonction de disciplines, pour répondre à votre question.

SB:      Pour en venir à la thématique centrale de ce numéro qui est la communication ou la traduction des savoirs, est-ce qu’aujourd’hui—étant donné que nous sommes à l’ère de l’information et que la communication semble être une discipline très prospère qui évolue à grande vitesse dans le champ des sciences humaines et sociales—on peut considérer que la traduction, de ce point de vue-là, gagnerait à jouer un rôle aussi prédominant dans l’internationalisation du savoir, puisqu’aujourd’hui on a l’impression d’être de plus en plus renfermé non seulement dans une langue particulière mais dans une épistémologie très ancrée en Occident? Est-ce qu’il y a aujourd’hui la possibilité de penser, à travers le prisme que vous avez dessiné dans le cadre des sciences humaines et sociales, un rôle particulier de la traduction, de la traductologie pour promouvoir une circulation des savoirs qui soit articulée selon l’heuristique traductive que vous avez décrite?

AN:     Ma réponse est oui, sans hésiter, parce que s’il s’agit d’un savoir monolingue, on prête le flanc à toutes les manipulations et à toutes les constructions hégémoniques. Ce que nous avons compris sur certains procédés traductifs, dans le sens restreint de la traduction, l’appliquer à des procédés beaucoup plus élargis, à savoir le transfert des connaissances. Ou alors, si on est prêt à admettre qu’il y n’aurait qu’une seule langue, en l’occurrence l’anglais, il faut dans ce cas là admettre qu’il n’y ait qu’un seul savoir. Puisqu’un savoir n’existe pas en dehors d’une langue, on le sait. Toute pensée a besoin d’un code pour s’exprimer et toute culture est indissociablement liée au niveau de sa genèse à une langue particulière. Ensuite, une fois que l’engendrement a eu lieu, là il y a la constitution d’un savoir qui, lui, peut circuler, donc qui doit pouvoir être accueilli dans d’autres codes langagiers et culturels. Encore une fois, si la prédominance de l’anglo-saxon ne me fait pas peur en tant que tel, elle me fait peur parce que derrière sa prédominance il y a le modèle du savoir anglo-américain. De manière que si le latin a été la lingua franca, c’est parce que c’était la langue d’une idéologie, celle de la chrétienté qui, à l’époque, était indiscutée Si ça avait été uniquement la langue de l’Empire romain, c’est évident que le latin aurait perdu très rapidement son rôle; le latin a conservé son rôle puisque c’était la langue de la chrétienté et que la chrétienté a été le cadre idéologique de l’Occident jusqu’au 18ème siècle, le seul et peut-être au-delà, malheureusement. Le prestige d’une langue, c’est le prestige de sa culture. Or, si on admet que l’anglo-américain est le seul véhicule langagier, c’est aussi admettre qu’il n’y a qu’une seule forme de savoir. D’autant plus que, vous me posez la question: est-il possible de traduire la connaissance? La définition que je donnerais de la connaissance, c’est sa capacité à être traduite, sinon on est au niveau de l’intuition.

SB:      Mais alors comment est-ce qu’on peut expliquer la fortune de l’expression, le transfert des connaissances par rapport à la traduction des connaissances?

AN:     Précisément parce que le transfert des connaissances me semble être au service d’une pensée qui considère la circulation comme le moyen le plus efficace pour l’hégémonisation d’un espace. On transfère les connaissances comme on transfère les biens, et comme, hélas, on transfère les êtres humains, quand il y a une puissance qui peut opérer ce transfert-là. Alors que la traduction c’est ce qui justement doit prendre en compte les réalités culturelles, humaines, sensibles, historiques, etc. Je crois que le transfert est quelque chose de passif; la traduction est quelque chose d’actif. Un transfert n’a pas besoin d’un agent humain, une traduction a besoin d’un agent humain. Le transfert par exemple du capitalisme actuel ; quand on fait un transfert financier par internet, on peut le faire en une nanoseconde de Tokyo à Berlin, de New York à Londres, etc. On n’a pas besoin d’un agent humain. J’ai presqu’une nostalgie pour l’ancien capitalisme puisqu’on savait au moins où était l’ennemi. Le capitalisme actuel est autotransférable, sans que nous puissions avoir prise sur lui. Alors que la traduction, c’est la résistance. Elle demande un agent humain. Et c’est pour ça que la connaissance pour moi est ce qui se traduit, c’est-à-dire que la connaissance n’existe pas s’il n’y a pas un agent humain qui peut exprimer cette connaissance et en faire un discours partageable. Sinon, encore une fois, on en est au niveau de l’intuition, du sentiment ou de la mystique. Mais si on parle de connaissance, ce qui est connaissable est traduisible. Sinon, ce n’est pas de la connaissance. Dans le connaître, il y a le con-, le cum, ce qui est ensemble; c’est quelque chose qui doit créer un espace pour les être humains. En ce sens, il y a une nécessité d’appliquer à ce qui est l’acte traductif dans son sens restreint à des phénomènes plus généralisés.

SB:      Pour reprendre l’expression d’“intelligence collective” de Pierre Lévy, cela veut-il dire qu’il n’y a pas l’espoir de trouver quelque chose de commun au niveau des connaissances à partir du moment où les points de vue, les négociations sont devenus permanents sur le réel?

AN:     Non, parce que ce serait un enfer. Il n’y aurait plus d’histoire, ce serait la permanence; il y aurait une seule langue, un seul présent éternel. Je crois qu’au contraire ce qui fait l’être humain c’est d’être un sujet historique, variable. La seule nature permanente est la diversité de la nature humaine. Et en ce sens, prendre en compte cette diversité, c’est à chaque fois avoir des regards différents sur le réel. Cette collectivité de l’intelligence ne serait que le partage collectif de la conscience de la diversité, et ainsi la nécessité de la multiplicité des regards sur cette diversité. À mon sens, c’est la seule intelligence collective. On ne l’a pas actuellement parce que certains regards sur le réel veulent s’imposer sur les autres. C’est par exemple la lutte dans le domaine informatique entre les logiciels libres, c’est-à-dire que chacun peut adapter à son propre besoin, et les logiciels commerciaux, où ce sont nos propres besoins qui doivent être adaptés ce que ne peut faire le logiciel. Avec l’informatique, on est en train de simplement reproduire quelque chose qui existe dans l’histoire, c’est-à-dire la lutte entre les rêves d’émancipation collective hégémonique et les rêves d’émancipation qui prennent en compte la diversité de l’humain. Dieu a pu se permettre de s’exprimer dans une langue, mais la Torah a été donnée en 70 langues selon le commentaire juif traditionnel. Ainsi, l’épisode de la tour de Babel n’est pas une malédiction. Vous savez très bien qu’il y a dans l’herméneutique chrétienne une espèce de propension à lire l’histoire du côté de la malédiction: le péché originel, etc. Or dans le judaïsme et l’Islam, il y a au contraire cette propension à dire que chaque évènement est la possibilité d’un nouveau départ. Il n’y a pas une genèse, il y a une genèse permanente, chaque aube est une nouvelle genèse pour chacun d’entre nous, etc. Je crois donc nécessaire de prendre en compte la diversité de l’humain pour la faire dialoguer avec la diversité du réel qui entoure l’humain. À mon avis, c’est cela la rationalité traductionnelle.

SB:      Alexis Nouss, merci.

À propos de l’intervieweur

Salah Basalamah est professeur agrégé à l’école de traduction et d’interprétation de l’Université d’Ottawa. Ses domaines de recherche vont de la philosophie au droit de la traduction en passant, entre autres, par la traduction des textes sacrés, la communication interculturelle, le postcolonialisme, les études culturelles, les études des conflits, et les philosophies sociale et politique. Il est l’auteur d’un récent ouvrage: Le droit de traduire: Une politique culturelle pour la mondialisation (Presses de l’Université d’Ottawa, 2009). Il a également traduit vers le français l’ouvrage de Fred A. Reed: Images brisées, sur l’histoire de l’iconoclasme en Syrie.

Pour citer cette entrevue:

Basalamah, Salah. (2012). Un bilan de 40 ans de traductologie [Entrevue avec Alexis Nouss]. Global Media Journal -- Canadian Edition, 5(1), 29-37.

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