LITTERÆ
Multilingual literary magazine

French

Canadian flag.gif (6554 bytes)

Laurent Grenier*

Morceaux choisis, première partie
(milieu familial)


    J'ai trente-neuf ans dans le rétroviseur. Voilà plus de dix ans que papa est mort. De lui, il ne me reste presque rien de tangible: son visage en photo et un cendrier, dans lequel il éteignait les cigarettes qui l'ont tué. Je contemple cette photo, bien en vue sur une tablette, dans la salle à manger: un sourire gêné, à peine esquissé, et derrière d'épaisses lunettes, un regard interrogateur et embarrassé, qui trahit sa profonde intelligence et sa grande humilité, voire sa timidité. On dirait qu'il s'excuse d'exister et s'étonne qu'on veuille fixer son image sur une pellicule. Il était de ces êtres que l'on complimente toujours en pure perte. Il avait fait le tour de lui-même et en avait recensé toutes les faiblesses. On le sentait honteux, malgré des qualités nombreuses et immenses. Sa culture, sa finesse et sa douceur étaient proverbiales. On appréciait sa conversation. Et pourtant je crois qu'à ses propres yeux il était toujours un peu de trop. Même qu'un jour, en montant dans un autobus, il avait demandé pardon, pardon d'être là, à une espèce de malotru qui lui avait écrasé les orteils en reculant brutalement, sans faire attention. Svelte et leste, il était comme une brise qui aurait eu la délicatesse de remettre à sa place le moindre cheveu déplacé. Il marchait sur la pointe des pieds, il lévitait presque, pour ne pas déranger. Sur le plan personnel, il était discret, secret, jusqu'à l'absence. Sa mort ne fit qu'achever de le réduire à un fantôme.

    "La belle iroquoise". Voilà comment mon père, qui aimait ma mère d'un amour tendre et admiratif, la surnommait. Des cheveux noirs comme jais, une peau cuivrée, même en hiver - quand la foule des visages pâles se fond avec la neige -, et des yeux telles deux pierres précieuses en vitrine, derrière la cornée: rare mélange d'opales, de jades et de topazes. "La lionne". Mon père donnait aussi ce sobriquet à ma mère. Il l'aimait, oui, et beaucoup, mais il la redoutait également, et sa crainte faisait partie de son amour. Il respectait cette femme intelligente et forte, un peu sauvage, qui avait des idées et revendiquait son droit à les penser et à les vivre.

    À neuf ans, tout imprégnée de l'exemple glorieux de ses tantes Amélie et Anna, musiciennes surdouées frisant le génie, et pénétrée du sentiment d'avoir du talent, elle aspirait à devenir pianiste. Elle se plaisait à enjoliver des airs folkloriques avec des accompagnements de son cru. Son frère Maurice la surprit, au milieu de ses dentelles sonores. Plus vieux qu'elle, et brillant de surcroît, il disposait déjà d'une maturité et d'une culture musicales très avancées, qu'elle vénérait. Il fit cette observation, par dédain, sans se douter qu'il
lâchait sur elle une bombe: "Si ça te plaît, ces niaiseries-là, c'est que tu n'es pas musicienne".
    À quatorze ans, elle fit scandale. On la souhaitait docile, résignée à son sort de couventine, dans un monde dominé par l'église et les hommes, qui la destinait à un rôle de soeur, de secrétaire, vieille fille, ou de mère de famille; elle était au contraire révoltée et frondeuse. Une fois, elle retourna à son banc, après la communion, en mâchouillant l'hostie ostensiblement, au grand dam des religieuses qui toutes ce jour-là crurent voir le diable en personne. Elles firent un esclandre et l'évincèrent du couvent, par la première porte. Cela mit un terme à ses études et finit de colmater, dans le mur du mépris et de l'incompréhension, les dernières fissures
de l'espoir. Elle voulut mourir et se jeta dans le Saint-Laurent.
    À mi-chemin, entre le fleuve et la mort, elle revint de sa folie, qui pour un instant, un instant assez long pour commettre une effroyable erreur, l'avait distraite de son instinct. Elle livra au courant, qui l'emportait loin du rivage, loin de la vie, une lutte féroce. Mais le prédateur insensible et infatigable, qui la tenait entre ses vagues, prit finalement le dessus. Ma mère se noyait quand deux canotiers, non loin de là, aperçurent le drame et s'empressèrent de la secourir. Ils la rejoignirent et la saisirent par les cheveux, alors qu'elle commençait à couler, avant de la hisser dans leur embarcation. Elle fut ainsi rescapée et moi comme mon frère conservâmes de justesse le pouvoir de naître. À quinze ans, ma mère qui venait de connaître une faiblesse, au moral, en connut une nouvelle, au physique cette fois. On la crut atteinte d'anémie pernicieuse et lui prescrit un séjour prolongé à la campagne. De famille modeste, à Québec, elle n'eut pas le luxe d'éprouver cette méthode rustique.
    Elle eut toutefois raison de sa maladie, grâce à une excentricité de son invention, qui fut prodigieusement    salutaire, le produit d'une sagesse et d'un courage étonnants. Elle se coucha tout l'hiver dehors sur le balcon, sous la montagne stratifiée de nombreuses couvertures, qui lui laissaient le nez à l'air - lequel, en proie au froid glacial, ne manquait pas de geler. Pour ce douloureux détail, elle n'avait pas eu de nez.
    À seize ans, elle rencontra mon père, de neuf ans son aîné, qui avec un charme fou lui fit perdre la tête, ou plutôt lui rendit sa fantaisie. Autant son milieu l'enchaînait à une réalité contraignante, autant mon père l'en délivrait avec son affabilité, ses dithyrambes, sa faconde, regorgeant d'érudition et d'intelligence, son talent pour la chansonnette et le piano, qu'il jouait à l'oreille, son enjouement et sa drôlerie.

    Mon père l'enivrait, et ses qualités physiques n'y étaient pas pour rien. Bizarrement fagoté, mais toujours élégant, par une sorte de noblesse infuse, il était mince et passablement séduisant. En outre, il avait la souplesse et la rapidité du guépard. Ma mère raconte qu'il pouvait sauter sur une commode à pieds joints. Lorsqu'elle sortait avec lui, au cinéma ou ailleurs, il risquait toujours de rater le tramway qui devait l'amener au travail (à l'Événement Journal, où il occupait un poste de rédacteur). Souvent, il courait après si vite pour le rattraper qu'on ne lui voyait pas les jambes, dit ma mère que l'amour rendait peut-être un tantinet aveugle.

    La jeunesse de mon père fut idyllique. Sa mère le chérissait éperdument. Elle lui donnait raison coûte que coûte et lui épargnait toute besogne, encourageant sa propension à la rêverie idéaliste. Porté aux nues et chouchouté à la maison, il fut aussi la coqueluche de son milieu et passa le reste de sa vie à tenter de
perpétuer cet état de grâce, en y investissant tout son génie. Mais le génie de l'homme souvent ne suffit pas à contrer la rigueur de la condition humaine. La réalité fut pour mon père l'expérience mille fois reprise d'une déception amère, malgré bien des succès et des joies... et de multiples évasions.

    En 1941, il part à la guerre et sert comme correspondant, en Angleterre d'abord, puis en Afrique. Après quelques années de ce service, au cours desquelles il correspond aussi amoureusement avec ma mère, il débarque à Paris et se découvre une dilection pour cette ville, où finalement il s'installe. Il trouve du travail à l'agence France Presse. Ma mère le rejoint et ils se marient, à l'église Saint-Sulpice, le 31 décembre
1946.
    Immédiatement après le départ de mon père pour l'Angleterre, ma mère a dix-neuf ans. De son côté, elle part à Montréal et entre au conservatoire. Elle y étudie le piano pendant deux ans. Mon père est sûrement pour quelque chose dans cette entrée au conservatoire. L'amour qu'il a pour ma mère, voire le culte qu'il lui rend, l'amène à s'aimer davantage, à avoir une foi accrue en elle-même. Peu à peu, elle recommence à croire en son talent de musicienne. Toutefois, elle ne parvient pas à se débarrasser des doutes qui la rongent et résistent en partie aux encouragements, comme des insectes vivaces à un insecticide.
    Au cours d'une audition, devant un examinateur abrupt et hiératique, elle attaque une fugue de Bach, mais au milieu du morceau subit un trac pétrifiant, qui lui fait avorter les dernières mesures. L'examinateur fait "Reprenez". Tout va de mal en pis et finit en catastrophe par une fuite précipitée. À Paris, elle retrouve mon père, qu'elle épouse, et reprend des leçons de piano. La paix est revenue, tel un printemps: la joie réchauffe l'atmosphère et les visages s'épanouissent; des rires ici et là résonnent, comme une volée d'oiseaux chanteurs.
    Les deux années suivantes évoquent le passage, dans un magasin de friandises, de deux enfants gourmands qui ont reçu une allocation. Concerts, pièces de théâtre, boîtes de nuit, restaurants, tout y passe; mes parents se gavent ensemble des agréments parisiens, qui abondent. Ils dépensent sans compter, jouissent de tout, puis sans un sou s'accommodent de rien... sauf une fois, au début de ces deux années de bohème. Ma mère alors vient d'arriver de Montréal et mon père, exalté, l'amène à la Tour d'Argent pour célébrer leurs retrouvailles. Les deux font bombance; ils sortent en goguette et continuent de faire la noce; le vin baisse et les voix montent; francs par-ci, francs par-là, les poches se vident. La pénurie succède à l'extravagance.
    Dans le pétrin, mon père approche un restaurateur et lui raconte son aventure, une éternité d'exil, loin de sa bien-aimée, une éternité glauque à la guerre, puis le retour de son amour, femme soleil aux cheveux de nuit, qui lui redonne son coeur et lui fait perdre la raison, lui fait dilapider son salaire dans une soirée festive, sans penser au lendemain. Il raconte ensuite, au restaurateur, qu'il travaille à l'agence France Presse, qu'il s'appelle Raymond Grenier (papiers à l'appui), qu'il sera payé dans deux semaines et que, si ce bon monsieur consentait à les nourrir, lui et sa fiancée, sa Suzanne, en attendant d'être remboursé, il lui serait infiniment reconnaissant. Le bon monsieur, ému et amusé, accepte, et mon père, brave cigale, fait un pied de nez à La Fontaine.
    Voulu, à la fois tendrement et aveuglément, mon frère apparaît toutefois plus tôt que prévu dans le ventre de ma mère. Le lieu était vacant; l'amour a mis une annonce et la vie promptement a répondu et emménagé. L'occupant est dans son droit; l'affaire est close. Néanmoins, à l'étage au-dessus, boum, boum, boum, sacré tapage, les soirées ne cessent pas d'être dansantes. Mon frère d'abord laisse danser, parce qu'il est conciliant. Puis de temps à autre, parce qu'il a malgré tout la sainteté fragile, il donne quelques légers coups de coude, mais en vain. Et que faire si on n'est pas libre de déménager et que le propriétaire, intraitable,
est responsable du bastringue?
    Avec les mois, mon frère fait peu à peu figure de trouble-fête. Une femme s'exclame, à la vue de maman, passablement grossie par son petit, qui prend tout de même de la place: "Finie la liberté!"
    Mon père quitte France Presse et entre à l'Unesco. Pierre vient au monde le 7 février 1948. Pourquoi mon père voulut-il un enfant... des enfants? Au dire de ma mère, il en voulait une ribambelle. Pourquoi? Au fond, je ne crois pas qu'il avait la vocation paternelle, en dépit de l'amour dont il a témoigné envers mon frère et moi.
Mes doutes tiennent sûrement à ma vision moderne du père, que personnifie mon ami Richard. Son mérite consiste à s'abaisser au niveau de Jean, son bambin, qui n'aspire qu'à une chose, sous une diversité de besoins élémentaires ou puérils: être aimé.
    Richard travaille pour Jean, certes, mais en plus il se livre avec lui à de plaisantes frivolités. Il le berce et le câline, le chatouille et le récrée. Bref, il s'occupe d'un tas de choses adjuvantes, qui renforcent le lien entre soi et son fils. Et quoi de plus important, à tout prendre, que ces riens qui en dehors de la survie engendre le plaisir de vivre, la tendre reconnaissance, la gentillesse, enfin toutes les qualités qui peuvent faire d'un homme un parangon d'humanité?
    Mon père était de la vieille école; il était à l'image de son propre père: pourvoyeur indispensable, éducateur épisodique, quand l'occasion se présentait de faire la leçon, et maître disciplinaire, qui intervenait exceptionnellement, lorsque ma mère était dépassée. Pour ces deux derniers rôles, il mettait en valeur son savoir et son autorité, et tirait de cet exercice un certain orgueil, qui avec sa fierté de pourvoyeur indispensable faisaient tout son bonheur de père. Quant à ma mère, après quelques maladresses de novice, dont elle s'excuse encore, elle passa maître dans l'art de donner le goût de vivre à sa progéniture, à force de soins, de caresses et de jeux.

    J'ai un souvenir exquis, qui me revient souvent à l'esprit et que je savoure chaque fois avec la même délectation: je suis très jeune, couché un soir dans mon lit; je somnole. Le monde s'estompe dans un brouillard de plus en plus dense, qui amortit les bruits, telle une épaisse ouate. Avant que tout s'efface et se taise, maman vient me souhaiter bonne nuit. Elle me susurre "mon trésor", "mon chéri", "mon ange", ou une autre de ses charmantes variations sur le thème du fils bien-aimé, dont mon oreille ne perçoit guère que le souffle
titillant. Je me tortille un peu; je divague. Elle m'enveloppe de ses bras doux et chauds, et me fait des bizous. J'ouvre langoureusement les yeux, à peine, un interstice, juste assez pour l'entrevoir une dernière fois avant de m'endormir, cette force tutélaire qui règne sur ma vie et me donne le courage d'affronter les dragons.

    Je me représente mon frère, quand il était enfant. Ma mère m'en a brossé un portrait, dont je ne retiens que les yeux bleus, immenses, dans un visage de chérubin, aux cheveux blonds et bouclés: à la frontière du réel et du rêve, deux bouts de ciel entre les paupières, où volent des fées et des canards de Barbarie.
Pierre raffole de ces oiseaux, qu'il observe avec envie et ambitionne de rejoindre. Il s'élance à travers champ et s'élève à tire-de-bras jusqu'à ses idoles volantes, avec qui il échange de fraternels couins couins; et quand il revient sur terre, il n'a qu'une idée en tête: "Maman, fais-moi des ailes de tissu". Le soir, il ne se lasse pas des contes fantastiques que ma mère lui lit ou lui invente. "Maman, encore" et le rideau se relève sur les aventures de souris et les coups de baguette magique. Le matin, il répugne à quitter ses draps et son pyjama, et s'abandonne volontiers à des songes qui sans doute s'éterniseraient, n'était ma mère qui gentiment s'efforce de l'intéresser aux choses d'ici-bas, d'abord sans succès. Pierre dit "oui maman", avec complaisance, mais il ne fait rien, absorbé par on ne sait quelle histoire piquante et farfelue qui constitue son
cinémâme. Puis, à force d'insister, de l'aider à sortir du lit et à s'habiller, à force de l'éveiller aux aspects favorables du monde, dont il oublie difficilement les imperfections multiples, ma mère l'arrache peu à peu à sa rêverie.  Très tôt, elle s'est inquiétée de cette tendance à l'évasion, qui lui semblait dépendre d'un esprit extraordinairement fécond, mais surtout d'un rapport ennuyeux ou pénible avec la réalité. Au fond, elle se sentait responsable et prenait d'autant plus son rôle maternel au sérieux que ce rôle, à ses yeux, posait problème.
    Le premier motif d'inquiétude lui vint quand mon frère avait six mois: celui-ci est couché dans un landau, qui comprend une toile de coton, montée sur une armature d'acier. Maman gratte distraitement cette toile, tandis qu'elle bavarde avec une amie, grattement léger, à peine audible, comme un vol de moustique, qui néanmoins perturbe Pierre, autant qu'une charge d'éléphants. Pierre verse une cascade de pleurs dans un tonnerre de cris. Maman est perplexe; elle ne saisit pas le lien entre cette crise de larmes et son mouvement distrait, qu'elle juge anodin. La vérité lui apparaît cependant qu'elle recommence ce mouvement, qui entraîne derechef une crise de larmes. Elle conclut à l'épuisement nerveux de son nourrisson, dont elle estime au demeurant qu'il est hypersensible. Elle met alors en question le mode de vie instable et désordonné auquel papa et elle ont exposé mon frère. Elle mûrit en vitesse et s'irrite de voir mon père persister dans la même voie, fantaisiste et insouciante, mon père qui ne partage pas l'inquiétude de ma mère et ce faisant la redouble. "Ça va se tasser", lui assure-t-il, quand maman trouve au contraire que les problèmes s'empilent et forment une montagne. Ses scrupules maternels bouleversent sa vision de l'existence et de mon père, que ce bouleversement consterne. Ce dont naguère elle se réjouissait, tout comme lui, elle s'en plaint à présent, et dans son humeur échauffée par ses griefs, sa tendresse a fondu. Les voilà seuls ensemble.

    Pendant des années, la situation ne cesse d'empirer et d'exacerber la tension entre mes parents. Papa sent la pression de rivalités mesquines et sournoises à l'Unesco où il travaille: "un panier de crabes!", se récrie-t-il dans un instant d'irritation, devant ma mère que l'insécurité financière déjà tarabuste en considération de Pierre. Car il néglige de payer ses comptes et commet des prodigalités avec ses copains qu'il fréquente d'autant plus souvent et tard que ma mère le boude. À la vérité, il déteste les questions d'argent, qui entravent sa liberté et empoisonnent son mariage. Il donne sa démission et, après avoir signifié au propriétaire de leur logis, à Chatou (une banlieue de Paris), qu'il part avec sa famille pour une durée indéterminée, il achète une guimbarde avec laquelle il emmène maman et Pierre en Espagne. Le voyage ne sera qu'une série de tracas, pléthorique au point de paraître burlesque. Mais ce voyage n'était pas un film
qu'on regarde en riant, avec détachement. Ni mon père ni ma mère, et mon frère pas davantage, ne prirent plaisir aux crevaisons et aux pannes coup sur coup, et au délabrement graduel de la voiture, pétaradant sur des routes peu carrossables.
    Au retour d'Espagne, le logis à Chatou est occupé. À la vue des étrangers dans son ancien chez-soi, Pierre est contristé à l'extrême et totalement désorienté. Il se replie sur lui-même, dans un silence de béton, sans porte et sans fenêtre, habité par un songe morose. Ma mère se fait un sang d'encre et son amour se refroidit d'autant envers mon père, qui répète simplement "ça va se tasser". Tous emménagent non loin de Chatou, à Bougival (autre banlieue de Paris). L'endroit est d'une saleté répugnante et maman se coltine deux semaines de nettoyage. Ça devient correct, sans grand confort. À quatre ans, Pierre persiste à donner des signes de malaise. Un jour de mardi gras, des enfants masqués le précipitent dans un état d'affolement extrême, hystérique. L'entrée à l'école est pour lui une perspective terrifiante devant laquelle il recule de tous ses muscles, avec des tremblements et des lamentations. Ma mère, consciente que Pierre a subi d'innombrables
bouleversements de ses habitudes qui l'ont poussé à bout, s'ingénie à le rasséréner, avec sa présence caressante et ses tendres encouragements.
   

    De son côté, mon père s'est improvisé traducteur technique. Il s'achète une pile de dictionnaires, qui plongerait dans l'ombre la tour de Babel, et à force de débrouillardise et d'opiniâtreté, il parvient à subvenir, bien que modestement, aux besoins de sa famille.
    Printemps 1956: maman participe au renouveau de la fécondité terrestre; elle tombe une seconde fois enceinte. Et moi, qu'elle porte avec de grands ménagements, au contraire de mon frère que sa turbulence avait éprouvé jadis, je n'ai qu'à grossir comme un fruit dans un arbre. Au cours d'une conversation avec son ami Robert Chollet, qui habite un immeuble bâti sous Henri IV, en plein Paris, près du Boulevard Réaumur-Sébastopol, papa apprend qu'un des locataires a trépassé et que l'appartement de celui-ci est
disponible à prix modique. Notre famille échoue dans une studette mansardée, sans commodité, hormis un évier et une cuisinière à gaz, et des chiottes à la turque sur l'étage. On doit se laver au bain public. La concierge est sale et nauséabonde, mariée à un homme dépenaillé, un russe exilé, dépressif et effacé, à peine plus existant qu'une ombre. Régulièrement, le soir, mon père invite à l'appartement son ami François Hertel. Ils devisent pendant des heures dans un latin loufoque et se livrent à de joviales beuveries, souvent jusqu'au petit matin. Ma mère d'abord prend part à ce divertissement avec quelque joie, mêlée de fatigue et d'un sentiment de culpabilité, puis finit par s'en dégoûter. Pierre s'en accommode tant bien que mal.
    5 janvier, 1957: naissance de Laurent, votre obligé, gros poupon, aux joues mafflues et rubicondes, qui enchante ma mère, exténuée, après des heures d'accouchement laborieux. 
    Après ma naissance, les choses s'aggravent davantage et la rupture entre mes parents est imminente.
Papa travaille dur et pourvoit à notre entretien, mais ses dépenses continuent de donner à son portefeuille l'aspect d'un érable au plus fort de l'automne. Maman trouve le présent difficile et l'avenir incertain.
Jour après jour, pour me donner un bain, elle doit gonfler une baignoire pneumatique et la remplir d'eau avec des seaux, puis la vider par le même moyen, une fois les ablutions terminées. Téléphoner et lessiver ne sont pas non plus une sinécure. Avec moi dans un bras et le sac de linge au bout de l'autre, elle descend les six étages de marches entre l'appartement et la rue, puis se rend à pied à la poste et à la laverie, qui est loin, près des halles; elle téléphone et lessive; après quoi elle effectue le même parcours en sens inverse, toujours chargée comme un bourricot. Enfin, maman s'aigrit, cependant que sa vie gravite autour d'un nombre accablant d'anxiétés et de servitudes absurdes. Mon père pourrait l'en affranchir par une rationalisation de son budget et un accroissement du confort familial. Il estime toutefois qu'elle chipote et s'abîme dans un matérialisme outré. Il ne voit pas que les préoccupations matérielles, qu'il a en horreur et qui inspirent à ma mère un long réquisitoire, ne sont pas pour elle une religion, mais qu'elle désire les alléger avec plus de sûreté et d'aisance de manière à s'en libérer, assez pour être capable de suivre sa vocation artistique, en plus de sa vocation maternelle. Aussi explique-t-elle à mon père que ses soucis et ses tâches l'accaparent et l'éloignent de la musique. En vain. Celui-ci croit encore qu'elle dramatise et s'embourgeoise, et pourrait s'arranger pour tout faire. Il offre de lui payer des cours de piano, offre prévenante, mais inadéquate, qui ne suscite pas la gratitude escomptée. 
   

    Aujourd'hui, j'interroge son souvenir pour mieux le comprendre. Il n'est pas là pour se défendre et j'ai à coeur de lui rendre justice. Je crois utile de souligner que mon père était doté d'une intelligence supérieure, d'un sens de l'humour très développé, d'une vaste culture et d'une spiritualité profonde, qui excluait l'esprit de clocher. En lui s'harmonisaient une myriade de points de vue, au nom d'une vision plus large et englobante.
Son univers mental était d'une richesse considérable, dont il reconnaissait avec une surprenante et attendrissante honnêteté la pauvreté relative, en regard du cosmos, infini et divin, qui inclut l'être humain et le dépasse. Selon son jugement, l'esprit avait la prééminence; le corps était un aspect indispensable, mais vulgaire de son être, qu'il consentait à entretenir comme un esclave sert son maître, par contrainte, sans passion et donc sans zèle. Il ne pratiquait aucun sport, sauf la pêche qui était un prétexte à la rêverie: il partait attraper du poisson et revenait avec des idées.
    C'était un homme de raison, studieux et contemplatif, de coeur aussi, un homme doux et tendre, bien que digne et réservé. Il respirait la noblesse, sans affectation ou coquetterie, avec beaucoup de simplicité. Néanmoins, un léger débordement, d'une subtilité exquise, trahissait chez lui, en des instants privilégiés, un élan de dandysme. Au total, le côté matériel de la vie ne l'intéressait pas personnellement, sinon en tant que moyen de subsistance et de travail intellectuel... mais aussi, il est vrai, en tant que source de plaisir, quand la cigarette le sollicitait, à savoir presque toujours, et à des moments de poussée gastronomique ou lascive. De ma mère il disait, l'oeil vaguement égrillard, qu'elle était "la plus belle femme du monde".
    Il faut ajouter qu'avec ses amis, dont il s'entourait pour discuter et rigoler, il succombait volontiers à la tentation d'un bon vin ou d'une bonne bière, qui à l'époque parisienne le rendait loquace et hilare. Il se moquait du luxe. À la maison, occupé généralement à lire un livre ou un journal, ou à traduire un texte, il se
contentait d'une chaise et d'une table. Souvent une radio complétait ce décor ascétique et créait un bruit de fond qui le mettait à l'aise, tant il était habitué à réfléchir au milieu de journalistes, qui débattent des questions et mitraillent des pages blanches avec des machines à écrire. Reste qu'il inclinait à la dépense, d'une façon imprévoyante, dans la même proportion qu'il aimait bien manger et boire un coup en agréable compagnie. Il attendait de ma mère qu'elle lui pardonne ses folies, eu égard au nécessaire qu'il procurait à sa
famille, à force d'un travail, disons plutôt d'une corvée (la traduction technique ne l'enthousiasmait pas), qu'il accomplissait dignement. Mais ce nécessaire, pour maman, était une misère et le pardon lui venait aussi difficilement que le calme, face à l'avenir. Dans ces conditions, elle ne pouvait s'épanouir sur le plan maternel, et cela d'autant plus qu'elle se sentait trop fatiguée et angoissée pour se réaliser sur le plan pianistique.
Enfin, malgré les lumières de son esprit, il manquait à mon père un élément capital pour voir clair dans la réalité de ma mère: l'expérience des responsabilités domestiques et de la sensibilité maternelle.

    Après une période de désaccord et de ressentiment, ma mère s'insurge. Elle menace de rompre et de repartir au Canada, pour retrouver les siens, avec Pierre, qui a neuf ans, et moi, qui a six mois. Elle accuse mon père d'irréalisme et celui-ci, ulcéré, commet cette phrase qui achève de la courroucer: "Entre la culture française et le frigidaire, tu choisis le frigidaire".
    Peu de temps après, elle plie bagage et va avec ses enfants habiter chez ses parents, à Québec. La rupture est consommée; papa est démoralisé.

    Pendant un mois, mes parents, séparés par l'Atlantique, correspondent assidûment et tentent de se réconcilier, tentative chargée de douceur et d'amertume, et ponctuée de foudres. Papa souhaite demeurer en France, dans ce pays qui l'a adopté et qu'il appellerait volontiers sa mère patrie, ce pays à l'architecture et à la culture sublimes, dont il se délecte. Maman qui trouve dans ses proches une source de soutien et dans sa
contrée d'origine, au niveau de vie supérieur, une source d'espoir, refuse de retourner à Paris. Papa finalement s'engage à rejoindre sa famille au Canada et à poursuivre de son mieux auprès d'elle son rôle de mari et de père.
    Août 1957: il arrive à Montréal où sa soeur Colette le loge, en attendant qu'il puisse se fixer ailleurs avec sa femme et ses fils. En septembre, il déniche un emploi au journal La Presse. Nous emménageons rue Musset, dans Snowdon (un quartier de Montréal). Un an plus tard, dans la même ville et pour trois ans, nous nous installons dans un nouvel appartement, assez spacieux, rue Sherbrooke, près de la bibliothèque publique et face au parc Lafontaine.  Entre mes parents, la situation est ce qu'elle restera jusqu'à la mort de mon père: l'union de deux solitudes, captives de leur amour réciproque, que de rudes sacrifices ont usé jusqu'à la corde, et de leur sens de la famille. Deux solitudes malheureuses, dans une regrettable mesure.
    Québécois de souche, mon père au Québec était néanmoins un exilé. Il pleurait la coupure entre lui et la France, comme on s'appuie tristement contre le chicot d'un arbre, rompu par une tempête à la hauteur du tronc et dont naguère on appréciait la ramure, à l'ombre délectable. Il portait en outre un second chagrin, un poids sur la poitrine qui gênait sa respiration et l'affaiblissait, plus encore que les cigarettes, qu'il fumait sans discontinuer. Maman ne l'aimait pas comme il eut voulu être aimé, comme sa propre mère l'aimait, sans restriction et avec une tendresse infinie, sa mère qui ne lui reprochait rien et ne l'eut jamais laissé. Avec le départ de maman, un rêve s'achève, qui depuis des années se dégradait à force de frictions, mais à ce moment
critique tombe en ruine. Papa, tels ces Crésus qui ont perdu leur fortune, à la Bourse ou ailleurs, se résigne alors à vivre dans ce réduit, qui le déprime: le réel.

    À Paris, il buvait au début pour délier son esprit, au cours de débats érudits et badins, et vers la fin un peu aussi pour oublier. À Montréal, cette dernière pente s'accentue. Maman a des attentes et des doutes qui la rendent plutôt tendue et réservée. Les années parisiennes la hantent et elle constate que mon père, malgré sa bonne volonté, appelle souvent un luxe ce qu'elle nomme le nécessaire. Elle réalise qu'il est davantage à ses finances, mais encore prodigue, un fêtard noctambule et insouciant du lendemain, en maintes occasions. Il
semble toujours inapte à saisir pleinement le sens de ses fatigues et de ses inquiétudes, incapable donc de l'aider vraiment à s'épanouir. Papa, qui a l'impression d'avoir soulevé des montagnes pour elle, sent cette tension et cette réserve, et conçoit son impuissance à la satisfaire, à gagner sa tendresse. Le réel, pire qu'un réduit, devient un taudis, et sa désillusion atteint un paroxysme.
    Dès lors, l'alcool est une sirène, au chant irrésistible, et nul équipage n'a attaché mon père, qui va dans les  tavernes et revient tard le soir, avec sur son visage, dans sa démarche et ses paroles, la marque de ses naufrages. Il s'aliène ma mère, encore plus qu'auparavant, et sa douleur culmine, au-delà des premiers sommets. Néanmoins, dans cette histoire sombre, il y a de la lumière, la nuit n'est pas totale, bien au contraire. Mon père conserve sa dignité de chef familial, et avec elle sa dignité de journaliste, admiré dans son milieu et par ses lecteurs, très recherché et très lu.

    Deux exemples me viennent à l'esprit:
- 1964: Expérience du Nouveau Journal, lancé par Jean-Louis Gagnon, directeur de la Presse qui abandonne ce poste et emmène avec lui bon nombre de journalistes, dont papa. Expérience qui fait fiasco un an et demi plus tard, à cause d'une administration dissipatrice et en dépit d'un niveau exceptionnel de qualité journalistique. La Presse, dépitée, ne reprend aucun de ses anciens employés, sauf mon père.

-1967: Celui-ci couvre l'Expo et rédige un ouvrage sur le sujet, pour lequel le maire Drapeau lui adjuge un prix d'excellence, un magnifique buste inuit. Aussi loin que je regarde en arrière, je ne me souviens d'avoir connu aucun vrai dénuement, sous l'égide de mon père. L'existence était modeste et angoissante, il est vrai; nous craignions souvent pour sa vie et la nôtre, lorsqu'il conduisait en état d'ébriété ou s'assoupissait, tard le soir dans la salle à manger, avec une bière et une cigarette allumée; mais jamais, au grand jamais, a-t-il dévié du chemin qui le ramenait à nous, le ciel aidant. Avec lui, toujours, nous avons eu un toit et de la nourriture,
et quelques agréments au surplus. Pas une fois a-t-il lésiné sur l'éducation, son cheval de bataille. Mon frère et moi avons fréquenté les meilleures écoles, les privées qui étaient très onéreuses.
    N'empêche qu'à ses côtés ma mère n'a pas eu la vie rose; elle l'a eue plutôt noire, disons-le, malgré ses efforts pour la rehausser avec les couleurs de la joie de vivre. Mille fois morte de peur, de frustration et de lassitude, enfin de tous ces sentiments rongeurs qui vous abattent comme un arbre, elle ressuscitait infailliblement, faisait figure de sauveur. Elle s'obstinait dans la sollicitude, à l'égard de ses enfants,
s'occupait sans relâche de leur bonheur: leur salut terrestre, et cela avec une chaleur qui ferait fondre un iceberg. Elle s'acquittait également de ses devoirs envers mon père, sans passion mais avec gentillesse... et des âpretés qu'elle regrette encore aujourd'hui. (A suivre)


    *Laurent Grenier: né à Paris (France), le 5 janvier 1957, de parents québécois. Il vit à Ottawa depuis 1972. En 1974, il se brise la nuque dans un accident de plongeon. Il est alors frappé de paralysie, incurablement. Dans le malheur, il se découvre une vocation de poète. Il écrit, dans son recueil de poèmes LA PAGE TOURNÉE: "Ma vie en trop de ce temps sulfurique servi au compte-gouttes, chronologie de la douleur", "Le sang circule dans mes chaînes", "Chercher, chercher une bonne fois pour toutes à me reposer, me reposer, c'est tout, d'un de ces sommeils profonds que l'on enterre", "Il nous reste peut-être, après toutes les raisons d'en finir, un instinct de poésie".
    Mais ce poète vient à remettre en question sa démarche poétique. Il se découvre, cette fois, une vocation de penseur. Il écrit, dans son recueil de pensées FLEURS D'ENCRE: "Un inadapté peut être un artiste qui est passé maître dans l'art de fantasmer et de gémir, mais il demeure un malade qui devrait avant tout cultiver l'art de vivre. Ainsi il guérirait de son inadaptation. Que deviendrait alors son talent artistique? Il s'épanouirait enfin dans le réalisme et la joie!", "Gloire à l'être humain et à son créateur! Nous pouvons transmuer les maux en bonheur; nous sommes capables de ce grand oeuvre. L'esprit: pierre philosophale pour une alchimie de l'âme.", "Vivons, bon sang! de tout notre coeur. Nous mourrons bien assez vite.", "Si nos efforts ont assez de poids pour faire pencher un peu la balance humaine vers la sagesse et le bonheur, notre vie a un sens et vaut la peine d'être vécue."

HOME       French      SERVICES