LITTERAE
Multilingual literary magazine
La Sorciere
Il était une fois près de la petite cité de Jonquière, au royaume du
Saguenay, un vieil homme qui habitait seul dans une maison en pierre des champs. Une belle
galerie couverte faisait presque le tour de l'édifice, arrêtée seulement par la cuisine
été qui faisait saillie vers le nord. Le toit, bien charpenté et percé de jolies lucarnes,
était recouvert de bardeaux qui changeaient de couleur selon les saisons : brun en été,
blanc en hiver. Deux cheminées massives s'élevaient aux extrémités de l'habitation.
Plus loin, un appentis frêle et léger protégeait les cordes de bois. Le vaste terrain
était ombragé par des peupliers et bordé d'une rangée de petits cèdres qui servaient
de clôture. On entrait dans ce domaine à travers une porte cochère que défendait un
chien, qu'on ne voyait pas, mais dont on entendait à toute heure du jour les aboiements
terribles.Cette grande demeure était habitée par un vieux monsieur au dos voûté qui
s'appelait Grégoire Tremblay. À Jonquière cependant, où l'on voyait parfois passer son
ombre tordue les jours de marché, on l'avait surnommé Quinze-cennes Tremblay, parce
qu'il était près de ses sous : c'était un avare plus avaricieux encore que Séraphin
!Son vice ne connaissait pas de limites. Par exemple, il avait cessé de parler le jour
où il avait entendu que le silence est d'or et que la parole est d'argent. À l'église,
lorsque l'on passait le panier d'osier pour les offrandes, il faisait semblant de mettre
une piastre mais, en fait, il en dérobait deux. Charité bien ordonnée commence par soi-même
pensait-il pour se justifier.Il avait ruiné par des
intérêts gigantesques toutes les familles qui exploitaient ses terres, si bien que ces
terrains, désormais abandonnés, retournaient en friche.Notre avare vivait en marge du
monde et cachait ses richesses au fond de sa masure. Quand quelqu'un s'approchait de chez
lui, il détachait son chien qui courait en jappant après l'infortuné voyageur. Lorsque
cet animal mourut, après bien des années d'aboiements et de mollets martyrisés,
Quinze-cennes Tremblay fut triste. N'allez pas croire qu'il avait du chagrin ! C'est qu'il
fallait acheter un autre chien et cela représentait une dépense ! Il essaya d'amortir
les frais en faisant un bonnet avec la peau du chien, mais le bonnet ressemblait plutôt
à un misérable ours en peluche. Il voulut ensuite vendre la viande à deux Attikameks
qui passaient par là, en affirmant, mi-sérieux mi-goguenard, que c'était du castor. En
vain. Il décida donc de faire le chien lui-même. Quand un étranger arrivait, il se
cachait dans un bosquet et se mettait à aboyer. Les soirs de pleine lune, il hurlait
comme un loup. Enfin, il laissait des saletés sur le chemin pour faire croire que la
bête vivait toujours. La terreur fut grande, car les hurlements mêlaient voix humaine et
cris animaux. On parla donc de l'existence d'un loup-garou.Vous comprenez bien que plus
personne n'osa emprunter le chemin conduisant chez Quinze-cennes Tremblay. Après
plusieurs années, cette route, lentement, fut recouverte par des talles de bleuets
sauvages pour disparaître enfin complètement des regards et du souvenir des hommes.De
nombreux hivers passèrent. Combien exactement, on l'ignore. Mais il en passa tant que les
petits arbres pas plus grands que des brins d'herbe devinrent assez grands pour que les
enfants y construisent des cabanes.Un soir d'hiver, le jeune professeur Elzéar Ouellet
qui, enfant, avait construit des cabanes dans ces arbres-là, se prépara pour partir de
Jonquière afin de rentrer à Hébertville, rejoindre sa famille. C'était la veille de
Noël, et ses bagages étaient gonflés de cadeaux. Mais quel voyage ce devait être ! Il
faisait un temps à ne pas mettre un chien dehors ! Il y avait un vent à écorner les
boeufs.- Apparence qu'il y aura une tempête, dit un curé à Elzéar.- Beau dommage,
monsieur le curé ! Mon cheval en a vu d'autres !Il s'installa dans sa carriole et partit
aussitôt. Bientôt il fut recouvert de neige et, après quelques miles, il ne vit plus
rien. Il dut se rendre à l'évidence : la tempête était bien prise, la nuit se
confondait avec la forêt et les rafales de neige l'étouffaient. Beau dommage,
monsieur le curé ! pensa-t-il tristement, et il regretta sa forfanterie.Ne
pouvant continuer en carriole, il décida de mettre ses raquettes, de prendre son sac et
de chercher quelque retraite de chasseur qui aurait pu lui offrir un abri pour la nuit. Il
cherchait et il cherchait ! Toujours en vain ! Désormais, il était perdu : il s'était
écarté définitivement. Dans la panique, il entendit japper derrière lui. Un chien
semblait le poursuivre. Seul dans la tourmente, ainsi égaré, un chien aux trousses, le
pauvre Elzéar était bien mal amanché. Mais c'est bien connu, quand le bon Dieu ferme
une porte, il ouvre une fenêtre. Et Elzéar fut heureux d'apercevoir soudain, au loin, la
lueur d'une petite lumière qui filtrait à travers les carreaux d'une fenêtre. Quelle
chance !- Une maison ! Je suis sauvé !Elzéar se mit à courir de toutes ses forces.
Derrière lui, les aboiements du chien se faisaient plus forts, plus distincts. La peur le
transporta, et Elzéar courut encore plus vite puis, après être passé sous une porte
cochère, il se trouva devant une vieille maison en pierre des champs. Il gravit
l'escalier de la galerie et arriva devant une grande porte. Il tira la sonnière.- Vite !
Vite ! Ouvrez-moi ! Je vous en prie ! Je suis dans le besoin ! Au secours !Il y eut des
pas lents dans la maison, des bruits de chaînes et, enfin, lorsque l'on eut tiré la
chevillette et que la bobinette eut cherré (ce qui sembla une éternité à notre jeune
ami !) la lourde porte s'ouvrit.- Soyez le bienvenu, dit à Elzéar, d'une voix profonde
comme une caverne, un vieillard décrépi et mal rasé, au teint hâve et aux yeux
noirs.Elzéar ne se fit pas prier, surtout que le chien aboyait encore derrière lui.-
Merci monsieur ! Que je vous donne la main !Elzéar enleva l'une de ses mitaines et, bien
qu'il eût lui-même la main gelée, celle du vieillard la glaça davantage. Vivement, il
la retira de celle du vieux monsieur. Il jeta alors un coup d'oeil surpris à la
maison.L'intérieur était riche et accueillant. Un beau plancher verni tout en érable,
des murs recouverts de cèdre (ce qui conférait à la demeure un exquis parfum), une
grande table en chêne, des chaises aux motifs floraux sculptés, un vaisselier teint avec
du sang de taureau, plusieurs coffres recouverts de métal aux décorations imprimées.
Dans l'âtre un bon feu s'agitait. Partout, des panaches orignaux
rappelaient des automnes aux chasses généreuses. Une superbe horloge comtoise marquait
la paix des heures passagères. L'horloge sonna douze fois.- Minuit, dit sourdement
l'hôte d'Elzéar.- Pardonnez-moi de survenir à cette heure, répliqua le voyageur tout
enneigé. Joyeux Noël quand même, mon bon monsieur !- Il est minuit, murmura le
vieillard.Dans l'émotion, Elzéar avait plutôt considéré la demeure qu'il n'avait
toisé le vieux. Comme il était pâle ! Comme il était maigre ! Comme sa voix était
grave ! Dans son oeil brillait une lueur étrange. Et que dire de ses vêtements tout en
guenilles ! Le vieil homme était habillé comme la chienne-à-Jacques !- C'est un bel
adon qui vous porte jusqu'ici, ricana malicieusement le vieux, j'allais justement me
mettre à table...Elzéar enleva donc son capot, car on ne mange pas avec ses vêtements
d'hiver : cela réchauffe la bière. Sur la table se trouvait un splendide couvert qu'il
n'avait pas remarqué au début. Il alla s'asseoir au bout de la table. Le vieux, lui, se
rendit lentement à l'autre extrémité. Quand le vieillard marchait, on n'entendait pas
craquer le plancher de bois. Étrange... Un magnifique bouquet de fleurs rehaussait les
dessins délicats de la porcelaine de Chine. Un candélabre en fer forgé lançait dans
l'air mille illuminations.Elzéar avait grand'faim et il se jeta à coups de cuillerées
gigantesques dans la soupe-aux-gourganes . Comme il était safre, il en mangea tant et
tant qu'il crut vider la soupière, mais elle ne se vidait jamais. Étrange...Ensuite, il
trouva sur la table des cretons, de la tourtière et de la tarte-au-sucre. Alors qu'il
terminait une pointe de tarte, il observa autre chose qui lui parut singulier. Comment le
vieux faisait-il pour lui présenter des plats qui n'étaient plus de saison ? Il y avait
belle lurette que le temps des gourganes et des sucres était passé ! Les fleurs, d'où
venaient-elles donc ? Et le vieux lui-même ne semblait pas avoir mangé...
Étrange...L'horloge sonna soudain douze coups.- Il est minuit, soupira le vieil homme.-
Encore ! Ah ça ! mon maître, mais il est donc toujours minuit chez vous ?Le vieux alors
se dressa sur son séant, ou plutôt il s'éleva dans l'air léger. Il devint encore plus
blanc qu'il ne l'était, puis il se mit à flotter comme un nuage. Elzéar sentit que son
coeur allait s'arrêter. Ce vieillard à la main si froide, au teint si pâle, à l'oeil
si noir.. oui c'était un fantôme ! Le jeune homme s'agrippa à sa chaise. Il aperçut
alors que la flamme des chandelles du candélabre n'était pas ordinaire ; chaque petite
flamme était en fait un feu follet qui s'agitait joyeusement, et le feu qui dansait dans
l'âtre brûlait de lui-même, sans l'aide de bois ou de charbon !Elzéar voulut hurler et
se sauver à grandes enjambées mais, inexplicablement, il ne pouvait ni crier ni courir :
il se trouvait comme paralysé de peur et de stupéfaction. Quelle est cette
sorcellerie ? pensa Elzéar qui se voyait défaillir.- Mon jeune ami, dit
alors le vieux fantôme, je suis Grégoire Quinze-cennes Tremblay. Il y a des lustres que j'attends qu'un voyageur
égaré, qu'un survenant, passe par ici la nuit de Noël. Jadis, par une nuit semblable à
celle-ci, un jeune homme qui s'était perdu en forêt parvint à ma maison. Il frappa pour
que je lui ouvre. Je l'entends encore :- Ouvrez monsieur Tremblay, ouvrez-moi, il fait
froid et je vais mourir si vous ne me faites point entrer ! Il est de tradition de
toujours accueillir avec joie le survenant ! Au secours, j'ai tant froid ! Mais mon coeur,
à force de vouloir des pierreries, était devenu lui-même comme de pierre. Je craignais
que ce ne fût là quelque ruse pour voler mes trésors et vider mes coffres précieux !
Or, dans le coffre de l'avare, dort le diable... il est dans le coin de chaque pièce
d'argent et je l'ignorais ! C'est lui qui pousse l'avaricieux à accumuler avec sueur ce
dont il devra tôt ou tard se départir avec des larmes ! C'est lui encore, je le sais
maintenant, qui m'empêcha d'ouvrir la porte. Tandis que le pauvre garçon frappait et
frappait, moi je mangeais comme un glouton, et je m'enivrais ! Il frappait encore lorsque
je décidai d'aller au lit pour m'endormir sur mon matelas bourré de billets. Il mourait
lentement de froid tandis que moi, je réchauffais mon âme à la pensée de mes
richesses.Le fantôme trembla un peu, car les fantômes, on s'en doute, sont légèrement
vêtus. Après avoir toussé, le fantôme de l'avare reprit :- Je fus si vil, que Dieu,
tout encoléré, me fit mourir le lendemain. Voici comment : j'avais caché une pièce
d'or dans une cruche de whisky. Mais, lorsque je voulus boire un coup, j'oubliai ma
précaution et je m'étouffai avec l'écu. Je devins tout bleu et mon coeur cessa alors de
battre. J'ai été condamné à la fantômerie, à errer dans cette maison, dans l'attente
qu'un autre survenant soit porté par le destin jusqu'ici la nuit de Noël. Toutefois, un
démon, en aboyant, effrayait les voyageurs qui n'osaient venir se réfugier chez moi. Je
vous remercie. Grâce à vous j'ai pu, en vous accueillant avec âme bonté, sauver mon
àme de la damnation éternelle. Il ne faut jamais oublier de bien recevoir celui qui
survient à l'improviste ! Adieu.Le fantôme disparut et Elzéar entendit un hurlement
semblable à celui d'un loup : c'était le diable enragé d'avoir perdu une âme pour son
enfer. Le hurlement fit sur Elzéar une impression aussi forte que le fantôme si bien
que, à bout de nerfs, le jeune homme s'évanouit.Elzéar fut tiré de son évanouissement
par un rayon de soleil matinal qui lui réchauffait le nez.Dans la maison, il ne restait
rien du faste de la veille : tout était délabré et en ruine ! Par la porte lézardée
entrait un vent qui sifflait bruyamment. Sur le parquet abîmé par les intempéries - car
le toit laissait entrevoir le ciel - s'était formé un tapis de givre. Les murs étaient
fissurés, les pierres des cheminées avaient été fendues par la rigueur du
climat.Elzéar se leva, engourdi de sommeil et de froid, puis il fit quelques pas dans la
pièce.- Comme tout est désolant !En effet, les meubles étaient vermoulus, pourris
même. Sur la table, il y avait les restes d'un grand repas putréfiés depuis longtemps.
La vaisselle était toute cassée et la soupière ne contenait que le cadavre d'un gros
crapaud congelé. Un pot de fleurs, vide et solitaire, semblait avoir perdu le souvenir
des lilas et des marguerites. Des panaches d'orignaux servaient de plaisants refuges aux
écureuils endormis. Un candélabre avait l'allure d'une main griffue et glacée. Partout,
dispersés çà et là, des coffres vides, cassés, éventrés. Le jeune homme songea alors
à son aventure de la veille : la tempête, l'aboiement d'un chien, sa course
désespérée vers une maison puis... N'était-ce qu'un rêve ? Le repas somptueux,
l'accueil du vieillard... le fantôme...! Et cette maison abandonnée ! Avait-il rêvé ?
Elzéar était-il entré ici pour tomber, vanné de fatigue, sur le parquet abîmé ?-
Quelle histoire à raconter à mes parents ! s'exclama Elzéar en quittant la maison dans
l'espoir de retrouver son cheval, sa carriole et ses précieux cadeaux de Noël.Il sortit
donc et n'avait fait que quelques pas dans la neige molle, lorsqu'il entendit un bruit qui
le fit tressaillir.Il s'élança vers la maison, gravit l'escalier pourri, entra dans la
pièce et courut vers la cheminée. Son sang soudain ne fit qu'un tour et il comprit alors
d'où provenait ce bruit : c'était la vieille horloge comtoise qui sonnait encore les
douze coups de minuit... La Corriveau.
La Corriveau était une sorcière. Elle avait le pouvoir d'embraser le
coeur d'un homme plus facilement que ne brûle une branche d'épinette. C'est pourquoi
elle se maria sept fois. Il faut dire qu'elle était belle comme une forêt d'automne, que
ses baisers étaient sucrés, que sa peau était fraîche comme la brunante. Ses charmes
venaient comme à la rescousse de ses sortilèges.C'est dans le petit village de
Saint-Vallier, où elle habitait, le long du Chemin du Roy, que la Corriveau exerçait,
dans le plus grand secret, l'art d'évoquer les morts et celui d'apprivoiser les
créatures infernales. Vouloir savoir pourquoi elle préférait le diable au bon Dieu,
c'est un peu comme vouloir découvrir pourquoi la nature, pourtant si belle et magnifique,
garde en son sein certaines fleurs fort jolies mais dont un pétale, une épine, un grain
de pollen même peuvent empoisonner celui qui s'en approche. Il en est ainsi et c'est
tout.L'année de son premier mariage, en 1749, et presque jusqu'à sa mort, on appelait la
Corriveau par son prénom : Marie-Josephte. C'était une jeune fille en fleur comme on en
trouve dans les romans et les chansons d'amour : d'une simplicité touchante et fantasque
à la fois. Elle était l'orgueil de son vieux père, veuf depuis longtemps, une bonne
pièce d'homme, à qui le grand âge avait donné une fine couronne de cheveux blancs.
Avec la religion, ce qu'il aimait le plus, c'était sa fille. Habile menuisier, comme
saint Joseph, son patron, il avait fabriqué les meubles de sa fille, bâti sa maison en
forte charpente de chêne. Il avait enfin construit par avance le berceau qui devait
accueillir son petit-fils, l'héritier de son nom et de son patrimoine. Imaginez donc sa
fierté le jour des premières noces ! Imaginez surtout la stupeur des convives, lorsque
de la lourde cloche de fonte de l'église résonna un glas triste et lugubre...-
Ce n'est qu'un tour que nous joue le vent, dit en riant le vieux père aux gens du
village. Allons, la ripaille nous attend, mes amis !- Que la fête commence ! s'exclama un
cousin indifférent au fâcheux présage.- Un épithalame ! Un épithalame ! Un
épithalame ! hurla une tante tout endimanchée.Les divertissements furent excessifs,
fidèles en cela à la tradition. On dansa des gigues, des voleuses, des foins ! Tout le
monde se régalait du plaisir de la fête. Le vieux père, les yeux humides, regardait
comme envoûté sa belle Marie-Josephte - mais nul n'avait remarqué que, durant toute la
célébration, elle n'avait jamais souri...Quelques années passèrent. Le vieux père
s'attristait qu'aucun enfant ne vînt animer la maison de sa fille. Ce n'est pas ordinaire, pensait-il, les mariages canadiens sont si
prolifiques ! Les Bilodeau qui, pourtant, se sont mariés après ma fille, ont déjà cinq
enfants ! Devrai-je mourir sans descendance, sans pouvoir serrer contre mon coeur un
petit-fils ? Et il soupirait fort, et il sanglotait...Dans
la maison de Marie-Josephte pourtant, tout semblait normal. Son mari ne la trouvait pas
souriante, certes, mais quand on aime, on oublie tout !Cependant une nuit, un samedi soir,
le mari s'aperçut que sa femme sortait en douce de la chambre. Où va-t-elle donc ? pensa-t-il, je vais la suivre.
À pas feutrés, il s'insinua derrière elle. Quelle ne fut donc pas sa
surprise quand, arrivé au bord du Saint-Laurent, il vit sa femme survoler les eaux pour
rejoindre une troupe de diablotins et de sorciers qui faisaient un sabbat infernal sur
l'île d'Orléans, en face ! Il poussa un cri ! La femme
l'entendit. Défigurée par la colère - elle avait perdu son visage angélique pour
prendre celui d'une vilaine sorcière -, elle prononça une formule magique. Le mari se
sentit alors attiré malgré lui vers les eaux du grand fleuve. Une force terrible
l'attirait au fond. Il voulut appeler à l'aide, mais il n'y eut rapidement que quelques
bulles à la surface de l'eau pour troubler la paix de la nuit. Au loin, en silence, la
fête des démons se poursuivit.Le lendemain, on trouva un noyé sur les battures.
C'était le mari de Marie-Josephte.À Saint-Vallier, on pleura le jeune noyé et l'on
plaignit la jeune veuve. Or, comme rien n'est éternel, ni le bonheur ni le chagrin,
après quelque temps, un prétendant demanda la main de la Corriveau qui, selon l'usage,
après avoir pris conseil auprès de son vieux père, accepta la proposition de
mariage.Une autre belle fête. Moins joyeuse que la première, mais agréable tout de
même. Elle ne fut troublée que par le glas qui sonna sourdement quand le marié
prononça le oui fatidique.Sept
mois plus tard, Marie-Josephte fit appeler le docteur Brassard, un chauve à lunettes,
médecin de la seigneurie, car son mari était au plus mal. Sur le corps de l'infortuné
s'étendait comme une lèpre ou, plutôt, des écailles vertes et gluantes. Le docteur
frémit. Il n'avait jamais vu ça ! Il lui administra des remèdes divers, puis avoua à
Marie-Josephte que la seule chose vraiment utile à administrer à son mari était les
derniers sacrements. Quand le prêtre se présenta, le pauvre homme voulut comme dire
quelque chose, mais Marie-Josephte l'empêcha de parler.- Taisez-vous, mon mari !
Économisez vos forces pour le grand voyage qui vous attend !Après bien des soubresauts,
le malade mourut six heures, six minutes et six secondes plus tard, sans avoir pu parler,
mais en pointant toujours du doigt sa femme qui le regardait avec des yeux
moqueurs.Marie-Josephte se maria encore cinq fois, et cinq fois encore on entendit le
glas. Le troisième mari fut trouvé étouffé sous des balles de foin, le quatrième mari
disparut mystérieusement, le cinquième fit une étrange indigestion, le sixième mourut
dans son sommeil.Puis vint le septième et dernier mari. Il s'appelait Louis Dodier.
Celui-là, on le découvrit dans l'étable, presque sous le cheval de trait, le crâne
défoncé par ce qui semblait être le fer de l'animal. On fit alors une enquête, et l'on
découvrit que Dodier avait été frappé à la tête par une fourche, encore
ensanglantée, qui se trouvait non loin de l'écurie.On suspecta bien sûr Marie-Josephte.
Les autorités du village firent la suggestion d'exhumer le corps de son sixième mari,
celui qui avait trépassé durant son sommeil, afin d'avoir le coeur net sur ce décès.
Le fossoyeur s'exécuta. Quelle ne fut pas l'horreur de toute la petite communauté
lorsque l'on découvrit, prisonnier dans le canal auditif du crâne, un petit morceau de
métal ! C'était du plomb fondu que la Corriveau avait versé dans l'oreille de ce pauvre
mari qui, comme les autres, avait percé ses activités de sorcellerie ! Le plomb brûlant
n'avait laissé aucune trace. Il avait coulé doucement dans l'oreille jusqu'au cerveau
qu'il avait consumé.On déterra les autres maris. Le cimetière de Saint-Vallier était
jonché d'os et de restes humains que les rigueurs hivernales avaient protégés de la
complète putréfaction. De nouvelles circonstances s'accumulèrent pour accuser la femme
scélérate et prouver que ces veuvages n'étaient pas l'effet d'une fatalité. La
malemort avait été le destin des maris de Marie-Josephte, que le peuple appela
désormais la Corriveau.On
l'emprisonna. Elle fut conduite à Québec pour être jugée et pendue. Mais le vieux
père de la Corriveau n'arrivait pas à se résigner à la perspective que l'on exécutât
sa fille. Il se regarda dans le miroir, vit des rides profondes, aperçut sa tiare de
cheveux blancs, considéra ses forces amenuisées et réalisa que sa mort devait être
proche. Il eut donc l'idée de s'accuser à la place de sa fille. Ainsi, durant le procès
intenté à la Corriveau, tandis que l'avocat de la Couronne prononçait une éloquente
philippique, le vieillard se leva et dit d'une voix chevrotante :- Arrêtez le procès !
J'avoue ! C'est moi qui ai assassiné les maris de ma fille !On comprendra la
consternation de la foule, l'étonnement du juge et des greffiers ! L'avocat s'étouffa et
en perdit sa perruque! La Corriveau sourit pour la première fois peut-être de toute sa
vie, mais ne daigna pas regarder son père, ni lui témoigner, pour ce sacrifice, pitié
ou reconnaissance.On jeta le père en prison après l'avoir sur-le-champ condamné à
mort. La veille de l'exécution toutefois, un jésuite, le père Clapion, vint confesser
le vieillard, qui lui avoua (comme il le devait faire dans une confession) qu'il s'était
dévoué pour sa fille. Le religieux lui expliqua que son grand âge, que la vérité, que
le salut de son âme ne pouvaient laisser qu'une meurtrière reste impunie, même s'il
s'agissait de sa fille. Le vieux consentit alors, au prix de son absolution, à révéler
la vérité. La justice conduisit donc au gibet Marie-Josephte, la Corriveau, meurtrière de ses sept maris. Elle
fut pendue à Québec, rue Saint-Stanislas, et son corps, supplicié, fut mis dans une
cage de fer que l'on accrocha à un arbre, à la croisée de quatre chemins, près de la
pointe de Lévis.
L'affreuse cage de fer resta suspendue longtemps en grinçant terriblement à cause de son crochet rouillé.
Les oiseaux de proie allaient bécoter la sinistre dépouille à l'aube et au crépuscule.
Le peuple eut peur de fréquenter ce lieu sinistre et il le devait pourtant, car quatre
chemins y passaient ! Des histoires terrifiantes se propagèrent alors dans le pays où,
le jour, la cage de la Corriveau étendait son ombre accompagnée des grincements du
crochet.On avait remarqué que, sous le gibet, l'herbe était, en permanence, brûlée
jusqu'à la racine. Certains assuraient que, la nuit tombée, la Corriveau descendait de
sa cage et pourchassait les voyageurs attardés. D'autres soutenaient qu'elle pénétrait
la nuit dans les cimetières et que, vampire bardé de fer, elle s'abreuvait du sang des
morts nouvellement ensevelis. Les curés disaient quant à eux que les âmes des
chrétiens morts sans extrême-onction lui revenaient de droit. Des individus dignes de
foi racontaient qu'ils avaient aperçu de grandes ombres obscures autour de la cage de fer
qui murmuraient quelque chose à l'oreille de la Corriveau : c'était des loups-garous qui
lui faisaient la cour ! Enfin, le samedi soir, comme cela était son habitude avant qu'on
ne l'exécutât, dans un cliquetis de fer et de ferraille, la Corriveau se rendait à
l'île d'Orléans pour faire le sabbat des sorcières. Elle regagnait sa place au point du
jour.Cela ne pouvait durer toujours. Un matin, les paysans qui se rendaient à Québec
pour vendre leurs légumes constatèrent la disparition de la cage... et de son contenu.
C'était le diable, suggérait-on, qui avait emporté avec lui la Corriveau pour la
marier, sans doute, à l'un de ses cousins démons. Plusieurs
assurent que l'on voit encore de nos jours la Corriveau traverser le ciel (le samedi,
quand il fait nuit noire) à califourchon sur sa cage, juste au-dessus des têtes des
grands bouleaux et que... Mais c'est là une autre histoire qu'il faut raconter quand,
dans les cieux mitigés de l'hiver, brillent doucement les aurores boréales. Jean-Yves Conrad. «Pour moi, Paris a été l'idolâtrie. Mais je m'en suis lassé parce que
je vieillis et la ville aussi. C'est une ville triste. Elle est abîmée.
(...) Elle s'est changée en un enfer ou en un cauchemar que je ne
peux abandonner. Je ne pourrais vivre autre part», racontait en 1985
Emil Cioran, qui aima autant la capitale française que cette langue dans
laquelle il se coula dès 1947 en écrivant le Précis de décomposition,
fasciné et un peu écoeuré par «ces mots pensés et repensés, affinés,
subtils jusqu'à l'inexistence, effrayants de précision». Les lieux trop
souvent oubliés de cette mémoire roumaine de Paris ont été recensés par
Jean-Yves Conrad qui, en bon ingénieur, a l'esprit méthodique. Son guide,
aussi érudit que précis, devrait faire des émules pour d'autres émigrations.
Après ces promenades en compagnie de Ionesco, Cioran, Mircea Eliade, George
Enesco, Elvire Popesco et de tant d'autres il n'est plus possible de
regarder la capitale française de la même manière. C'est par exemple une
Roumaine qui protège Paris... Au Panthéon, dans sa grande fresque de sainte
Geneviève «veillant sur la ville endormie avec sa pieuse sollicitude»,
le peintre Puvis de Chavanne donna à la sainte patronne de la capitale
les traits de sa muse et épouse, la belle Marie Cantacuzène. S'il y a
relativement peu de Roumains dans la toponymie des rues et des places
parisiennes, leurs traces sont partout. Sur la rive gauche bien sûr, au
Quartier latin ou à Montparnasse, où vécurent nombre de peintres et
d'intellectuels d'origine roumaine, mais aussi dans les beaux quartiers de
la rive droite où tenait salon la poétesse Anna de Brancovan devenue par
mariage comtesse de Noailles. Mais, dans ces itinéraires roumains, on
traverse le pont Mirabeau d'où se jeta dans la Seine, en mai 1970, Paul
Celan, rescapé de la Shoah, Roumain vivant à Paris depuis 1948 et qui fut le
plus grand poète de la langue allemande de la seconde moitié du XXe siècle.
Chez Oxus, dans la même collection, viennent d'être aussi publiés un essai
sur la vie et l'oeuvre de Cioran (1), une mono graphie sur Mircea Eliade
(2), une biographie du grand peintre surréaliste Victor Brauner (3) et une
autre de Gherassim Luca (4), poète et grand exploseur de mots. Beaucoup des Roumains de Paris étaient des juifs qui fuyaient un
antisémitisme devenu de plus en plus virulent en Roumanie au cours des
années 30 ou la prise en main du pays par les Soviétiques après 1945. Une
fois installés à Paris, souvent ils changèrent de nom comme Paul Celan (Paul
Antschel), Tristan Tzara, dont le son signifie à peu près en roumain «triste
dans le pays» (Simon Rosenstock), Benjamin Fondane (Benjamin Wechsler) et
Gherassim Luca (Zolman Locker). «Le changement ou le choix du nom
acquièrent dans le cas de ces écrivains juifs quelques nuances
supplémentaires dans le sens d'une profession de foi ou tout simplement
d'une déclaration d'appartenance ou aussi bien de non-appartenance»,
remarque Petre Raileanu dans son livre sur Gherassim Luca. S'installer dans
une nouvelle vie et une nouvelle langue à quarante ans n'est pas simple. Il
y eut désormais pour eux Paris et seulement Paris, la ville de tous les
exilés.
Roumanie, capitale... Paris.
Guide des promenades insolites sur les traces des Roumains célèbres de Paris
Oxus 415 pp., 23€.
Beaucoup
d'entre eux gisent pour l'éternité en terre parisienne. Il y a là les
dépouilles de Tristan Tzara, d' Eugène Ionesco et d'Emil Cioran, celles du
sculpteur Constantin Brancusi, des peintres Victor Brauner et Jacques Hérold,
du photographe Brassaï... Le cimetière du Montparnasse est l'un des coeurs
du «Bucarest-sur-Seine» qui connut son apogée dans la première moitié du
siècle dernier quand de nombreux intellectuels roumains choisirent la
capitale française pour y vivre et y créer. Il y eut aussi un Paris des
Russes, des Polonais, tant d'autres firent le même choix, Italiens,
Américains, etc. Le Paris des Roumains n'en fut pas moins l'un des plus
foisonnants, nourri par la passion vouée depuis le milieu du XIXe siècle par
les élites moldo-valaques pour la grande soeur latine, qui, sous Napoléon
III, avait aidé à la renaissance de la nation. Dans les villes comme dans
les campagnes du pays roumain, Paris reste, depuis lors, la capitale de la
pensée et de la création artistique, où chacun rêve un jour de se rendre.
(1) «Cioran», par Simona Modreanu.
(2) «Mircea Eliade», par Eugen Simion.
(3) «Victor Brauner», par Sarane Alexdrian.
(4) «Gherassim Luca», par Petre Raileanu.
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